Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
titre article
Guido Mattia Gallerani

L’Essai dans le roman et un cas exemplaire d’hybridation générique, l’essai fictionnel

Vincent Ferré, L’Essai fictionnel. Essai et roman chez Proust, Broch, Dos Passos, Paris : Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2013, 571 p., EAN 9782745325198.

Un nouveau champ d’études, ou un changement de perspective ?

1L’hybridation est un phénomène culturel déjà très étudié dans le champ de l’ethnographie, de la sociologie ou de l’histoire de l’art1, mais elle n’est abordée dans les études littéraires que par des formules vagues et génériques, à cause des définitions forcément transversales employées dans les contributions collectives et des actes de colloque consacrés au sujet2. À partir des dépassements génériques fréquents dans les expérimentations de la modernité, pendant les avant-gardes et par les diverses expériences formelles des protagonistes de la littérature du xxe siècle, un puissant mouvement intellectuel contre les genres littéraires traverse toute la philosophie du siècle et, notamment, trouve son ancrage dans les théories esthétiques de Benedetto Croce et sa dernière formulation, plus déstructurante que nihiliste, dans le célèbre article de Jacques Derrida, « La loi du genre3 ». Le philosophe substitue toute possibilité de reconnaissance générique (les caractéristiques distinctives des genres) à l’idée d’une fluidité d’un genre à travers les autres genres. Dans ce cadre, les genres organisent un champ littéraire réglé par des échanges et emprunts mutuels, et non par séparations singulières. Ainsi le manque de division véritable parmi les genres en annule le concept même et favorise l’emploi du terme hybride pour désigner la forme assumée par tout genre. L’hybridation devient alors un moyen alternatif d’étudier les relations des genres entre eux au moment même où on ne peut plus étudier un genre littéraire comme une forme distincte et indépendante.

2Toutefois, certains chercheurs ont récemment commencé à questionner le phénomène historique de l’hybridation en le séparant d’une interprétation excessivement déconstructive du genre littéraire. S’il est indéniable que les genres pratiquent une hybridation des formes littéraires à partir du romantisme jusqu’au xxe siècle, cette hybridation peut être encore entendue comme une coopération entre les genres littéraires au fur et à mesure qu’un genre cherche à s’approprier et à emprunter des éléments d’un autre genre, et non à l’effacer ou à s’effacer. On peut retenir l’essai parmi ces cas d’hybridation générique « coopérative ».

3Soit que l’on considère l’essai comme un genre naturellement hybride, soit qu’on vérifie le degré croissant de sa présence dans les œuvres narratives au xxe siècle, l’hybridation affecte l’essai à différents niveaux de sa forme et de son histoire. Autre hybridation possible : celle où les essais englobent des éléments issus d’autres formes, fictionnelles, dialogiques ou poétiques. Ce type d’hybridation est le moins étudié. En revanche, les études visant à clarifier le phénomène de l’hybridation entre le roman et l’essai, c’est-à-dire l’entrée dans la forme romanesque des parties qui semblent relever du genre essayistique, sont riches.

4C’est au cours de la seconde moitié du siècle dernier, alors que certains romans hybrides commencent à être publiés, que les prémices de ces études historiques apparaissent. En 1966, Gerhard Haas attire l’attention sur cette présence de l’essai dans le roman moderne4 et, selon lui, la fusion de l’essai dans le roman se fait par la dissolution du premier. C’est cette idée que l’ouvrage L’Essai fictionnel de Vincent Ferré, professeur de littérature générale et comparée à l’Université Paris Est Créteil, conteste pour développer une analyse qui puisse se présenter, sinon comme une théorie complète, au moins comme une proposition digne du rapport complexe que les œuvres fictionnelles de trois romanciers fondamentaux du xxe siècle, Marcel Proust, John Dos Passos et Hermann Broch, entretiennent avec la forme littéraire et la pensée générique à la base de l’essai5.

