Mercier, auteur-baromètre de l’imaginaire social du dernier tiers du XVIIIe siècle
1Louis Sébastien Mercier aux côtés de son confrère et rival, Restif de La Bretonne, est devenu une référence incontournable non seulement pour les études comparatistes qui s’intéressent aux représentations de la modernité urbaine et aux flâneurs littéraires mais également pour toutes celles qui abordent, d’une façon ou d’une autre, ce vaste corpus de textes que nous classons souvent sous l’étiquette benjaminienne vague de « littérature panoramique ». Or la première qualité de l’enquête menée dans cet ouvrage est précisément d’adopter une perspective plus neuve. Si des questionnements sur le panoramisme et les représentations de Paris ne manquent naturellement pas d’émerger, Geneviève Boucher fait son entrée dans l’œuvre de l’auteur par le biais plus original de l’« imaginaire temporel ». Le but n’est plus tant d’analyser la façon dont Mercier compose son tableau parisien que de déterminer comment son écriture reflète les divers bouleversements, bien repérés par les historiens, qui surviennent dans les représentations collectives du temps lors des dernières décennies du xviiie siècle. Par sa nature même, le sujet appelle à une coexistence harmonieuse entre l’analyse littéraire et l’histoire sociale, un pari largement tenu dans un ouvrage qui accorde une importance égale à critique littéraire et à l’historiographie. Parmi la production foisonnante du polygraphe fécond qu’est Mercier, G. Boucher choisit de se focaliser sur le Tableau de Paris et Le Nouveau Paris, deux œuvres se situant de part et d’autre de l’épisode révolutionnaire, sans pour autant négliger de se référer à d’autres textes antérieurs qui offrent matière à l’étude, comme L’An 2440. La réflexion de l’ouvrage s’articule clairement autour de trois axes aux titres évocateurs qui correspondent chacun à un type de relation temporelle.
« Faire revivre le passé » : la ville-palimpseste
2Dans la première partie du livre, G. Boucher montre comment Mercier, dans son projet de transcrire fidèlement l’actualité parisienne, est souvent conduit, par l’adoption d’un regard rétrospectif, à intégrer le passé. Les enjeux à la fois représentationnels et idéologiques de cette intégration sont finement analysés à partir d’exemples précis. L’auteure montre d’abord comment l’irruption du passé dans l’écriture permet à Mercier à la fois de complexifier l’objet de sa représentation et de construire la scène de la communication littéraire :
Les lieux parisiens se présentent sous une forme que l’on pourrait qualifier de géologique dans la mesure où leur apparence actuelle ne peut être complétement isolée de l’histoire. À l’instar de la surface terrestre, composée de multiples sédiments, la ville voit cohabiter une série de couches temporelles qui se superposent et que l’observateur attentif arrive à mettre au jour. (p. 25-26)
3En soulignant par divers procédés d’écriture « l’épaisseur temporelle » qui caractérise la capitale parisienne, Mercier légitime en même temps son ethos de physionomiste compétent et d’historien capable de faire surgir, par-delà les apparences, des réalités oubliées. La ville devient ainsi un univers sémiotique à part entière où derrière chaque signe gît une histoire à raconter.
4À côté de cette dialectique du caché et du dévoilement se trouvent également analysés d’autres procédés qui médiatisent le rapport à l’histoire de Paris dans l’œuvre de Mercier. G. Boucher souligne par exemple l’importance de l’« imaginaire de la spectralité » auquel l’auteur a souvent recours lorsqu’il se heurte à une illisibilité irréductible du passé :
Si l’écrivain promeneur se met en scène comme quelqu’un qui sait regarder et voir au-delà des apparences, au-delà du visible, il est forcé d’admettre l’échec relatif de son entreprise, puisqu’il n’arrive pas à pénétrer entièrement l’opacité des lieux. C’est précisément pour pallier ce défaut du regard qu’il recourt à la fiction. Ne pouvant puiser l’histoire à la Bastille ou dans les cimetières parisiens, il doit imaginer ce que diraient les murs de la forteresse ou les morts dont les ossements sont enfouis dans le sol de la capitale. Le rêve de transparence demeure donc utopique et l’histoire, en tant que récit et en tant que mémoire, est composée partiellement de cette spectralité. (p. 35)
5Des analyses particulièrement intéressantes sont proposées concernant la relation des tableaux urbains de Mercier au genre romanesque et plus précisément à l’imaginaire du roman gothique très populaire à l’époque.
