« Consentir à la prosopopée » : l’art du double discours selon quelques humanistes de la Renaissance
Entre rhétorique & sémiotique : choisir la fictio personae
1Cette thèse de doctorat seiziémiste rédigée avec clarté et rigoureusement organisée se situe dans le champ d’une sémiotique de la littérature. Elle a pour horizon le rapport de l’auteur au lecteur, tous deux confrontés à l’opacité du langage et du sujet — opacité assumée et exploitée de manière réflexive et productive par les agents du pacte de lecture examiné. La prosopopée ou fictio personae, figure de rhétorique très vaste dans l’extension que lui donne Blandine Perona, sert de pivot à l’étude d’une sémiotique textuelle propre à plusieurs écrivains humanistes usant de masques ou personnages discoureurs, personae multiples en rapport variable avec leur propre figure d’auteur, dans un jeu de proximité-distance à évaluer. Le dédoublement énonciatif interroge. Que signifie, pour l’auteur comme pour le lecteur, « consentir à la prosopopée » ?
2La problématique d’ensemble s’inscrit dans le grand débat sur la nature et les fonctions de la fiction et son corollaire immédiat qu’est l’interprétation, dans le contexte de l’interrogation de l’humanisme chrétien sur le langage humain. L’étude stylistique contextualisée de la prosopopée à partir des réflexions érasmiennes sur la parole adaptée permet d’aborder les grandes questions méta-littéraires : justification(s) de la fiction, fonctionnement(s) de l’énonciation, présence et intention de l’auteur, et rôle du lecteur. Le travail est tributaire de critiques s’étant intéressés à la pensée du signe, tels Barbarin Cassin, André Tournon ou Marie-Luce Demonet, alors que d’autres comme Charles Guérin ont récemment contribué au débat sur la notion de persona. On aurait attendu aussi Guillaume Navaud, Nicolas le Cadet et mon propre livre sur l’ethos poétique (pour le dire ouvertement), quoique la relative concomitance d’élaboration excuse ces lacunes bibliographiques.
3Le corpus comprend : l’Éloge de la Folie d’Érasme, Le Tiers Livre de François Rabelais, le Débat de Folie et d’Amour de Louise Labé ainsi que ses élégies et le massif d’hommages publié en clôture des Euvres, « Que philosopher c'est apprendre à mourir » et « De l’expérience », « De la gloire », « Du démentir », et « De la praesomption » de Montaigne, et enfin Le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville.
4L’introduction générale est dense et très éclairante. Elle formule une méthodologie nette, déployée par la suite dans des explications de texte minutieuses démontrant la formation stylistique pointue de l’auteur. Cette introduction résume les définitions et enjeux évolutifs de la prosopopée comme figure, des rhéteurs grecs jusqu’à Érasme, en passant par Quintilien, Lucien et la Seconde Sophistique. Elle présente parallèlement le réseau des notions connexes plus tard convoqué dans l’analyse des textes. L’importance des exercices rhétoriques comme les progymnasta est par ailleurs soulignée. La relative fluidité des notions ressort. La distinction entre ethos et persona demeure à cet égard assez instable. Au terme de la section confrontant prosopopée, emphasis et ironie comme indices d’un surplus ou décalage dans la signification, Perona rappelle la conception dialogique ou polyphonique de la langue que suppose l’usage conscient de tels procédés rhétoriques :
Ces figures révèlent les virtualités polysémiques de la langue. On est alors à rebours d’une conception « monologique » ou « sérieuse » du mot et de la langue, où toute expression est nécessairement directe, où le mot est strictement dénotatif. (p. 30‑31)
Érasme, Rabelais & Labé, ou le jeu de l’auteur masqué
5Les deux premières parties confrontent respectivement Rabelais puis Labé à la réflexion érasmienne sur la persona et le discours adapté, dépendant du decorum au sens large. La pensée et la pratique d’Érasme sur la parole et ses effets constituent la pierre de touche de l’étude. Le paratexte du corpus théologique érasmien esquisse une réflexion sur l’efficacité de l’expression et de la réception, associés à une mise en scène du discours. Les textes plus philosophiques tels le De Lingua ou De duplici copia renforcent l’attention portée à la lecture et la « bonne foi » nécessaire (p. 50), compliquée par notre condition post-lapsaire. La bonne foi est garante d’un échange selon la charité, idéalement apte à convertir l’auditeur ou le lecteur. Cet idéal n’empêche pas Érasme de pratiquer l’ironie, entre autres effets de distanciation. L’influence de la poétique lucianesque vient ensuite aider à « réconcilier fiction et vérité » (p. 75). Une analyse du dialogue dit Ciceronianus retient le degré de présence de l’auteur dans son discours pour objet central ; elle conclut que la construction ou reconstruction de la figure vivante de l’auteur correspond précisément à la définition de la persona (p. 91). Le lecteur attentif au decorum et aux effets d’ironie et de polyphonie est à même d’évaluer la distance entre l’auteur et ses personnages et par là même de rencontrer la personne et son intention à travers les personae.
