La poésie est-elle nécessairement illisible ?
1La poésie n’est pas le genre le plus populaire de la littérature contemporaine. Elle n’est pas, du reste, seulement boudée par un « public » sceptique face à des expérimentations dont il ne comprend pas les enjeux, et perdant patience face à des textes dont la signification semble ne pas finir de se refuser à lui ; les études littéraires elles-mêmes semblent la dédaigner au profit du roman. Pourtant, à bien y regarder, ce ne sont pas les œuvres de qualité qui manquent. Il est vrai que leur lecture est ardue, qu’elles ne se donnent qu’au prix d’un très long effort (lorsqu’elles se donnent), effort qui peut paraître d’autant plus décourageant qu’il est souvent difficile de décrire avec précision ce qu’on en a retiré en termes de sens. Face à un état de fait aussi contraire aux lois élémentaires de la rationalité économique, nombreux sont ceux parmi les lecteurs et les critiques qu’un rapide calcul des coûts et des avantages conduit vers des genres moins hostiles.
2On peut, sans doute, déplorer cette impopularité de la poésie, la regretter ou la justifier en appelant au « peuple qui manque » ; mais d’abord, sans doute, il faut l’expliquer. Non en l’attribuant à des contingences sociologiques ou historiques, mais en la rapportant à la difficulté réelle que pose le poème contemporain à la lecture. Pour ce faire, on doit, au moins dans un premier temps, considérer la possibilité que cette obscurité soit programmée par le genre, et que le grand public soit à dessein écarté de sa réception. Comme l’écrit Jean-Claude Pinson, la poésie moderne « semble vouloir tenir à distance le profane1. » Une telle thèse, en elle-même, n’est pas un point d’arrivée ; c’est même, d’une certaine façon, un point de départ, dans la mesure où il semble évident que le poème contemporain est, d’emblée, d’abord, inassimilable avec les pratiques courantes de la lecture : « illisible ». Il faut donc aller plus loin que ce qui n’est finalement qu’un constat, et se demander : pourquoi le texte poétique programme-t-il l’impossibilité de sa réception ?
3Un principe de charité (stipulant qu’on ne peut a priori attribuer notre incompréhension d’un comportement à son hypothétique irrationalité) demande ici de ne répondre à cette question ni avec le ressentiment du profane écarté par le texte, ni avec la compassion révoltée du sociologue (selon qui l’effort de la poésie s’épuiserait dans la distinction sociale qu’elle opère), mais, bien plutôt, de se demander qu’elle est la rationalité à l’œuvre. Une telle question, qui relève de la rhétorique (entendue comme l’étude de la manière dont un texte programme ses effets), peut se reformuler ainsi : que cherche, par le moyen d’une telle obscurité disqualifiante, à faire le texte ? Pourquoi se programme-t-il une réception impossible ? Pour nous guider dans l’élaboration d’une réponse à cette question, nous avons la chance de disposer de deux ouvrages théoriques récemment publiés. Tous deux écrits par des poètes, ils annoncent, dès leur titre, un engagement programmatique : dans Pour en finir avec la poésie dite minimaliste, Jan Baetens met en évidence la manière dont huit auteurs de la nouvelle génération (ayant commencé à publier dans les années 1990 ou 2000) renouvellent la compréhension du fonctionnement du poème et de ses effets – en s’écartant notamment de l’hermétisme, jugé infécond, d’une certaine poésie grammaticale. Dans Contre un Boileau, Philippe Beck, l’un des auteurs d’ailleurs étudiés par Baetens, propose « un art poétique » (c’est le sous-titre) qui, entre autres choses dans un ensemble très riche, thématise certains tenants et aboutissants de la rhétorique du poème – et nous invite à en problématiser d’autres.
Minimalisme & minimalisme
4Avant de consacrer à chacun des huit poètes une étude propre, Baetens ouvre son livre par un article consacré à la génération précédente des poètes « dits » minimalistes. En regard de cette déconstruction augurale, chacun des articles qui suivent apparaît comme un plaidoyer pour la poésie nouvelle – une poésie « authentiquement » minimaliste, qui aurait véritablement un pouvoir sur autrui et sur le monde, et enfin débarrassée de son hermétisme stérile et hautain.
Le minimalisme rhétorique
5L’article qui ouvre le livre de Baetens est nettement offensif. Il s’agit pour lui de déconstruire les prétentions de la poésie grammaticale de la génération précédente. Une poésie d’après lui snob, obscure, illisible, qui s’attribue indûment le titre de « minimalisme ». La remise en cause de cette prétention donne lieu à une discussion sur la rhétorique du poème, entendue comme l’art d’en maximiser les effets. En fait, l’étude de Baetens concerne deux fois la rhétorique : une première fois au sens où il s’agit de sonder la validité des signes extérieurs qu’affiche fièrement le poème « dit minimaliste », une seconde fois dans la mesure où il s’agit de réfléchir à la production d’effets par un poème qui le fût véritablement. Pour le dire autrement, le minimalisme est à la fois le nom d’un certain fonctionnement rhétorique du poème (ce qu’il fait, l’effet qu’il a), et celui d’une rhétorique du fonctionnement (ce qu’il veut faire croire qu’il fait, l’effet qu’il veut donner). En ce sens, d’après Baetens, si le poème minimaliste essaie de faire des effets, le poème « dit » minimaliste essaie de faire minimaliste. On le comprend, l’auteur ne s’en prend donc pas au minimalisme comme fonctionnement rhétorique, mais seulement comme rhétorique du fonctionnement : car « en soi, une manière d’écrire sobre, sans graisse, fonctionnelle, directe et une poésie type less is more ont des mérites incontestables » (p. 7).
