De quoi slave est‑il le nom ? Enquête sur l’imaginaire d’un mot
1À peine débarqué sur les quais de New York, le héros d’Amerika ou le Disparu de Kafka commet l’erreur de confier sa valise à un inconnu qui la lui subtilise — mais lorsque Karl Rossman se rappelle cet épisode, ce n’est pas le coupable qui lui revient en mémoire, mais un « petit Slovaque1 » qui a passé cinq nuits à guetter que le protagoniste s’endorme dans la cale du bateau afin de lui subtiliser son bien. Au milieu de la foule cosmopolite qui émigre en masse vers le Nouveau Monde, ce personnage d’étranger se détache d’emblée comme une figure fantasmée : apparaissant aux marges de la conscience d’un narrateur somnolent, il traverse la frontière entre le rêve et la réalité. À l’heure d’arriver sur des terres inconnues, il incarne un étranger clairement hostile et pourtant plus proche du lieu d’où part le héros que n’importe quel autre passager ; personnage anonyme et épisodique, il souligne la puissance du stéréotype, au sein même d’une vaste migration qui déplace les identités et modifie les représentations personnelles et collectives. Cet intrigant « petit Slovaque » qui ne cesse d’observer Rossman, pas plus que celui‑ci ne le quitte des yeux, pourrait servir de figure tutélaire à l’ouvrage de Cécile Gauthier, dans lequel la chercheuse mène une vaste enquête sur l’obsession slave dans les espaces français et germanophone, de la constitution du discours sur les nations à la fin du xviiie siècle à l’orée des totalitarismes du xxe siècle.
2Un tel sujet s’inscrit naturellement dans le paradigme des transferts culturels, dont il offre un exemple d’échanges triangulaires entre deux espace culturels en Europe de l’Ouest et un vaste espace transnational et translinguistique plus à l’Est. Mais au sein de ce champ, C. Gauthier propose une démarche originale pour approcher la question du Slave2 : loin d’être une étude purement thématique ou centrée sur la reconstitution philologique de vecteurs de ces transferts, son livre interroge un imaginaire qui se construit dans et par la langue. L’ouvrage propose ainsi une étude du mot « Slave/slave », que le xixe siècle se réapproprie pour circonscrire la foule bigarrée de peuples vivant à l’Est de l’Europe, et des mots slaves, que les écrivains et les dictionnaires français, allemands ou autrichiens incorporent comme des marques d’une identité trouble, mais qu’on se peut s’empêcher de scruter. Dans la lignée des études post‑coloniales qui ont souligné que la différence n’est pas un acquis, mais une construction, la chercheuse mène une réflexion sur l’articulation entre nom, langue et identité qui dévoile les ambiguïtés de ce geste de nomination : si les mots utilisés pour définir le Slave prétendent le désigner comme un autre bien déterminé et doté de traits caractéristiques, en dépit de l’hétérogénéité effective des populations et des sujets que le terme est supposé recouvrir, le discours de la différence qui se forme ainsi est en réalité pris dans un jeu complexe entre identité et altérité. Le Slave, figure de l’« autre total » pour les Français et pour les germanophones du xixe et du début du xxe siècle, contribue en premier lieu à se définir soi‑même comme nation civilisée, mais il peut également servir d’« autre moyen », figure d’étranger sympathique et séduisant par opposition à l’ennemi héréditaire que sont les Allemands pour les Français, et même de « soi étranger » révélant une troublante proximité entre des espaces nationaux que l’on croyait parfaitement homogènes et clairement séparés.