6Dans Le Tiers Livre de Rabelais, « la forte présence de la prosopopée dit l’opacité de l’homme à lui-même » (p. 100) par le truchement de Panurge. Le Prologue du roman serait « lieu du “consentement” à la prosopopée » (p. 102, p. 105) car il met en scène le rapport de confiance entre auteur et lecteur, pacte de bonne volonté qui n’exclut pas la fiction et l’illusion, au contraire, puisqu’elles sont constitutives de la nature humaine. Le roman exploite ainsi le rapport étymologique et moral entre prosopopée et déguisement, plaisir et arbitraire, abondance et éthique. Aucun style, aucun signe n’échappe à l’équivoque, y compris les gestes, signes silencieux qui n’en sont pas moins artificiels. Reste à s’amuser du bavardage humain et de l’arbitraire du signe et à cheminer plaisamment et conjointement (et interminablement — sans abîme tragique pour autant) vers le sens, dans la bonne volonté nécessaire pour s’entendre. La dernière prosopopée du Tiers Livre, sur le pantagruélion, sert de (trop) brève analyse conclusive. Entre déclamation, énigme et ekphrasis, cet ultime exemple de mystification « parle en effet du langage et de ses vertus démiurgiques » (p. 122) à travers la notion générative de plasma et la parabole du semeur. Rabelais invite son lecteur à reconnaître les vertus de l’illusion verbale, à bien connaître et se connaître pour ne pas (mal) juger de l’autre.
7Les Euvres deLouise Labé, recueil aux multiples prosopopées, interrogent la limite de la « réflexivité rhétorique de la fictio personae » (p. 132), ce qui fait l’objet d’une deuxième partie. Le Débat de Folie et d’Amour se lie davantage au dialogue lucianesque et l’éthopée au monologue élégiaque. La fragmentation du recueil est rattachée de manière convaincante à une intention poétique :
La brièveté et la diversité des parties en prose comme en vers font aussi considérer les Euvres comme des exercices de style élevés au rang d’œuvre d’art : l’œuvre labéenne renvoie constamment à elle-même et l’exercice d’écriture est sans cesse pensé et exhibé. (p. 155)
8Sur le plan intertextuel, le Cratyle finit par l’emporter sur le commentaire ficinien du Banquet. Car le Débat nous invite à faire l’épreuve des mots : « La sophistication de la prosopopée est une invitation à toujours contourner les mots pour contempler les choses » (p. 165). Les éthopées des élégies inspirées des Héroïdes d’Ovide — qui auraient pu être rapprochées des élégies de Marot — font également l’objet d’analyses intertextuelles. La Sémiramis inspirée du De mulieris illustribus de Boccace sert en cela une réhabilitation des héroïnes. Et Ulysse s’oppose à cette communauté d’amoureuses abandonnées en tant qu’amant cruel démythifié, sirène masculine discréditée. Le rapport entre fiction et poésie, à travers l’enargeia notamment, fait l’objet de la section sur le plaidoyer d’Apollon, qui détache un schème d’authenticité, entre mythe distancié (rapport à l’épique) et vécu transfiguré (rapport au lyrique). L’appel à l’empathie jusqu’à l’acceptation du cri aboutit paradoxalement dans le bouquet d’hommages masculin final à une dépossession de la persona si finement construite. La sophistication et le caractère transgressif des Euvres sont en effet ignorés par ces éloges conclusifs sourds à l’ironie et à la complexité énonciative déployés.
9Cette partie sur les pièces les moins étudiées des Euvres est sans doute la plus réussie, d’autant plus qu’elle expose comme marginale la question de la personne biographique de l’auteur : la persona qui s’impose est bien tout ce qui se donne à lire à la postérité, et elle se définit comme transgressive, qu’elle soit voix féminine ou non sur le plan extra-textuel.