6Afin de montrer comment la poésie qui se prétend pourtant telle, « n’est ni vraiment intéressante, ni vraiment minimaliste » (p. 8‑9), il en revient au concept de minimalisme tel qu’il est transversal à tous les arts : il s’agit d’« une tentative de réduction systématique d’une pratique […] à ses composantes ultimes et essentielles » (p. 9). En poésie, il semble que ce courant soit représenté par Anne‑Marie Albiach, Jean Daive ou Claude Royet‑Journoud :
Prolongeant la mise en cause radicale de la littérature des années 60 et surtout 70, la poésie minimaliste constitue l’acmé d’une évolution vers toujours plus de pureté et toujours plus d’essence. Avec elle, il s’agit de rapprocher l’art d’écrire de ce qui lui est irréductiblement spécifique et de le dépouiller de tout corps étranger. (p. 10)
7Lisant par exemple une page d’A.‑M. Albiach, il écrit :
Qu’est-ce qu’on y observe ? Essentiellement deux phénomènes. D’abord la tension entre mot et syntaxe, qui privilégie le vocable au détriment de la phrase. Ensuite, à travers le recours général aux blancs, l’occupation spatiale de la page, transformée en un espace-à-voir. (p. 16)
8Or cette double opération, qu’il repère aussi chez J. Daive et Cl. Royet‑Journoud, n’est en réalité pas, d’après Baetens, minimaliste :
[…] les techniques d’écriture qui se trouvent mobilisées contredisent à bien des égards l’idée de réduction autoréférentielle. En effet, tant la suppression de la syntaxe que le remplacement de la ligne par la page ne sont pas des facteurs de minimalisation, mais au contraire de maximalisation, notamment du sens. (p. 17)
9Le mot étant moins déterminé que la phrase, la prise en compte du support augmentant l’indécision, la signification du texte devient en effet encore plus indécidable et ambivalente.
10C’est la raison pour laquelle une telle poétique, d’après Baetens, n’est pas minimaliste, malgré sa prétention à l’être. À le suivre, pour arriver à un véritable minimalisme, il faut revenir sur deux préjugés : qu’on pourrait réduire le langage à quelques traits essentiels, d’une part, et qu’un surcroît de sens est préférable à l’univocité, d’autre part. Tout au contraire, une poésie authentiquement minimaliste, c’est-à-dire souscrivant réellement au principe du less is more devrait revenir du mot à la phrase, et de la phrase au langage courant – et de là, à autrui, au monde. L’opacité disqualifiante ne sera-t-elle plus, alors, qu’un mauvais souvenir ?
La rhétorique minimaliste
11Parmi les huit articles consacrés, dans son essai, aux poésies actuelles, plusieurs présentent des œuvres relevant d’après Baetens d’un minimalisme véritable, entendu comme une poésie qui, ne tournant pas le dos au langage commun, parviendrait à rejoindre autrui et le monde. Les éléments de ce minimalisme véritable sont les suivants : retour à la narration, travail sur les formes du commun, absence d’ironie. Comme chez Pierre Alferi (dont c’est d’ailleurs un roman, Le Cinéma des familles, qui fait l’objet du premier article), Baetens considère en effet le travail poétique sur la narration comme l’une des clés de l’intérêt suscité par les poètes qu’il étudie. C’est en effet un point commun des œuvres de Frédéric Boyer, Philippe Beck ou Stéphane Bouquet, dont il écrit que « pour brefs que soient ces textes, leur dimension narrative est toujours constitutive » (p. 100). L’efficacité de la narration tient sans doute au fait qu’il s’agisse là d’un schème commun d’intelligibilité. Car d’après Baetens (qui a d’ailleurs écrit en 2009 un plaidoyer Pour une poésie du dimanche) les poètes qu’il étudie sont notamment remarquables pour leur travail à partir et sur les formes du commun, signe d’une poésie qui « refuse de se détacher du langage de tous les jours » (p. 104). Ainsi, au contraire de la rhétorique prétentieuse des poètes « dits minimalistes », simplicité sémantique et puissance ne s’excluent pas, au contraire. Il écrit ainsi :
La différence de Stéphane Bouquet ne tient ni à une politique de la surenchère, ni à une stratégie de la singularisation crispée ou du bousculement à tout prix. Sa poésie est calme, tranquille, discrète, et pour cela même souveraine. (p. 88)
12Il ne s’agit pas, bien sûr, de reprendre telle quelle la langue commune : l’une des procédures les plus étudiées par l’auteur est celle du détournement. Ainsi, de même qu’il remarque, chez Bouquet, un « détournement joueur de l’art poétique » (p. 93), il étudie l’intérêt de la novellisation (objet dont Baetens est par ailleurs théoricien, mais aussi praticien), chez Beck, d’un film de Rossellini. Et après avoir remarqué d’autres procédures de détournement chez Alferi ou Boyer, il pointe dans l’œuvre de Vincent Tholomé la puissance d’un discours à la fois second et banal :
Des voix anonymes disant un quotidien qui se confond souvent avec les aventures d’un corps […]. Les corps anonymes qui parlent reprennent […] le discours d’autrui, souvent le discours de la publicité, pour faire advenir dans les déformations de la parole le malaise, l’angoisse, l’aliénation. (p. 67-68)
13Pour autant, une telle poétique ne se met jamais d’après Baetens au service de cette rhétorique postmoderne qui cherche à la fois à moquer la parole commune et à déréaliser le monde commun, parce qu’elle ignore l’ironie, « voie royale du fort et de son mépris de la parole d’autrui. » (p. 51) C’est le cas chez Boyer, chez Beck et chez tous ces auteurs qui n’emploient jamais, d’après Baetens, le détournement ou la citation comme une arme de destruction. Leurs œuvres peuvent même participer d’une perspective tout simplement classique, lorsque le fait de s’adosser à une culture sert moins à la problématiser qu’à s’augmenter de sa puissance et de sa gravité :
Ce qui s’écarte, c’est clairement l’ironie typiquement postmoderne. Le registre de Philippe Beck est grave, souvent tragique, et ce tropisme le situe carrément aux antipodes d’une certaine culture contemporaine et anti-classique. (p. 124)
Effets maximaux
14On l’a vu, Baetens fait du minimalisme une rhétorique du less is more : le maximum d’effets, pour le minimum de moyens. La description des moyens – narration, travail non ironique sur les formes du commun – doit donc se poursuivre dans celle des effets. En l’occurrence, une création du sens (née, notamment, du détournement) qui ne se coupe pas d’autrui ou du monde.