5Une dizaine d’années après l’étude de Haas, Joseph Halpern enquête sur la combinaison particulière de création fictive et d’élaboration critique dans les essais de Jean-Paul Sartre6. Au sein d’universités des États‑Unis des thèses consacrées au genre de l’essai fleurissent : en 1986, celle de Douglas Hesse se concentre sur le phénomène de l’hybridation du côté de l’essai7. En France, le recueil édité par Gilles Philippe a donné une impulsion à de nouvelles explorations du côté des croisements entre l’essai et le roman8. En attendant des contributions qui consacreront des approches diverses à l’essai, comme la thèse de Bertrand Guest, ou la redéfinition et la synthèse théorique tentées par Irène Langlet9, il est essentiel de souligner deux ouvrages sortis dans les trois dernières années, qui avec l’étude de Ferré se disputeront à l’avenir le champ de recherche sur l’hybridation essayistique dans le roman : Méditation et vision de l’essai  de Pascal Riendeau et The Novel-Essay de Stefano Ercolino10. Si l’étude de Riendeau est intéressante du point de vue des liens qu’il tisse entre l’essai et les formes de l’autoportrait, de l’autobiographie et de l’autofiction (d’autant qu’il envisage les différences génériques entre les trois auteurs ciblés, Roland Barthes, Milan Kundera et Jacques Brault, autour de ce que Riendeau appelle la « littérature intime »), le travail d’Ercolino se rapproche davantage de l’ouvrage de Ferré, dans la mesure où sa compréhension permet d’avancer vers un éclaircissement du même genre d’hybridation.

6Par ailleurs, c’est l’œuvre d’Hermann Broch qui permet apparemment le lien entre les deux recherches. Les Somnambules (Die Schlafwandler, 1931-32) fait partie du corpus commun des deux chercheurs. Mais si le corpus est comparable, des différences apparaissent dans le développement des deux ouvrages. Ercolino s’engage dans l’enquête historique autour d’un genre particulier, auquel il vise à donner reconnaissance générique et qu’il appelle le Roman-Essai (The Novel-Essay). Selon l’auteur, l’on retrouve des réalisations ponctuelles de ce genre en France à la fin du xixe siècle et, ensuite, une évolution en Allemagne et en Autriche  ; en complément de la trilogie romanesque de Broch, Ercolino fait référence à À rebours (1884) et Là-bas (1891) de Joris-Karl Huysmans, Inferno (1897-98) d’August Strindberg, La Montagne magique (Des Zauberberg, 1924) et Doktor Faustus (1947) de Thomas Mann et L’homme sans qualités (Der Mann orne Eigenschaften, 1830-42) de Robert Musil. La thèse d’Ercolino veut que le genre romanesque du Roman-Essai soit la forme narrative de la crise de la modernité : le Roman-Essai désagrège le genre du roman d’apprentissage, qui est une forme symbolique parmi d’autres de la Modernité en littérature.

7V. Ferré, au contraire, s’appuie sur une analyse de trois textes fondateurs du roman moderne non pour recréer de son côté un concept inédit ou un genre littéraire nouveau, mais pour montrer les enjeux fictionnels que Les Somnambules, À la recherche du temps perdu et U.S.A. — la trilogie du romancier américain Dos Passos publiée en 1938 — construisent avec le genre historique de l’essai. La démarche de V. Ferré permet une étude de l’hybridation de l’essai dans le roman par la reconnaissance générique des spécificités communes à ses trois œuvres. V. Ferré emploie même dans leurs différences personnelles un bagage commun de techniques similaires, pour lesquelles il forge un concept de synthèse, celui d’essai fictionnel. Ainsi sont également présentes deux techniques qui sont signalées par Ercolino afin d’expliquer comment le ralentissement du temps narratif est aussi un changement de l’expérience que l’homme fait du temps pendant la modernité11 : le discours indirect libre et la construction par fragments. L’Essai fictionnel s’arrête ainsi moins sur un genre particulier que sur des stratégies textuelles transversales aux œuvres, car Ferré vise à une tentative surtout de poétique littéraire (ch. « Questions de poétique », p. 45‑50), à laquelle on pourrait, à la limite, relier aussi l’ouvrage de Riendeau.

8Ce n’est pas un hasard si le titre de V. Ferré met l’accent sur la collaboration entre essai et fiction, tandis que le titre choisi par Ercolino montre tout de suite son but de plus large reconstruction d’un profil historique pour un genre particulier, le Roman-Essai. En effet, comme l’écrit V. Ferré, « il ne s’agit pas ici de segments narratifs intégrés dans un essai autonome (dont la présence ne signifie pas que celui-ci est fictionnel), mais d’exemples empruntés par les passages essayistiques à la diégèse englobante » (p. 299). C’est donc dans le domaine du roman que l’on reste avec L’Essai fictionnel.