3Cette perspective triangulaire offre un objet de choix pour une étude de littérature comparée, dans la mesure où la langue se fait ici l’instrument d’une comparaison de l’autre et de soi et interroge la constitution d’entités nationales et culturelles. Pour traquer dans la langue ces traces de la fascination pour le Slave, c’est un double corpus qui se trouve ainsi privilégié, constitué à la fois de dictionnaires et de romans. Le croisement peut sembler à première vue d’autant plus périlleux que les bornes chronologiques de deux ensembles textuels considérés ne sont pas identiques : C. Gauthier a dépouillé plus de deux cents dictionnaires français et germanophones, du xvie siècle à nos jours, pour cerner le fantasme, comparer les approches et mettre au jour le « coup de mot » (Henri Meschonnic) que connaît le terme « Slave » à partir du xixe siècle ; en revanche, le corpus romanesque se concentre sur un demi‑siècle crucial, de 1880 à 1930, période incandescente sur le plan idéologique, politique et militaire. Mais la porosité postulée entre ces deux sphères est légitimée par le fait que la langue s’y fait dans les deux cas opérateur de fantasme et support de rêverie : loin d’être objective, la notice de dictionnaire sur le Slave est traversée par les discours idéologiques et anthropologiques du temps et contribue à imposer un répertoire de stéréotypes que le roman développe et transforme à son tour ; le roman est quant à lui un terrain privilégié pour rependre cette interrogation linguistique et culturelle sur le monde slave où les mots qui désignent l’autre et les mots de la langue autre servent à cadastrer un territoire de l’imaginaire. Du dictionnaire au roman, c’est donc à l’analyse de ce vaste texte de la slavité, construit par le mot « slave » et rêvé dans les mots slaves, auquel le livre nous convie.
Langues de feu : le roman étymologique du mot « Slave/slave » entre imaginaire & idéologie
4La première partie de l’étude propose ainsi une lecture transversale des notices de dictionnaires et d’encyclopédies consacrées au mot « Slave/slave » : au‑delà du relevé lexicographique, il s’agit de marquer le statut particulier de ce terme et d’en retracer l’histoire mouvementée. « Slave » est en effet un mot particulièrement labile, dans la mesure où il prétend catégoriser un groupe tout en dépassant tous les éléments sur lesquels s’appuie ordinairement une telle entreprise — qu’il soit appliqué à la langue ou à un peuple, « slave » désigne le pluriel autant que le singulier. Mais, dans le travail de C. Gauthier, la question « Qu’est‑ce que slave ? » cède en réalité le pas à « Qu’est‑ce qu’employer le mot slave veut dire ? » : il s’agit en effet de replacer les interrogations et les hypothèses sur ce terme dans un contexte épistémologique et historique où le geste de nomination se charge d’enjeux idéologiques et politiques complexes. Or, c’est ce Zeitgeist particulier, marqué par le désir d’associer langue, race et nation, qui marque la réappropriation du mot slave et sa promotion soudaine dans les débats du temps. Le cas de ce terme est, ainsi que le montre C. Gauthier, exemplaire de la manière dont la philologie dix‑neuviémiste s’empare d’un objet à des fins expérimentales et idéologiques : jusqu’à la fin du xviiie siècle, le terme, flou et peu fréquent, désignait dans les dictionnaires un peuple antique et était surtout l’objet d’un questionnement sur la forme, dans la mesure où, en français et en allemand, il était concurrencé par le paronyme « esclavon/Sklavon ». Mais au xixe siècle, c’est l’extension du mot « slave » qui se retrouve au centre du débat : donner un contenu à slave, c’est donner forme à la construction identitaire d’une communauté linguistique, qui est un objet privilégié des sciences humaines de l’époque.