15C’est notamment, parmi les œuvres étudiées, le cas de celle de S. Bouquet. En intitulant son article « Stéphane Bouquet ou la démocratie poétique », Jan Baetens attribue même une dimension proprement politique, et peut-être même populaire, à cette œuvre poétique dont les titres (Nos Amériques, Un monde existe, Le Mot frère, Un peuple…) suffiraient à plaider pour un véritable partage du sens, irréductible à l’intransitive réflexivité de la poésie pure ou de ses avatars prétendument minimalistes. Ce n’est bien sûr pas seulement le cas des titres, mais aussi des poèmes de S. Bouquet eux-mêmes, qui intègrent – comme une manière de ne pas couper le texte du monde qui l’a fait naître – la description de leurs circonstances de fabrication :
De même que les poèmes donnent surtout les circonstances passées de leur écriture, de même ils s’écrivent aussi pour être branchés sur d’autres circonstances, elles futures : Stéphane Bouquet écrit « pour », c’est-à-dire pour créer des liens, pour se faire lire, pour faire circuler ses textes auprès de ses amis, pour échapper à lui-même. (p. 95-96)
16Or, « écrire pour », c’est bien l’absolu contraire d’une poésie intransitive crispée sur son interrogation du langage : c’est faire du poème, d’abord, un exercice de fidélité par l’intermédiaire duquel passe du sens, se nouent des êtres, change le monde : « La poésie de Stéphane Bouquet est performative, elle ne se contente pas de dire quelque chose du monde, mais établit des liens à l’intérieur du monde et entre les hommes » (p. 106). À ce titre, on peut sans doute dire, au contraire de la circonspection dans laquelle plonge la scrutation insatisfaite d’une signification à jamais dérobée par le blanc de la page sur laquelle se disséminent les éclats de la poésie « dite » minimaliste, que la parole « performative » de S. Bouquet est remarquable par les effets qu’elle produit. De même que celle de Ph. Beck, caractérisée par son « ouverture sur le hors-texte » (p. 89) :
Comme celle de Stéphane Bouquet, mais dans un tout autre registre, l’œuvre de Philippe Beck est intentionnelle, c’est-à-dire la plus tournée vers le monde et la plus tournée vers autrui. (p. 112)
17Mais si la poésie utilise les formes du commun pour retrouver le monde et les hommes, qu’est-ce qui la différencie des autres formes de discours ? L’expérience du lecteur, face au poème, n’est-elle pas au contraire, même pour ces auteurs apparemment moins hermétiques, d’abord celle d’une sorte de perplexité ? Si l’on en reste au dernier auteur cité, Ph. Beck, il est en effet difficile de ne pas prendre en compte que sa lecture est ardue et que la rencontre de son œuvre décontenance, au moins dans un premier temps – comme le soulignent les participants du colloque de Cerisy qui lui a été récemment consacré2. Dans son dernier livre, Contre un Boileau, un art poétique, il nous donne justement l’occasion de penser ce qu’il appelle le « jansénisme expérimental ».
Rhétorique du « jansénisme expérimental »
18Il ne saurait s’agir, ici, de rendre compte de toute la profusion d’une réflexion qui s’est élaborée avec et autour d’une pratique poétique s’étalant sur plus de vingt ans, elle-même profuse et réflexive. Et ce d’autant qu’elle se donne à lire dans des formulations souvent singulièrement imagées, et dans un ensemble qui donne parfois l’impression d’être fermé sur lui-même (dans les deux sens de « systématique » et de « se refusant à l’intellection du lecteur »). Avec toute la prudence qu’impose la lecture d’un texte remarquable mais peu maniable, écrit dans un style ardu, à la fois conceptuel et métaphorique, et dont chaque phrase semble à la fois complètement calculée et imparaphrasable, on se contentera de mettre en évidence quelques linéaments de la poétique que revendique Beck, et d’essayer de comprendre leurs rapports avec la rhétorique de l’opacité (dont on se demande ici, je le rappelle, dans quelle mesure on peut la considérer comme un fait de genre).