Montaigne & Verville ou la connivence suscitée, à défaut de la vérité
10« Montaigne cherche lui aussi à s’affranchir de l’artifice de la langue en détournant des voix » (p. 203). Le rapport au nominalisme théologique sert de point de départ original, quoiqu’imparfaitement convaincant, à la lecture des quelques grandes prosopopées de Montaigne, traducteur de la Théologie naturelle de Sebond. Bl. Perona offre une synthèse précieuse de l’œuvre du théologien, qui insiste sur l’écart entre l’homme et Dieu, les mots et les choses : par réaction, « Les Essais sont une tentative qui vise à diminuer l’arbitraire du nom et du renom » (p. 213). Divers passages activent des tensions autour de la vacuité du nom, la vanité humaine et la construction d’une persona d’auteur à partir de ce nominalisme repensé au bénéfice de la connaissance de l’homme. La lecture des Essais comme « immense prosopopée » pourrait s’appliquer à bien des œuvres à la première personne, aussi Bl. Perona développe-t-elle le rapport à la parole mensongère dans « De la gloire » et « Du démentir ». « Les vertus de la médiatisation de l’énonciation » (p. 225) font de l’épître (modèle cicéronien) et de la prosopopée des révélateurs de contradiction, le chapitre « De la gloire » redessinant par exemple le visage de Cicéron.
11La notion polysémique de consistance fait concurrence à la notion plus conventionnelle de « constance ». Selon les Essais,épaisseur et poids de l’être et du langage seraient plus efficacement recherchés à travers la contradiction, l’ignorance, la fragilité et la médiatisation assumée. Une référence à Jean Starobinski serait la bienvenue ici, alors que le lien au pyrrhonisme est évoqué. La réflexion en acte sur le nom et le renom dans « Du démentir » vient clore cette partie en « affin[ant] la définition initiale de la constance-consistance. Il s’agit moins d’agir selon la morale que selon son tempérament ». La question du decorum dans « De la praesumption » est en dernier lieu traitée du point de vue du rapport au lecteur, appelé à suivre dans l’essai le flux de paroles hétérogènes pour « le retrouver dans les autres » (p. 243). L’ample prosopopée de Nature à la fin de « Que philosopher c’est apprendre à mourir » s’énonce entre adhésion et distance, puisque la volupté sert à démystifier la philosophie tout en redéfinissant la vertu. Si la figure de Nature se rapproche et de Raison et de la mort dans son indifférence, que faire pour que la parole porte ? Les Lettres à Lucilius de Sénèque servent davantage de guide vers la bonne entente, fruit d’une parole authentique apte à compenser la parole vide qui nous est échue. L’adresse amicale (confiance et confidence liées) fournit une solution à l’angoisse de la mort. La prosopopée de l’esprit dans « De l’expérience » offre un exemple de glissement subtil et de « distanciation amusée » (p. 288) qui n’oppose pas in fine la voix de l’imagination et celle de l’esprit, la forme naturelle et la forme artificielle. Fidèle et à la persona socratique créée et à son naturel, sans être dupe ni trompeur quant aux vertus de l’écriture, Montaigne se compose pour jouer un rôle plus comique que tragique (p. 286‑291).
12Au total, cette étude sur Montaigne rend bien compte du paradoxe d’une distanciation engagée qui caractérise fondamentalement la posture des Essais, dont la polyphonie orchestrée nous amène à « penser en termes de fidélité, d’affinité et de coïncidence » (p. 295).
13Que reste-t-il de la persona auctoriale dans la polyphonie symposiarque du Moyen de parvenir de Béroaldede Verville? Le brouillage énonciatif entre texte et paratexte signerait un « recours généralisé à la prosopopée » (p. 303). Dès l’anti-prologue, l’insistance sur l’illusion verbale et la réflexivité s’accentuent par rapport à Rabelais et la convivialité fictionnelle qu’il suscite. En-deçà ou au-delà de la recherche de la vérité qui occupe le dialogue philosophique parodié, une conception ludique et charitable de la lecture est préservée. La jouissance apparaît comme fruit d’un savoir vivant et propice au vivre ensemble. C'est la Bonne Intention (personnage central du banquet) à retrouver qui conditionne la bonne entente, encore une fois, le consensus charitable à forger (p. 317-318). La parodie de discours ésotériques, l’alchimie surtout, refuse à la parole humaine tout accès à une vérité ontologique. Une logologie optimiste prime : « le langage peut inventer un monde à vivre. Il faut avoir l’audace que l’illusion devienne du possible » (p. 322). L’analyse de détail se concentre sur le conte de Marciole et le signalement d’une intention cachée par l’usage du bas corporel notamment. La parabole du Semeur est transposée vers le bas via l’anecdote des paroles tombées, herbes et pets compris. Tous les écueils de la parole et de l’interprétation sont explorés, entre plaisir de s’entendre et déroute du sens (Marciole et La Roche). Au total, « argent et plaisir deviennent des paradigmes pour dire la jouissance d’une parole bien entendue, s’ils ne sont pas simplement les deux choses vicariantes d’un dialogue réussi, et par conséquent, jubilatoire » (p. 330). La nomination détournée mais efficace du sexe féminin (« cela ») puis le coq à l’âne, moutonnement digressif du dialogue pratiqué dans le récit de Multon sont successivement analysés. Le jeu sur le signifiant illustre ce qu’entend l’œuvre par « l’intelligence des écritures », expression récurrente (p. 343). Posture sceptique, hiérarchies sapées, vanité et monde renversé font que « Le Moyen de parvenir assume l’imperfection pour en jouir » (p. 347). Il faut faire le choix de la connivence à défaut de communion possible. L’« intelligence des écritures » réside ici-bas dans la parole vive et la possibilité d’une « entente à demi-mot » (p. 349).