5De manière significative, cette « résurrection » (p. 37) ou « réactualisation » (p. 142) du mot se fait de l’extérieur, notamment par l’entremise de Herder qui donne aux Slaves leurs lettres de noblesse dans le concert des nations. Les philologues français et germanophones héritent certes des premières théories panslavistes, elles‑mêmes influencées par les prophéties herdériennes, mais ils se réapproprient profondément cet objet à des fins épistémologiques : le champ d’investigation du mot « slave » devient le laboratoire d’un projet linguistico‑anthropologique qui cherche à élaborer une parenté entre les différents locuteurs des langues slaves et dévoile, sous l’étude des mots, un discours sur les notions de race et de nation et sur leur ancrage dans une langue. À travers une série de synthèses efficaces, C. Gauthier dénoue l’écheveau complexe de l’articulation entre peuple et langue et met ainsi au jour le caractère profondément idéologique du savoir délivré sur les Slaves dans les dictionnaires : la « quête étymologique » sur l’origine du terme s’y trouve par exemple transformée en « démarche interprétative » (p. 52), donnant droit de cité à un peuple sur un territoire donné et cristallisant un préjugé sur la prédisposition slave à l’esclavage qui devient un préjugé commun du discours scientifique, artistique et politique au xixe et au xxe siècles. Derrière le scientisme apparent de la démarche, c’est donc une construction fantasmée qui s’élabore dans les dictionnaires et les encyclopédies du xixe siècle et érige le mot « slave » moins en unité discontinue chargée d’une opération de désignation qu’en support de discours et de savoir constitutif de l’imaginaire dix‑neuviémiste de la slavité.
6Au‑delà de la fascination intrinsèque pour les peuples d’Europe centrale et orientale, le « coup de mot » que connaît « Slave/slave » trouve également sa source dans l’antagonisme entre les puissances de l’époque. Le mot devient en effet un terrain d’affrontement entre Français, Allemands et Autrichiens : signe d’un profond antagonisme philologique, toute l’unité linguistique des Slaves se trouve interprétée différemment de part et d’autre du Rhin (p. 101). À partir d’une même donnée, le mot « slave », les philologues des deux sphères culturelles construisent en réalité un savoir plus général sur l’autre, qui permet de relire et de se réapproprier l’histoire européenne dans son ensemble : le terme « slave » est ainsi beaucoup plus présent dans les ouvrages français, où il sert notamment à mettre en accusation le caractère belliqueux de la « race germanique ». La linguistique française construit en effet un « roman étymologique » qui, à partir de la proximité en allemand entre « slave » (Slaven) et « esclave » (Sklave), sert de preuve à charge contre une Allemagne réputée prompte à imposer son joug à ses voisins (p. 67‑69). Dans un contexte de rivalité politique et militaire, le Slave malheureux, réduit en esclavage et privé de nom propre alerterait sur le danger que représente l’Allemagne en Europe. Le terme de « roman étymologique » souligne bien ce qui est à l’œuvre ici et montre aussi l’intérêt de fonder l’analyse romanesque sur une étude lexicographique : on observe que le dictionnaire construit un modèle d’appropriation du Slave fondé sur une série de données linguistiques élaborées en schémas fantasmatiques (dont le plus important est la tendance à la soumission au plus fort) ; or, cette fiction construite à partir sur langage instaure une communication naturelle avec le roman, lequel viendra à son tour nourrir la notice.
Drôles de types : productivité narrative de la figure slave
7Si la première partie disposait de bornes temporelles particulièrement vastes, destinées à montrer les articulations dans l’histoire du « beau nom de Slave » (Ján Kollár) et la prégnance de cet imaginaire jusqu’à nos représentations modernes, le reste de l’ouvrage se concentre sur un corpus romanesque plus réduit en termes de chronologie et en termes de matière : à travers l’étude de textes au statut souvent très différents, il s’agit de montrer comment, de Rouletabille chez le tsar aux romans d’un Joseph Roth3, les représentations sur le Slave issues de l’histoire des idées et stabilisées dans la langue imprègnent les figurations artistiques. La seconde partie propose ainsi une réflexion sur les stéréotypes associés aux personnages de slaves, qui se caractérisent par leur efficacité narrative et leur productivité, mais peuvent aussi être l’objet de mises à distance ironiques. Ici encore, l’approche croisée qui confronte les regards français, allemands et autrichiens sur leurs voisins plus ou moins lointains de l’Est permet de mettre au jour des attitudes diverses face à la matière slave.