Contre un Boileau, pour un autre
19Il y a, annonce Beck, deux Boileau (p. 18) : le plus connu, qui a été plébiscité par l’institution scolaire et qui est précisément la cible du titre du livre, est le doctrinaire du « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », c’est-à-dire de la préexistence (et de la préséance) du contenu sur une forme qui ne serait qu’ornement. C’est contre cette « illusion transcendantale » (p. 25) selon laquelle l’écriture devrait (ou même pourrait) être « le transfert de l’intériorité prosaïque indéterminée (maîtresse de la conception) à l’extériorité poétique déterminée (à la force affirmative d’une forme) » (p. 25) que Beck développe les différents aspects de son art poétique. Cette dénonciation d’un Boileau vaut plaidoyer pour un autre Boileau, caché « sous le doctrinaire » (p. 19) et qui est un « poète de ‘‘la poésie de la poésie’’ » (p. 19), et plus encore, pour un La Fontaine : « Contre un Boileau est un Pour La Fontaine aussi. » (p. 127, note 1). Il y a, pour Beck, toute une généalogie qui part de ce Boileau occulté : « Un Boileau (le vivace) entraîne La Fontaine et Verlaine jusqu’à un Mallarmé et ensuite » (p. 127). De même que la dénonciation du soi-disant minimalisme valait apologie du minimalisme véritable chez Baetens, la critique d’un Boileau doctrinaire est en même temps l’apologie d’une tradition qui, loin de faire du poème le lieu de l’expression ornementale d’un contenu qui se donnerait tout aussi bien en prose, conçoit le poème comme un « citron formel » :
Contre le Boileau scolaire, intellectualisant, qui appose le verbe mental aux signes physiques, la théorie du citron formel de Mandelstam inverse les termes attendus : « La forme est sécrétée lorsqu’on presse le contenu-idée, qui lui sert en quelque sorte, de vêtement. Telle est précisément la conception de Dante […]. » […] Le sens n’est pas une signification antérieure qui vient remplir une forme fixe immuable, un contenant préparé. Il est ce qui façonne ou « presse », exerce une pression sur une forme rentrée, en puissance, afin de s’articuler. (p. 133)
20Ce refus de la distinction du contenu (sens pouvant idéalement s’exprimer en prose) et du contenant (forme immuable prête à recevoir n’importe quel contenu) conduit Beck à problématiser le partage, le face-à-face, entre prose et poésie.
21Conformément à l’intuition de Natacha Michel, il affirme donc qu’« il y a prose et prose » (c’est le sous-titre de l’ouvrage collectif L’Héxaméron, réunissant en outre Florence Delay, Michel Chaillou, Denis Roche, Michel Deguy et Jacques Roubaud) – ce qui semble signifier que la prose, lorsqu’elle pense, le fait toujours en forme, fût-elle « sans rythme et sans rime » (Baudelaire, cité p. 200). Car cette dépendance du sens aux procédures formelles qui l’informent, Beck la retrouve tout autant dans le « langage courant » :
Il n’y a pas deux langues dans la langue. Il y a plusieurs discours. Le matériau (la vie de la forme) est en puissance de parler. Le poème n’invente pas « une autre langue » ; « la langue de tous les jours », la langue ordinaire est un Laboratoire. Les poèmes sont des phrases jointes, des phrases plus ou moins simples ou accessibles et sériées, comme dans la vie. (p. 205)
22Si bien que dans la formule « il y a prose et prose », aucune ne serait « la prose sans prosodie » (p. 200). Il faut donc dire : « en vérité, il y a des proses » (ibid.), selon une intuition mallarméenne selon laquelle « le vers est tout, dès qu’on écrit » (cité p. 189) et qui pourrait aboutir à l’idée, tout simplement, qu’« il n’y a pas de prose » (p. 215), ou – par un détournement amusé de la formule de Denis Roche qui visait la poésie – que « la prose est inadmissible ; d’ailleurs, elle n’existe pas » (p. 465).
23Un tel questionnement, qui pourrait apparaître comme relevant de la discussion sur le sexe des anges, ou tout du moins d’une méditation en elle-même plus poétique que proprement théorique, est en réalité philosophiquement capitale : car elle acte que le sens ne précède pas la forme, et donc que la poésie, dans sa dimension expérimentale, est le noyau en ébullition de la création (du sens).
Noétique du jansénisme expérimental
24C’est cette mise en évidence de la dépendance noétique aux procédures formelles que Beck loue dans l’œuvre de La Fontaine, poète inépuisable et visionnaire : « un La Fontaine est à relire, va arriver, arrive. » (p. 108) Il nomme « jansénisme expérimental » une telle posture noétique :
La Fontaine est un modèle futur pour le poème, un expérimental de l’exacte hésitation prolongée entre le son et le sens dans un corps lecteur. L’imagination a sa rigueur, son tracement exact. Jansénisme expérimental dit un paradoxe vivant dans la rigueur de Nicole, le père théorique du Boileau doctrinaire : un oxymore dans la tension physique ou l’expression de l’idée par le signe. (p. 204)
25Cette dimension expérimentale, qui fait du poème le lieu d’une véritable création du sens, un « intellect rythmique », semble notamment tenir au rôle de l’enjambement et du rejet dans les Fables, dont la poétique « étend la rime à la strophe et au poème entier » (p. 455). Si une telle formule demeure énigmatique, elle semble pointer une dialectique entre le vers et la phrase, entre la logique rythmique et la logique syntaxique, par laquelle naîtrait un sens nouveau et non paraphrasable (car immanent à sa forme). C’est du moins ce que l’on croit pouvoir tirer, par exemple, de l’analyse d’un vers (« La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) ») des « Animaux malades de la peste » :
L’étirement du vers, la réversion de la rime à tout le vers dans le temps de la phrase commencée et suspendue (le verbe arrivera deux vers plus loin), l’importance accordée à une parenthèse non secondaire, qui rompt avec la périphrase poétique et fait une prose de la nomination –, ces trois procédés distendent raisonnablement le vers : la césure après la sixième syllabe (« faut ») ne correspond plus à une pause du sens, à la segmentation grammaticale-syntaxique d’une phrase qui semble poursuivre le chemin du vers malgré la règle du vers. (p. 431-432)
26Dès lors, le sens est un « fait progressif » (p. 45) du poème, et la langue, dans sa matérialité même, « une seconde roue qui parallèlement entraîne l’axe » (Kleist, cité p. 427) du sens. C’est la raison pour laquelle, sans doute, « l’avancée des mots en mesure ne protège pas de la vie du sens » (p. 431).