14La structure renversée et cyclique elle-même exhibe enfin le mensonge, dont on peut rire si l’on s’entend à demi-mot, sous les signes charnels de l’argent et du plaisir, tristes leurres certes, mais figures d’un plaisir verbal partagé. Bonne intention et charité résonnent in fine dans l’expression paulinienne « abonder dans son sens » (quisque abundat in suo sensu, p. 365). Aucun secret alchimique en effet. La solution est de se libérer des leurres par le rire, dans l’esprit rabelaisien. Verville fait cependant une confiance immense au lecteur, invité à jouer à cache-cache à naviguer dans ce monde mensonger et à lire du bon biais comme dans une anamorphose (p. 369.
La fides partagée
15Point d’arrivée subjectif : il s’agirait en définitive de « la liberté de s’inventer », pour l’auteur comme pour le lecteur, au gré d’une « parle contournée et efficace » et partant transformatrice. Le langage humain est plurivoque, opaque, figuré. La prosopopée « donne corps à cette opacité », pour peu que la parole s’anime et que l’auteur donne des signes de sa présence. Si l’on ne saurait atteindre à la vérité, on peut tout au moins inventer du sens et partager du plaisir. La persona qui s’expose comme produit de la fiction gagne paradoxalement en authenticité, surtout dans le rapport dégagé. « C'est fondamentalement la fides qui fait que l’on passe de l’art à la nature, de la persona à la personne. La fides est promesse et engagement de l’auteur d’être fidèle à ce qu’il écrit ; la fides est confiance que lecteur donne à l’auteur, le crédit qu’il accorde à cet engagement » (p. 381-382). À nous lecteurs de nous approprier (en bonne foi) les meilleures personae rencontrées.
16La méthode suivie est très cohérente. Le métalangage linguistique et sémiotique domine : non coïncidence du discours à lui-même, polyphonie, degré d’adhésion et de distance énonciative… Peut-être cet outillage est-il destiné à mal vieillir ; il montre en tout cas depuis un siècle sa validité. Quelques fautes de frappe subsistent, inévitables en cette ère de désertion éditoriale. Quelques remarques sur la parole dissidente et cryptique, dimension négligée à dessein du fait de la perspective interne adoptée, auraient donné plus d’ampleur au propos ; l’efficacité du double langage et de la parole ironique ou allusive s’associe à l’époque à des cibles et circonstances pragmatiques et des enjeux concrets. Toute contextualisation n’est cependant pas absente, l’auteur relayant une vision du monde évangélique, à divers degrés d’adhésion entre Érasme et Montaigne. Une sensibilité chrétienne transparaît d’ailleurs de productive dans les analyses présentées, attentives à la foi des croyants inquiets étudiés.
17Au total, outre sa portée synthétique très instructive, Prosopopée et persona nous livre des explications de texte minutieuses et parfois brillantes. La prosopopée comme entrée dans le fonctionnement de la fiction parait un choix méthodique viable quoique parfois poussé aux limites de l’extension de la notion : c’est une figure en vertu de laquelle – thèse humaniste s’il en est dans sa formulation paradoxale — le masque dissimule et révèle à la fois. Le considérer et le soulever sciemment ne peut qu’enseigner à mieux voir, et se voir. La magie de la lecture se joue ainsi dans l’intersubjectif, entre intention de l’auteur et attention du lecteur.