8C. Gauthier montre ici que le mot « slave » prononcé dans un roman suffit à convoquer tout un imaginaire typifié, qui est en prise directe avec les savoirs de l’époque et leur mise en circulation dans un contexte philologique ou journalistique. Le roman européen de la seconde moitié du xixe siècle hérite ainsi d’une figuration très efficace, qui joue sur l’étrangeté, la peur et la séduction et que C. Gauthier reconstitue à partir d’une habile investigation des « emplois marqués » du terme (p. 195) : associés à une forme de primitivité, les Slaves sont perçus comme des êtres sensibles, graves et mélancoliques, qui se complaisent parfois dans une forme de rêverie au détriment de l’action. Leur trait caractéristique est la sensibilité, qui en fait des êtres doués pour la souffrance mais les prédispose également, sinon à une certaine perversité, au moins à une absence de maîtrise sur leurs passions. Ils sont néanmoins hautement séduisants, en raison notamment de leurs caractéristiques physiques attrayantes, comme les cheveux blonds ou les yeux noirs pleins de charme (p. 215‑230). L’idée de « charme slave », si courante en français et à laquelle les romans de l’époque reviennent constamment, souligne bien que la description du Slave répond à un cahier des charges très précis et tend à se figer dans une logique du cliché et du stéréotype.
9Mais au‑delà du caractère attendu de ces figures, C. Gauthier montre comment elles fonctionnent dans le récit comme des machines romanesques, capables de susciter un imaginaire exotique ou inquiétant et de renvoyer à des schémas narratifs déterminés : c’est ce que révèle la « galerie de portraits » (p. 251) que dessine l’ouvrage et où l’on retrouve, comme les figures d’un jeu de tarot, les différents visages de l’imaginaire slave — le prince, le paysan, le révolutionnaire, le traître, la femme slave séductrice, la martyre, le domestique. D’un côté, ces figures semblent décliner le « mythe slave » en une série de mythologies au sens barthésien, dans la mesure où elles sont mises au service d’une idéologie dont elles réalisent les croyances. Cela apparaît clairement dans la différence de valeur de ces stéréotypes dans les deux ensembles culturels considérés : dans le roman français, le Slave est considéré comme une matière exotique et insaisissable, ce dont témoigne le recours à l’adjectif plutôt qu’au substantif, signe d’une forme de renoncement à saisir l’objet dans son essence. Chez les romanciers germanophones, les figures de Slaves font l’objet d’une différenciation plus nette et sont insérées dans des schèmes géographiques, sociaux et historiques qui permettent de les appréhender de manière très concrète. Dès lors, c’est un rapport différent aux formes typifiantes qui se révèle au sein de cet imaginaire commun :
Dans le corpus français, le stéréotype semble relever à la fois du construit et du préconstruit, il est dans le même temps activé et réactivé, tandis que, dans le corpus germanique, il paraît davantage perçu comme un acquis, comme une structure dont le processus de construction s’est effacé, si bien qu’il est réactivé de façon automatique sans qu’il soit nécessaire d’en mimer à nouveau la genèse. (p. 213)
10D’un autre côté, incorporées à la matière romanesque, ces figures valent aussi parce qu’elles servent d’opérateurs fictionnels : elles incarnent des fonctions et elles réalisent des schémas narratifs qui font progresser l’action — séduire, trahir, mourir, par exemple. En usage, les personnages de Slaves révèlent également une forme de distance ironique particulièrement frappante dans le corpus français, où les auteurs réactivent le stéréotype tout en en dévoilant le caractère figé. Ici encore, une différence notable se fait jour entre les deux espaces considérés, « entre outrance et refoulement » (p. 283) : là où le Slave est une figure spectaculaire et hyperbolique dans le roman français (ce dont témoigne sa prégnance dans les formes populaires et dans la prose fin‑de‑siècle), C. Gauthier fait l’hypothèse d’une réticence des romanciers germanophones à l’égard de ce terme, désignant un « étranger proche » perçu, tel le « petit Slovaque » de Kafka, comme une figure d’autant plus hostile qu’elle semble tendre un miroir à l’Allemand ou à l’Autrichien. Or, dans ce contexte où la figure du Slave est un objet de refoulement, c’est souvent par les mots slaves qu’elle fait retour dans le texte.