Une difficulté non rhétorique
27Dans l’art poétique de Beck, une telle noétique semble s’accompagner d’un déni de la rhétorique, entendue comme réflexion sur les effets : « la poétique n’est pas une rhétorique de l’effet » (p. 108). La pratique traditionnelle d’une poésie courtisane associait la gloire du prince à l’honneur du poète, comme on peut le lire dans le xvie des Regrets de Boileau, moquant la rhétorique de la Henriade de Ronsard :
Tu courtises les rois, et d’un plus heureux son
Chantant l’heur de Henri, qui son siècle décore,
Tu t’honores toi-même, et celui qui honore
L’honneur que tu lui fais par ta docte chanson.
28Au contraire, pour Beck, « le poème […] ne prévoit aucunement sa réception, ni l’honneur du poète. Il intègre sa finalité au jeu de son organisation. » (p. 274). Ce rejet de la rhétorique semble donc relever d’une sorte d’« art pour l’art » qui refuse de considérer les effets du beau, ou du moins de l’y réduire : « L’affect n’est pas le beau réduit à l’effet ; c’est l’effet du beau en tant que beau » (p. 108).
29Pourtant, la prise en compte de la création noétique à l’œuvre dans le poème n’implique-t-elle pas de prendre en compte, d’aménager la réception ? C’est-à-dire de prévoir la manière dont le lecteur peut recevoir et assimiler ce sens nouveau ? Dans Contre un Boileau, Beck, qui ne nie pas la « difficulté de la poésie » (chap. XVII), accorde que « tout discours doit pratiquer un accès à ce qu’il dit » (p. 219) mais semble refuser d’autres procédures, pour garantir cet accès, que « la lenteur de ses relectures » (p. 220), c’est-à-dire le renvoi du sens du poème à une perpétuelle inactualité : « Dans l’actualité, la défense du poème est déjà l’affaire d’une publicité, l’affaire d’un journalisme » (p. 220). L’aridité du poème, tout au contraire, serait le symptôme de son authentique opération noétique, c’est-à-dire sa puissance de penser – et donc de déplacer – le partage commun du sensible. La difficulté du poème signalerait alors une puissance de reconfiguration présente en puissance dans chacun :
Chacun maintenant est, en puissance, un « instaurateur de discursivité » (Foucault) ; cette puissance, la matière commune des singularités émues, est désignée du nom de poésie. (p. 184)
30À cette condition, la « lyre sèche » de Beck peut en même temps récuser la rhétorique, et prétendre à une popularité en puissance, c’est-à-dire sans actualité, mais sans mythe :
Elle rémunère au moins le chant populaire tendu dans l’idiome de quelqu’un, dont l’arbitraire constructif est d’ordre non mythologique : il n’est pas destiné à refonder ou refondre un nombre, ni refaire le recueil d’un peuple, mais rétribue certains mouvements discrets d’une langue toujours déposée dans les langages vernaculaires. Le poème amagique, détruqué, quand même il contient un récit, n’éduque pas, ne créé pas des tics fondamentaux : il s’efforce de reconduire le lecteur agi aux forces pré-éducatives, aux foyers que déplace sans cesse la langue vivante. Le triple corrélé de la lyre qui tend ce déplacement des foyers de discours en elle et le fait résonner dans un nombre auditeur se comprend dans cette perspective : sèche, objective et critique. (p. 334)
31La poésie, peut-être, est difficile ; il reste que « chacun est un art poétique en puissance, la force reportée d’une forme commune. C’est pourquoi le chant est la chose du monde la mieux partagée »(p. 380). Il faut entendre ici le chant y compris dans sa dimension orale. C’est ce que suggère Benoît Casas, dans un entretien contenu dans Contre un Boileau :
Je tente une synthèse de tes propositions [celles de Ph. Beck], d’une phrase : le poème se réinvente et s’élucide à la voix. […] La page imprimée serait-elle alors une sorte de partition lacunaire et énigmatique ? (p. 262)
L’antipathie
32Sèche, objective et critique, la lyre beckienne peut rebuter le lecteur pour la raison même qu’elle est populaire (au sens où elle est une pensée s’adressant à une puissance noétique présente en quiconque) : c’est précisément parce que « chaque sujet est un dépaysagiste de l’imaginaire façonnant et dicté, alerte et surveillé » (p. 168), que « les nombreux ennemis, les adversaires simplifiés et groupés de l’intellect rythmé sont des amis rentrés, quoi qu’ils fassent » (p. 70). Autrement dit, c’est parce que la poésie pense et partage la pensée que le lecteur la refuse ; l’antipathie s’explique par le partage du sens même :
[…] j’ai pensé au poème « Antipathie » des Poésies didactiques, et à son affaire, qui était l’affaire du sens de la souffrance. […] Pourquoi est-ce qu’un lecteur se dirait : « ma disposition fondamentale, c’est la résistance à ce que je lis » ?? Si je lis évidemment, pourquoi ma disposition est-elle la résistance à l’idée même de lire ? Et la proposition qui est évoquée, dramatisée dans ce poème, c’est qu’au fond serait antipathique, pourrait être antipathique la proposition de quelqu’un qui, comme tout le monde souffre (bien entendu, tout le monde souffre), quelqu’un qui, parvenant à donner un sens à sa souffrance, semble impliquer qu’au moment même où il donne sens à sa souffrance il signifie au lecteur : « tu n’as pas encore donné de sens à ta propre souffrance », et le lecteur ne supporte pas cette idée qu’il n’ait pas encore donné sens à sa propre souffrance, à supposer que le poète en question ait, lui, véritablement donné sens à la sienne. Donc, un poème qui donnerait le sentiment qu’il donne sens à la souffrance de celui qui y a été contraint, serait antipathique en ce sens qu’il supposerait que le lecteur qui souffre tout autant, et en partage, parce que c’est un contemporain, serait mis devant la nécessité de donner sens à sa propre souffrance partagée sans que le poème le fasse à sa place. […] Et en ce sens, un poème pourrait être antipathique3.