Le corpus romanesque : 1920-1930

9Le corpus des trois œuvres retenues est justifié par le rapport que ces textes de fiction entretiennent avec l’univers des écritures savantes de leur époque. Tout d’abord, V. Ferré considère que, dans les années 1910-1930, une génération d’auteurs s’interroge sur la nouvelle forme à donner au roman (p. 28). Le choix des trois romans s’est fait, en dernier lieu, au regard de la transformation que le genre romanesque connaît à une époque considérée : les années 1920-1930. L’élaboration poétique s’appuie également sur un moment historique particulièrement pertinent pour l’étude de cette hybridation. L’absence ou la rareté du terme « essai » chez les auteurs considérés s’explique sans doute par le fait que les années 1920-1930 marquent à peine le début de l’affirmation de l’essai en tant que genre moderne (p. 85). Rappelons à ce propos le travail de Marielle Macé sur l’essai en France durant la période envisagée. Cette dernière, à travers une reconstruction historique du problème de l’essai, met en évidence la critique faite à l’encontre de ce genre par les intellectuels de l’époque12.

10Si l’on regarde l’ensemble de la production de trois romanciers, on s’aperçoit vite que Proust désigne son Contre Sainte-Beuve (1907-1908) indifféremment comme étude, article, essai ; ou encore, qu’U.S.A. est publié à une période où l’essai devient de plus en plus politique dans sa version américaine (p. 114). Des auteurs proches de Dos Passos, comme Randolph Bourne ou Henry Louis Mencken, ont redéfini l’essai aux États‑Unis pendant que le premier élaborait son œuvre. À ce propos, V. Ferré évoque l’essai polémique envisagé par Max Bense dans son célèbre article13, qui souligne comment la conduite de Dos Passos s’établit vis-à-vis du système des valeurs de la haute société et de la classe moyenne de son pays (p. 119). Dans ses essais biographiques, Dos Passos s’adresse visiblement à un système générique dont l’essai ne peut plus constituer le reflet social correct.

Les structures formelles de l’hybridation de l’essai dans le roman

11Dans les trois romans, on connaît des séquences désignées comme essayistiques par la critique. Même si V. Ferré ajoute d’autres séquences dispersées, mais nettement plus brèves, le rapport de force reste en faveur du roman en relation à l’essai et à son impossible prééminence générique dans ces œuvres : « l’intégration de passages essayistiques dans un roman ne donne pas, à mon avis, naissance à une nouvelle forme de récit — puisque la forme romanesque est bien maintenue » (p. 349). Pour cette raison, l’hybridation considérée concerne le genre romanesque dans le cadre d’insertions qui proviennent de l’essai, dont les trois séquences majeures restent les suivantes :

12— l’« Adoration perpétuelle » du Temps retrouvé (50 p.) chez Proust, pour les considérations sur l’œuvre d’art, sur sa définition véritable et sur l’essence du roman ; on peut y ajouter les développements sur l’homosexualité dans Sodome et Gomorrhe (15 p.) : cette partie apparaît bien comme une recherche de la vérité, qui passe par la démystification et la destruction d’illusions ;

13— dans le troisième roman des Somnambules de Broch, la Dégradation des valeurs qui compte dix chapitres ;

14— les biographies de la trilogie U.S.A. : vingt-six figures du monde ouvrier, de capitalistes, d’hommes politiques (p. 91-113).

15Toute la deuxième partie de l’Essai fictionnel est expressément dédiée aux moyens par lesquels les fragments et séquences qui relèvent de l’essai sont introduits dans le récit. V. Ferré s’attache à réfléchir au rôle que ces passages peuvent jouer dans l’économie générale de toute œuvre narrative. Il explique par exemple, en faisant référence aux trois œuvres dans une visée comparatiste et unifiante :

La place et la fonction de trois séquences essayistiques majeures, qui se situent à la fin de la Recherche et d’U.S.A., ou qui concluent Les Somnambules, amènent à les lire comme les points d’orgue — particulièrement longs, chez Broch et Proust — de trois processus qui arrivent à leur terme, et non simplement comme les derniers passages essayistiques de ces œuvres. La biographie d’Insull (« Pouvoir et superpouvoir » [dans U.S.A.]) met en valeur d’une manière emblématique le lien entre pouvoir économique et politique ; l’« Adoration perpétuelle » fait le bilan des passages essayistiques qui la précèdent, pour les contredire ou les compléter ; l’« Épilogue » des Somnambules combine diérèse et théorie essayistique, comme pour mettre en évidence la nature narrative de la Dégradation des valeurs. La présence du récit fictionnel dans ce chapitre est en effet comme une manifestation du processus que l’on observe entre les séquences, elles-mêmes narratives. Dans le cas de Proust, le contraste entre l’aspect fragmentaire des séquences précédentes et la continuité de l’« Adoration perpétuelle » met en lumière l’évolution des conceptions du Narrateur : les passages antérieurs ne sont bien souvent que des « essais », des tentatives annonçant les théories finales. (p. 294)