Prendre langue avec l’étranger : l’altérité linguistique dans le roman des Slaves
11C’est donc à ces langues slaves, présentes dans un contexte romanesque où elles apparaissent comme une matière linguistique allogène, que la troisième et dernière partie de l’ouvrage donne la parole. En effet, les différents traits associés aux Slaves dans le travail d’arraisonnement par le stéréotype se réalisent dans la mise en scène d’un rapport privilégié à une langue d’un autre type. Réputées chantantes, harmonieuses et mélodiques, les langues slaves, telles qu’elles sont représentées dans le corpus romanesque autour de 1900, apparaissent en effet comme les descendantes fantasmées des langues naturelles dont parlaient Rousseau et Herder : elles ont le caractère primitif des peuples dont elles sont la voix, sont associées à une forme de liquidité et de monotonie qui consonne avec la nature slave elle‑même, toute en plaines immenses, et s’incarnent souvent dans une scène où chante une figure subalterne et dominée. D’un côté, ce babil des barbares représente un en‑deçà du langage rationnel et articulé et peut se faire le dangereux véhicule d’un discours subversif lié à la séduction érotique ou à la révolte politique et condamné par le narrateur ou l’auteur ; de l’autre, il renvoie celui qui l’écoute, souvent sans le comprendre, au rêve d’une vie instinctuelle et passionnée ou d’un rapport plein et harmonieux avec le monde, tel celui que suscite chez Charles‑Joseph Trotta la mélopée des paysans ukrainiens dans La Marche de Radetzky (p. 340) — ce type de réversibilité renvoyant au principe même du stéréotype, dont chaque trait positif peut toujours se retourner en son contraire.
12Mais, au‑delà du stéréotype, cette langue primitive et exotique possède en contexte romanesque une dimension métapoétique : en mettant l’accent sur une langue étrangère, les romans défamiliarisent le fonctionnement de la langue en général et permettent d’avoir un regard neuf sur le pouvoir créateur du verbe et le potentiel de séduction et de violence de la parole. Cette opération se réalise à travers trois schémas, « chant de la nourrice, chant de la sirène, chant de l’esclave » (p. 299). Ici, la langue se fait geste, ce qui se traduit par un répertoire d’expressions accentuant l’efficacité de la communication (larmes, silence, regards, etc.), mais aussi par le fait que chaque schéma est associé à une opération fondamentale de la vie humaine : la nourrice donne la langue avec la vie, la séductrice ou le séducteur (songeons au Tadzio de La Mort à Venise) semble promettre son corps, le révolté menace de mort. Le pouvoir de la langue renverse ici le rapport de sujétion auquel le Slave est dit naturellement soumis : à travers la mise en scène de la langue, c’est une rencontre extrême avec l’autre que le roman propose, ainsi chez Thomas Mann où le russe et le polonais ouvrent de « profonds abymes » (p. 367) où le héros se perd.
13Or, la dissolution du sujet dans la « séduction ou [la] menaçante altérité » des langues slaves (p. 421) est un objet particulièrement problématique en cette période marquée par le regain nationaliste : elle peut accroître la méfiance envers ce Slave qui possède une « plasticité démoniaque » (p. 423‑424) et un don pour les langues lui permettant d’endosser de nombreux déguisements, alors que narrateurs et personnages doivent renoncer à fixer son essence et à percer les formes mystérieuses de son langage. Le roman peut ainsi se faire le lieu, non de la rencontre des langues, mais de leur affrontement : c’est tout particulièrement le cas pour le roman de ou sur l’Europe centrale, marquée à la fois par la présence d’Ostjuden,qui échappent aux classifications établies à grand peine sur les habitants d’Europe de l’Est, et par un contexte souvent bilingue. L’analyse des textes de Kafka, mais aussi de l’Autrichien Fritz Mauthner et de l’Allemande Clara Viebig permet à C. Gauthier d’isoler le statut singulier de ce territoire plurilingue : l’Europe centrale apparaît comme une zone d’échanges culturels et de mixité où la langue devient un instrument de résistance ou de soumission au pouvoir du moment, mais où elle dévoile aussi le caractère trompeur de toute doctrine qui présuppose l’intégrité parfaite des espaces nationaux. Ce que dit la langue slave dans le roman mitteleuropäisch, c’est moins l’homogénéité linguistique et nationale d’un territoire précisément délimité que la capacité qu’a la langue de créer du trouble dans l’identité.