33Une telle proposition est, me semble-t-il, particulièrement stimulante, dans la mesure où elle échappe à la fois à la dénonciation (la poésie écarterait le lecteur profane par goût de la distinction) et au déni (la poésie ne serait pas intrinsèquement ou irrémédiablement « impopulaire »), pour s’ancrer dans le terrain rhétorique, mais au prix d’un déplacement : le rejet de la poésie ne serait pas lié à sa difficulté, mais – au contraire – à son intelligibilité. Le ressentiment du lecteur serait lié au fait qu’il voit bien qu’un don du sens a eu lieu.
Le contraire du sens
34À la question : « Pourquoi la poésie contemporaine est-elle difficile ? », qui veut dire la même chose que « Pourquoi programme-t-elle un rejet du profane ? », Baetens répondait en somme que c’était au nom d’une mauvaise compréhension du minimalisme, et qu’une autre forme de poésie contemporaine, ouverte sur autrui et le monde, pouvait exister –et existait déjà. Beck, quant à lui, revenant sur la difficulté de sa propre poésie, semblait la concevoir comme une apparence (dépassable à force de pratique) liée à la reconfiguration du sensible, c’est-à-dire à la mise en forme pensante du réel opérée par le poème. Dans les deux cas, la difficulté du poème était un moment à dépasser. Dans les lignes qui suivent, je voudrais problématiser cette idée – et entrevoir la possibilité d’une rhétorique de l’illisibilité donnant à l’expérience du lecteur autre chose que le sens. Nous comprendrions alors pourquoi l’effort rhétorique du poème est, précisément, d’écarter son lecteur.
Pourquoi la paraphrase est-elle impossible ?
35L’impossibilité de la paraphrase est l’un des noms de l’illisibilité du poème. Contrairement à la propriété de tout énoncé de pouvoir être dit autrement (condition de ce que Beck appelle « la prose », ou au moins « une prose », puisqu’« il y a prose et prose ») le sens du poème est immanent à sa forme et donc dépendant d’elle. Pourtant, l’existence même d’un « art poétique » qui redit en prose ce qu’auront pensé ses vers n’implique-t-elle pas que Beck au moins aura paraphrasé certains de ses poèmes ? Aucunement : « Une clarification en prose des procédures poétiques non paraphrasables, certes, mais périphrasables, commentables, continue le geste ou l’effort poétique autrement » (p. 44). En effet, comme nous l’apprend le chapitre XVII, la périphrase (à la différence de la paraphrase) est elle-même une procédure proprement poétique, et l’art poétique qui périphrase est – selon la formule par laquelle Royère définit le travail du bon parmi les « deux » Boileau – une « poésie de la poésie » (p. 19).
36Or, il me semble que cette impossibilité de la paraphrase est un fait nouveau, qui empêche d’affirmer avec Beck qu’« un La Fontaine […] arrive ». Car La Fontaine est le type même de l’auteur paraphrasable. Bien sûr, comme Beck le dit lui-même, « apparemment fidèle, une paraphrase redit mal, alourdit inutilement son modèle4 » ; mais une chose est de dire que la paraphrase n’est pas souhaitable (parce qu’elle dégrade le sens) et une autre de dire qu’elle n’est pas possible (parce qu’elle ne saurait pas quoi dégrader). Et il y a là, me semble-t-il, une singularité de la poésie contemporaine qui l’éloigne infiniment (par sa nature, ou plutôt par son effort) de celle de La Fontaine. Et cette singularité n’est pas contingente ; elle me semble liée à l’existence, dans le poème, de procédures expressément anti-paraphrastiques, c’est-à-dire des procédures de dé-synthèse du sens, tels que la dénégation, l’asyndète des fragments,l’effet de chiffrage oul’entremêlement des plans hétérogènes.
Quelques procédures
37Qu’est-ce que le sens d’un texte ? Ce qui peut se paraphraser de lui (la paraphrase le mutile, mais c’est lui qu’elle mutile : il reste son objet), c’est-à-dire une Idée où se synthétisent les différents schèmes formels d’un texte, schèmes formels portant son contenu comme leur contenu. Le sens est la synthèse du divers textuel en une idée. Les quatre procédures nommées plus haut (il s’agit de procédures sans doute parmi bien d’autres) ont en commun non seulement de ne pas se prêter à cette synthèse, mais d’y offrir une résistance et même de l’empêcher activement. Ce n’est pas que le poème offre mal son sens ; ni même qu’il ne l’offre pas ; le poème défait son sens (son sens, tel qu’il est par ailleurs porté par ses schèmes formels, syntaxique, sémantique, narratif, etc.).
38Par « dénégation », je veux dire la non-souscription au principe de non-contradiction, que cela soit au niveau du poème, du vers ou du mot. Les textes semblent se contredire, les vers (dans un devenir-aphorisme qui hante le poème depuis Char) disent ce qu’ils ne disent pas ou contestent ce qu’ils affirment ; et même (dans leur devenir-néologisme) sont comme des implosions sémiotiques (le néologisme s’obtenant par adjonction à un mot dont la signification est claire d’une excroissance qui l’ouvre et la fait béer). L’« asyndète des fragments » correspond à ce que Pound appelle la « méthode idéogrammatique » et qui consiste à placer les uns à la suite des autres des fragments de formes, de contenus, voire d’origines ou même de langues, différentes – sans les articuler par aucun lien. Les Cantos comme The Waste Land reposent sur ce procédé.