16On pourrait envisager deux caractéristiques pour expliquer la relation entre passages essayistiques et romans : discontinuité et interaction, lesquelles s’affirment à partir d’un effet de continuité dans le récit. Cette continuité fait semblant d’exprimer une subordination explicative du récit à la théorie contenue dans les raisonnements essayistiques. En vérité, la relation entre les deux éléments ne se réduit pas à une fonction d’illustration ou d’explication des séquences essayistiques par le récit fictionnel. Par exemple, dans La Recherche la continuité du texte (l’absence de marques typographiques) induit une discontinuité du propos essayistique, qui ne s’élabore pas en un tout défini. Au contraire, les titres des séquences dans U.S.A. et plus encore dans Les Somnambules marquent mieux la césure entre le récit et ces passages essayistiques (p. 171‑172).

17D’ailleurs, la discontinuité est retenue comme essentielle à l’essai pour Adorno14. En effet, chaque séquence essayistique vient interrompre le flux du récit. À partir de cet équilibre entre discontinuité et convergence, la relation entre passages essayistiques et récit fictionnel n’est pas de subordination, car ceux-ci réalisent plutôt une interaction. Plutôt qu’être subordonnés les uns aux autres, les éléments narratifs et essayistiques sont porteurs d’une signification commune, que les parties essayistiques sont chargées d’expliciter (p. 242-243). Pour cette raison, les passages essayistiques d’une part et diégétiques d’autre part dans U.S.A semblent converger, tandis que dans l’œuvre de Proust, ils semblent plutôt discordants.

18Une autre clarification à l’égard de cette hybridation arrive du côté de la différence établie par V. Ferré entre les passages essayistiques susmentionnés et ce que l’auteur appelle les « lois ». Selon lui, il y a des parties courtes à déroulement argumentatif qui devraient être distinguées des passages essayistiques en vertu de leur propos. Les lois sont plus nombreuses que ces passages et s’en différencient par leur brièveté, leur relation au contexte et leur énonciation. Pour résumer brièvement, dans la séquence essayistique, la pensée se déroule en suivant des étapes, même des contradictions. Les lois ont au contraire un caractère plus assertif. Si les passages essayistiques sont du côté de l’essai, les lois restent du côté de l’aphorisme.

19En outre, la loi est souvent illustrée par la situation narrative, qui fonctionne véritablement comme un exemple : fait qui témoigne d’une subordination de la séquence narrative à la loi explicative (p. 214-217). Cela n’empêche pas que les lois puissent avoir une fonction de glissement entre la diégèse du roman et un véritable passage essayistique. Par exemple, selon V. Ferré, dans La Montagne magique de Mann, la théorie prend la forme de lois qui sont échangées dans des dialogues comme ceux de Naphta et Settembrini, même s’il arrive de trouver des passages essayistiques isolés (p. 414-415). Les Faux-Monnayeurs (1925) d’André Gide ou La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre participeraient également, à des degrés différents, du destin des « lois » par la présence du journal, et ce, même si certaines parties s’apparentent à l’essai (p. 416). La fonction des lois ne se limite donc pas à ce rôle d’articulation, de charnière structurale. Les lois participent à la dimension dialogique de trois œuvres et illustrent le dialogisme de l’Essai fictionnel :

La fictionnalisation du je rend impossible toute assimilation d’une vision unique du monde, qui possède la prérogative d’affirmer ou de réfuter les idées présentes dans le texte (ce qui caractérise le roman monologique), avec la position de l’auteur réel. […] Dans U.S.A., À la recherche du temps perdu et Les Somnambules, le statut fictionnel des lois (qui peuvent être prononcées par des personnages, dans des dialogues) et des passages essayistiques – qui relèvent d’un narrateur ou d’un « auteur » (chez Broch), mais sont tout aussi fictionnels –, empêche de considérer les trois œuvres comme monologiques. (p. 340)