Vers un mythe littéraire du Slave ?
14L’ouvrage de C. Gauthier propose une méthode impeccable pour dresser ce panorama d’un terme instable et flou désignant des réalités toujours susceptibles de se scinder, de s’opacifier ou de se dérober. La chercheuse reconstitue avec une grande clarté les ambiguïtés de la pensée linguistique du xixe siècle, où « le discours sur la langue peine à se défaire du regard porté sur soi et sur l’autre » (p. 90) : le livre offre ainsi une série de synthèses très précieuses pour tout lecteur s’intéressant à la matière inflammable que constitue le lien entre langue, nation et race au xixe siècle et au début du xxe siècle. D’autre part, l’ouvrage se distingue des autres approches sur les transferts culturels ou sur la figure de l’étranger dans la littérature par le fait qu’il s’agit de faire parler la langue, dans sa dimension technique et artistique, et de considérer ce que la langue étrangère provoque comme désirs et comme discours. C’est la raison pour laquelle le rapport à la slavité des écrivains d’Europe centrale et orientale eux‑mêmes n’est presque plus évoqué au‑delà du beau sous‑chapitre sur les « panslavismes et messianisme slaves » (p. 126‑141) : non seulement il s’agirait d’un sujet à part entière, mais de plus tout l’ouvrage de C. Gauthier souligne l’intérêt qu’il y a à considérer la question du Slave depuis son extérieur. Ce désir de faire parler la langue explique également qu’on trouve peu de considérations biographiques sur les différents auteurs convoqués dans les analyses : le lecteur pourra parfois regretter de ne pas en apprendre davantage, comme dans les études plus traditionnelles de transferts culturels, sur la formation, les motivations et les expériences concrètes de ces écrivains dont certains sont de véritables slavomaniaques. Pourquoi le Suisse William Ritter est‑il si désireux de promouvoir la nation slovaque, pourquoi le Français Claude Anet revient‑il obsessionnellement au Slave dans ses œuvres ? La riche bibliographie donnera néanmoins l’occasion au lecteur de satisfaire sa curiosité. De même, dans le champ du roman d’aventures, présent par l’entremise de Jules Verne, il aurait pu être intéressant de savoir par quels biais les auteurs sont capables de livrer une description renseignée du monde slave. L’exemple de Jules Verne, comme celui de Gaston Leroux, pose d’ailleurs la question de l’usage spécifique que font les fictions populaires du Slave — dans des fictions qui reposent souvent sur un principe de sérialité (Rouletabille ira aussi « chez Krupp » et « chez les bohémiens », les personnages verniens pousseront jusqu’à la lune après la Sibérie), le caractère stéréotypé des figures est chargé de transformer le lecteur en « machines désirantes » de Slaves, alors que les fictions germanophones, où la dimension populaire est apparemment moins présente, reposent sur une logique du désir plus personnelle. Mais la prise en compte d’un vaste texte romanesque habité par une figure unifiée au‑delà de ses différentes instanciations permet précisément à Cécile Gauthier de construire, à partir d’un « mot‑fantasme » (Daniel‑Henri Pageaux, cité p. 21), une réflexion sur la langue comme espace de métissage, au sein d’un ouvrage qui croise brillamment les champs des sciences du langage, de l’histoire des idées et des études littéraires : il nous apprend qu’un simple mot, cette unité discontinue rejetée par la linguistique saussurienne comme une notion archaïque et inapte à fonder une analyse, peut receler tout un monde bariolé, chaotique et fascinant.