39Par « effet de chiffrage », j’entends une manière de donner au lecteur l’impression qu’il existe une clé, un code ou un chiffre, alors même qu’il n’en existe (peut-être) pas, ou que la connaissance du chiffre (s’il existe) n’aurait guère d’effet sur la synthèse globale des schèmes. Le Coup de dés chiffre moins le 7, comme l’annonce Meillassoux dans Le Chiffre et la sirène, qu’il ne donne l’impression de chiffrer quelque chose, en même temps qu’il diffère perpétuellement la révélation du chiffre. En ce sens, il faut retourner les prétentions de la méthode idéogrammatique de Pound. Celle-ci relève moins du schème synthétiseur de significations, comme il le prétend, que de la procédure de chiffrage : les noms propres non expliqués, les allusions non développées, les caractères chinois non traduits ne se prêtent de toute façon guère à la synthèse, et il est beaucoup plus rationnel, en un sens, de supposer qu’ils sont là pour produire l’effet qu’ils produisent (ils rendent le tout illisible en même temps qu’ils suggèrent l’existence d’un code – d’un chiffre – dont ils reportent ou diffèrent la révélation) plutôt que pour faire l’effet qu’ils ne font jamais (et ce même si le poète prétend qu’ils les font). Il en va ainsi également avec l’usage de l’intertextualité, notamment, paradoxalement, lorsque les références sont exhibées. Car cette exhibition concourt à l’effet de chiffrage plutôt qu’elle n’aide la lecture : c’est exemplairement le cas chez un T.S. Eliot dans The Waste Land, qui souligne par des notes autographes l’origine de passages auxquels on ne s’intéresse dès lors plus pour un sens autrement synthétisable, mais pour leurs appartenances multiples à des textes disant des choses contradictoires. Le rôle rhétorique de l’exhibition de la référence n’est alors plus de faciliter la synthèse ; elle écartèle le texte et en éclate les lignes de sens entre des auteurs multiples, contradictoires, inassimilables.
40L’« entremêlement des plans hétérogènes », enfin, rend indistinct le propre du figuré, le descriptif de l’allégorique, les moyens des fins. On pourrait en trouver un exemple frappant dans ces vers de Beck :
Et maintenant, la Panthère Plusieurs :
son parfum lointain, pompable,
attrape et ne se laisse pas capter
dans le principe5.
41Les trois premiers vers présentent une scène de cirque (« Et maintenant, la Panthère… »), puis de chasse, d’abord marginalement entortillée par un adverbe que l’antonomase transforme en prénom, « Plusieurs » (v. 1), puis par un adjectif, incongru non seulement parce qu’il est un néologisme (« pompable », v. 2) mais aussi dans le rapport sémantique à ce qu’il qualifie (pompe-t-on un parfum ?). Jusque-là, chaque vers semble évoluer sur un plan de sens à peu près homogène. C’est également le cas du troisième vers, qui apparaît comme (seulement) paradoxal : l’animal n’est pas attrapé, il attrape. Plus compliqué : quelque chose en lui attrape. Or, c’est son parfum : précisément le genre de chose qui ne s’attrape pas (paradoxe qui relève de la procédure dont j’ai esquissé la description sous le terme de « dénégation »). Deux fois le retournement des connotations attendues : le passif est actif ; l’insaisissable est saisi ; l’insaisissable du passif saisit. Mais nous restons, encore une fois, sur un plan homogène.
42Tout dégringole dans la queue de la phrase, le quatrième vers imposant un plan de sens clairement métaphysique (avec le mot « principe »). Or, cette queue de la phrase ne sert pas à rétrospectivement surdéterminer le reste des aventures de la panthère, n’aide pas à paraphraser sans reste les vers précédents : même si l’on a envie de le faire, c’est-à-dire de ramener un plan de sens à l’autre (imaginons que quelque chose comme « le sens de l’art échappe aux tentations de fondations philosophiques » serait une paraphrase satisfaisante de cette panthère qui ne se laisse pas capter dans le principe), il y a encore trop de restes, correspondant à des éléments capitaux : quel serait l’équivalent du parfum, dans ce déchiffrage ? Il reste là, une chose, au milieu du vers. Légère, à peine matérielle, mais tout de même. Décidemment le sens de l’art échappe aux tentations de fondations philosophiques, semble dire elle aussi l’existence de ce reste. Le performer. Si c’est le cas, on se retrouve face à une construction redoutable : le poème, par une sorte de fable, signifie et performe que la poésie est irréductible à sa signification. C’est là une sous-espèce du paradoxe du menteur : si c’est le cas, les vers qui le disent sont irréductibles – et échappent, par le fait – à cette signification que je leur prête, du fait même qu’ils l’exemplifient. Dans cette hypothèse, l’impossibilité de la paraphrase repose moins sur la coexistence de deux plans de sens que sur la performativité d’une phrase qui pointe en même temps vers l’allégorie et la matérialité brute.
Ce qui reste
43À suivre cette hypothèse, la première fonction de l’illisibilité serait de problématiser l’acte, et même l’idée d’une synthèse du sens. L’effort rhétorique du poème serait en quelque sorte de libérer les éléments matériels du poème des liens que les schèmes sémiotiques leur imposent, c’est-à-dire de faire émerger à la surface du texte autre chose que du sens – et de faire faire au lecteur l’expérience de cette autre chose, de ce reste. La difficulté du poème contemporain serait liée à des procédures rhétoriques précises qui produisent un perpétuel retour du reste. Non seulement résistance de la matière, mais même production du reste par l’acte locutoire. Idée qui serait pure tautologie (puisqu’on était partis de l’idée d’une difficulté, voire d’une illisibilité, c’est-à-dire d’un reste) si elle n’était qu’une réponse de fait, et correspondrait à un simple « je ne comprends pas ». Mais il s’agit d’une réponse de droit, dès lors que l’on a ramené cette production à l’effort du texte même tel qu’il se repère dans des procédures précises.