6La réflexion se situe ensuite à un autre niveau, celui de l’analyse idéologique, car la « gestion du passé » recouvre des enjeux politiques évidents qui, pendant la période révolutionnaire, occuperont longtemps une place centrale dans le débat public. La première piste de réflexion concerne la place que la référence à l’Antiquité occupe dans l’œuvre de Mercier. Tout en rappelant son usage comme réservoir d’exemples chez les historiens des Lumières et comme modèle utopique dans les discours des révolutionnaires, G. Boucher analyse le positionnement complexe de l’auteur à son égard, emblématique des atermoiements contemporains :
La référence antique, déclinée sous ses formes les plus diverses, sert donc à mesurer le présent à l’aune d’un passé prestigieux que l’on cherche tantôt à imiter, tantôt à égaler, tantôt à dépasser. Ces différentes valeurs prises par l’Antiquité en disent long sur le rapport qu’entretiennent avec le temps les hommes de la fin du xviiie siècle. Enthousiasmés par le progrès, ils n’invalident pas pour autant la vieille conception cyclique de l’histoire qui les pousse à chercher dans un passé lointain des modèles de grandeur et ce, même après la rupture révolutionnaire qui était censée faire table rase du passé. (p. 61)
7L’auteure s’intéresse pour finir au « problème de la conservation », une préoccupation qui se reflète chez Mercier dans sa fascination manifeste pour certains lieux de patrimonialisation comme la bibliothèque et surtout le musée. Si la bibliothèque est relativement moins présente dans l’œuvre de ce « chroniqueur de terrain méprisant la veine érudition des bibliophiles » (p. 65), l’institution muséale fait l’objet d’amples descriptions. G. Boucher commente longuement et avec précision la façon dont l’auteur décrypte l’histoire du dépôt des Petits-Augustins au miroir de celle de la Révolution. Abordé dans sa complémentarité au geste muséal qui par sa nature même œuvre à la dissociation du passé d’avec le présent, le vandalisme visant divers symboles de la royauté est également évoqué.
« Imaginer l’avenir » : visions du progrès
8La deuxième partie de l’ouvrage part du constat que le modèle progressiste implique fondamentalement deux processus à la fois antinomiques et complémentaires qui deviennent l’horizon du futur : la destruction d’un présent corrompu et la refondation sur ses ruines d’une nouvelle société régénérée.
9G. Boucher étudie comment cette vision du progrès s’actualise dans l’œuvre de Mercier en commençant par inscrire l’auteur dans une « poétique des ruines » omniprésente dans les œuvres artistiques et littéraires de l’époque. La conscience du caractère éphémère des choses humaines pousse l’auteur à intégrer dans ses œuvres non seulement des descriptions d’un présent en état de déliquescence (divers lieux comme le Palais-Royal ou Bicêtre sont décrits comme des foyers de corruption) mais également des images apocalyptiques d’une ville qui porte en elle-même la source de son propre anéantissement. La complémentarité des processus de destruction et de construction dans la vision que l’auteur a du progrès est même visible dans ses considérations sur le patrimoine livresque où s’exprime son empressement de retrouver « la blancheur du papier vierge, symbole du champ du possible ouvert par le futur » (p. 124). Face à ces nécessaires et inévitables processus de destruction G. Boucher distingue une tension constante entre deux attitudes de l’auteur :
la première esthétique, dominée par un discours élégiaque sur la fragilité du monde, et la seconde rationnelle et morale, au service d’un perfectionnement continuel. Ces deux discours impliquent également deux visions du temps. Résolument tournée vers l’avenir, ne conservant du passé que les connaissances utiles — qu’elle se fait d’ailleurs un devoir d’étendre — l’idéologie progressiste se concentre sur le présent et sur l’avenir qu’il prépare, élaguant au fur et à mesure le poids historique qui ralentit le perfectionnement. À l’inverse, le discours élégiaque qui caractérise le traitement esthétique des ruines réalise une totalisation du temps : c’est à l’aune de « deux éternités », le passé (dans son insaisissable totalité) et le futur (dans son déploiement infini) que Mercier mesure la petitesse ontologique du présent et, par extension, de l’existence individuelle de l’homme au sein de ce temps fugitif (p. 133).
10La suite de l’analyse se concentre sur les fantasmes de « régénération » qui gagnent les discours sociaux dans les dernières décennies du siècle quand l’émergence d’une nouvelle société future se profile comme une éventualité de plus en plus réalisable. L’auteure rappelle que pour les révolutionnaires la « régénération » est conçue avant tout comme une rupture radicale avec le passé qui se réalise à travers divers actes symboliques comme par exemple l’instauration d’un nouveau calendrier. Plusieurs analyses portant sur la datation dans Le Nouveau Paris (les datations officielles qui fixent l’actualité sont conformes au nouveau calendrier républicain tandis que les dates ultérieures utilisent l’ancien calendrier grégorien) permettent à l’auteure de montrer le modérantisme de Mercier qui propose dans son œuvre une vision plus nuancée de la régénération procédant non plus par anéantissement du passé mais davantage par sa transformation. Reprenant la distinction proposée par Mona Ozouf entre une régénération conçue comme « grâce » ou comme « tâche », G. Boucher montre aussi comment ces deux conceptions coexistent dans l’œuvre de Mercier et sont même souvent présentées comme indissociables. La troisième manière de penser la régénération se fonde sur une conception cyclique de l’histoire proprement rousseauiste : elle se présente notamment comme le retour à un passé mythifié qui, dans les tableaux de Mercier comme dans la plupart des discours révolutionnaires, prend souvent des traits antiques.