44Ce reste, si c’est un reste, nous aurons bien du mal à en parler – puisqu’il est le dehors ou l’inassimilable du sens, ou, si l’on préfère, un devenir-signifiant qui ne s’arrête jamais dans la forme d’une signification. Il « ressemble » (mais il n’a pas de forme, il ne ressemble donc à rien) à une sorte de khôra linguistique. Dans le Timée, Platon distingue en effet d’une part les formes pures, intelligibles, d’autre part les choses sensibles faites sur le modèle des premières, et enfin la khôra, un « matériau » (52a)
[…] qui n’admet pas la destruction, qui fournit un emplacement à tout ce qui naît, une réalité qu’on ne peut saisir qu’au terme d’un raisonnement bâtard qui ne s’appuie pas sur la sensation ; c’est à peine si on peut y croire. (52b)
45De même aurons-nous du mal à parler de ce reste qui sans doute n’existe qu’en se montrant dans le refus de toute assimilation et paraphrase. Or, de ce « milieu spatial » (52d), où les formes s’incarnent en choses sensibles, voilà ce que dit Platon :
Alors, la nourrice du devenir, qui était mouillée, qui était embrasée et qui recevait les formes aussi bien celle de la terre que celle de l’air, qui était soumise à toutes les affections que ces éléments amènent avec eux, la nourrice du devenir, qui offrait à la vue une apparence indéfiniment diversifiée, ne se trouvait en équilibre sous aucun rapport étant donné qu’elle était remplie de propriétés qui n’étaient ni semblables ni équilibrées, et que, soumise de partout à un balancement irrégulier, elle se trouvait elle-même secouée par les éléments, que secouait à son tour la nourrice du devenir, en leur transmettant le mouvement qui l’animait. (52d-e, trad. Luc Brisson)
46Si l’on suit cette analogie, le poème aurait pour tâche de redonner à voir le reste, la khôra, la nourrice du devenir (linguistique) où passent sans cesse les unes dans les autres les formes (les significations). Il les présente dans l’état intermédiaire du vers, à demi formées seulement – c’est-à-dire dans l’état, où, d’après Platon, elles se mettent à sentir (ce qui est une modalité tout de même très particulière de la signification !) :
[…] toute odeur est quelque chose d’à demi formé seulement […]. Les odeurs naissent lorsque les corps sont en train de se liquéfier, de se décomposer, de se dissoudre, ou de s’évaporer. (66e)
47Autrement dit : l’odeur est ce que dégagent les corps en état infra-signifiant, lorsque passant d’une forme à l’autre ils résistent à l’assimilation dans la forme. Le poème en présentant le reste n’est plus un discours, mais un parfum.
***
48Alors que Baetens condamnait l’hermétisme de la poésie grammaticale au nom d’une poésie qui, véritablement minimaliste, ne rejetât pas le langage commun, les autres et le monde, Beck, lui, prenait acte de l’hermétisme du poème. Mais il faisait de l’illisibilité un moment à dépasser, ou qu’on puisse dépasser en droit – alors même qu’elle est peut-être ce qui est le plus précisément produit par les procédures rhétoriques du poème. Moins que celle du sens, l’enjeu d’une réception du poème contemporain serait alors de faire faire au lecteur l’expérience de cette autre chose, de ce reste, qui échappe à la synthèse.
49Le premier effet d’une telle exhibition du reste est sans doute une sorte de libération de la musique. Mais celle-ci, en elle-même, n’explique pas l’impopularité du poème.
50Le second effet est de pousser le lecteur à une activité qu’il n’a pas quand il parcourt (par exemple) un roman : face au poème il doit lire, s’arrêter, méditer, relire, interpréter, ruminer, lire d’autres textes, raisonner, théoriser… Tout un ensemble d’actions hétérogènes qui font de la lecture un jeu de pratiques (comme on dirait un jeu de clés) dont aucune ne convient finalement pour ouvrir la porte du sens et dire en quoi il consiste – tenter une paraphrase. Il me semble que c’est dans ce balancement que se jouent les enjeux réels de la rhétorique du poème : lorsque les pratiques hétérogènes qu’a sollicitées le texte illisible laissent enfin béer l’inassimilable.
51C’est ici que l’on peut reconsidérer la stimulante explication de l’antipathie proposée par Beck, mais pour la déplacer un peu. On s’en souvient, il faisait de l’antipathie le corollaire du ressentiment face à la mise en forme par le poète de la souffrance, mise en forme conçue comme un don du sens. À suivre mon hypothèse, selon laquelle le poème a précisément pour objectif de donner le contraire du sens, l’antipathie pourrait s’interpréter comme un rejet face à l’exhibition des restes de la souffrance, de ce qui dans elle est matière inassimilable. Tout le monde souffre, certes. Mais loin d’être celui qui donne un sens à sa souffrance, le poète n’est-il pas celui qui, justement, a refusé tous les discours du sens – qui pullulent pour recouvrir la souffrance de ce qu’elle a d’inassimilable, d’inarraisonnable – son odeur, pour le dire avec Platon ? Il demande certes à son lecteur de la patience et du travail. Il lui demande de jouer avec les jeux de langage. Mais c’est pour lui montrer ce qui se passe et ce qui vit entre ces jeux, le reste tragique du sens qui ne se synthétise pas, l’horrible et fascinante odeur – de la matière.
52Ce sont ces trois dimensions – esthétique, ludique et disons, sublime – qui me semblent les effets réellement recherchés, l’enjeu véritable de la rhétorique de l’illisibilité qui structure la poésie contemporaine : la libération de la musique, la constitution d’un jeu de pratiques et la contemplation du reste.