« Écrire le présent » : mosaïques journalistiques
11La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’intéresse à la façon dont Mercier tente de fixer par son écriture une actualité multiple et fuyante. G. Boucher replace l’entreprise de l’auteur dans le contexte culturel particulier du xviiie siècle où l’on procède à une « revalorisation du présent au détriment de l’idéologie passéiste en vigueur depuis la Renaissance » (p.173). L’analyse se focalise sur des enjeux d’ordre formel notamment à la nécessité d’inventer de nouvelles formes littéraires « plus en prise sur l’objet empirique ». Tout en alimentant la critique de l’ekphrasis traditionnelle comme genre désuet, incapable de saisir le présent, le siècle voit se développer un nouveau type de littérature descriptive :
Il ne s’agit plus de chanter la gloire de Paris en retraçant les grands moments de son histoire ni de décrire la capitale à travers le spectre satirique de ses encombrements, mais bien de rendre compte de la vie quotidienne, des conduites sociales de sa population et des événements singuliers qui caractérisent la vie citadine. (p.175)
12Mercier tout comme son confrère ennemi, Restif de la Bretonne, sont naturellement les représentants les plus célèbres de cette littérature même si, comme le souligne G. Boucher, leurs œuvres sont très différents du point de vue de leur poétique. Si Restif dans Les Nuits de Paris crée, grâce à l’autoreprésentation et à une panoplie de personnages, une fiction cadre fédératrice, Mercier au contraire refuse tout principe unificateur à son œuvre : le présent s’y trouve diffracté dans un ensemble textuel volontairement désordonné et fragmentaire. Il est à noter que ce parti pris d’une écriture qui procède à la fois par morcellement et par totalisation du savoir, est replacé dans un plus large contexte culturel notamment par sa comparaison avec le grand projet encyclopédiste du siècle. L’auteure n’oublie pas par ailleurs de se montrer sensible aux éventuelles modifications dans la pratique du fragment qui peuvent survenir avec le passage du Tableau de Paris au Nouveau Paris.
13Des développements ultérieurs sont consacrés à l’écriture journalistique de Mercier présentée comme une véritable course après le temps où il devient impossible, dans une société qui connaît des mutations incessantes et rapides, de faire coïncider l’écriture et l’actualité. Après avoir donné un panorama succinct des diverses activités journalistiques de l’auteur, G. Boucher exemplifie ce projet impossible et sans cesse renouvelé de capter l’actualité par l’écriture en commentant la fascination de Mercier pour les phénomènes de mode vestimentaire :
Mercier arrive donc à appréhender la mode à travers son mouvement mais il est incapable de saisir autre chose que la traînée lumineuse qu’elle laisse derrière elle en se déplaçant. La mode provoque un véritable duel entre l’écrivain, qui cherche à décrire le monde dans son actualité la plus récente, et le temps, toujours plus rapide que la plume, qui vient le narguer. Ainsi, c’est l’écriture et son potentiel énonciatif que remet en question la fugitivité de la mode : dans le Tableau, la mode se voit sans cesse associé à des réflexions sur le passage du temps et sur l’impossibilité de le suivre par le biais de l’écriture. (p. 196)
14Le dernier chapitre de l’ouvrage réfléchit sur les enjeux historiographiques d’une écriture du présent. « Tendu entre le besoin d’historicisation et le sentiment d’opacité du présent » (p. 219), Mercier exprime dans son œuvre l’idée obsédante selon laquelle, à défaut d’avoir la distance critique nécessaire pour le faire, il serait impossible pour les contemporains d’établir une quelconque vérité historique concernant la société dans laquelle ils vivent. L’analyse se déploie ensuite plus précisément à partir des descriptions de l’événement révolutionnaire dans Le Nouveau Paris. G. Boucher questionne d’abord les enjeux politiques de cette entreprise historiographie puisque « pour les députés qui comme Mercier, continuent à siéger après Thermidor, il devient indispensable non seulement de se positionner par rapport aux politiques montagnardes, mais aussi de se doter d’un discours historique sur la Terreur et sur sa place dans la Révolution » (p. 223). L’étude s’achève par des considérations d’ordre esthétique concernant la création d’effets de sublime dans la description du chaos politique et social de la Révolution.
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15L’ouvrage de Geneviève Boucher constitue en somme une enquête passionnante et originale sur les diverses interactions qui s’établissent entre un imaginaire temporel connaissant des mutations profondes et l’œuvre d’un écrivain se voulant chroniqueur de son temps. Par son souci constant d’inscrire précisément le discours de Mercier dans un vaste contexte socio-culturel, G. Boucher nous donne une image vivante et complexe du phénomène littéraire qui, loin de se réduire à des enjeux abstraits d’ordre formel, se montre comme un moyen d’accès privilégié à des réalités d’un autre temps fondateur de notre modernité.