20D’un côté, V. Ferré trouve que Les Somnambules constituent le texte le plus dialogique de son corpus : la figure de l’auteur y paraît fonctionner comme conscience unique, mais l’œuvre met en scène d’autres discours qui font contrepoint à celui du passage essayistique de la Dégradation (p. 342). De l’autre côté, U.S.A. paraît comme l’œuvre la plus monologique, car le narrateur des biographies permet au lecteur de juger les théories des personnages ; la Recherche est considérée également comme monologique parce que le narrateur intègre ou rejette les propos des personnages qu’il rencontre, sans qu’il soit toujours possible de déterminer sa propre théorie, toujours susceptible d’évoluer. Par conséquent, le dialogisme créé par la combinaison des passages essayistiques et des lois ne correspond pourtant pas à la description du modèle dialogue idéal. Le dialogisme envisagé dans l’essai par Ferré révèle donc une distance des propos de Mikhaïl Bakhtine, qui se réfèrent à d’autres typologies romanesques plus variées (p. 339-346).

21En conclusion, lois et séquences essayistiques permettent de concevoir une dialectique structurale de l’hybridation de l’essai dans le roman par ses degrés d’apparence différents, soit qu’il s’agit d’une insertion maximale dans le flux continu du récit, comme pour les séquences, soit qu’une présence plus discrète glisse au-dessous de la fiction à travers l’insertion des lois dans les dialogues des personnages.

Essais fictionnels… Un genre ? Quel genre ?

22La fictionnalisation est d’autant plus au cœur de cette étude que l’analyse se heurte à plusieurs reprises au mode discursif propre aux trois romans, qui explorent la parole essayistique. Aucune tierce forme chez Proust ou Musil ne sera retrouvée dans ses pages. Le livre ne porte pas non plus sur la présence d’essai dans le roman ni sur l’essayisme comme attitude ou activité : un statut ambigu et « philosophique » de la présence essayistique dans le roman à la suite des idées de Claire de Obaldia15. Au contraire, la deuxième et la troisième partie de l’ouvrage de V. Ferré sont censées donner un sommaire poétique des fonctions et des enjeux de l’essai fictionnel, tandis que la première partie se concentre sur une perspective de relation dynamique entre les genres.

23La nature abstraite des passages essayistiques pourrait contraster la dimension fictionnelle du récit, qui reste empruntée à la représentation d’une singularité d’une description du monde ainsi que de l’interprétation de l’homme par le moyen de ses personnages. Partir de la notion de mode pour expliquer l’insertion des éléments génériques divers dans la structure reconnaissable d’un genre défini se révèle, pour V. Ferré, impraticable, à cause de la polysémie qui a investi la notion du mode dans le débat critique (p. 350).

24L’auteur cherche plutôt à préciser les difficultés que posent les questions de la fictionalisation de l’essayiste ou de l’interprétation de l’essai comme fiction. Le risque majeur est de réduire l’essai à un genre indéfini ou parasitaire aux genres de fiction, ou au contraire de progresser vers une perte de spécificité du statut du narrateur et de son rapport à ses personnages selon l’identité établie par Paul Ricœur dans Temps et récit (p. 328-330). Selon l’auteur, « l’essentiel est de saisir la nature fictionnelle de ces séquences, leur relation avec le récit, l’unité de l’instance narratoriale et essayistique. » (p. 345).

25Le statut du « je » dans les trois textes représente la clé de voûte de l’interprétation de l’Essai fictionnel. C’est un problème qui vient du « je » du père de l’essai, Montaigne, qui le mobilise en vertu de son statut exemplaire, et nullement de fiction. Le « je » dans l’essai n’est pas fictionnel. « Le je de l’essai au sens strict est moins fictionnel que littéraire ; mois fictionnel, a fortiori, que son équivalent dans des passages essayistiques inclus dans un roman » (p. 323). La fictionalité devient synonyme de littérarité à partir du xxe siècle. La question est alors de savoir si, dans les passages essayistiques, le « je » est aussi fictionnel qu’il l’est dans le récit qui l’entoure :

 De même que le pacte autobiographique, le « pacte essayistique » posé dans un essai au sens strict suppose l’identité entre le je et l’auteur, tandis que ce dernier est, bien sûr, distinct du narrateur dans le cas du récit fictionnel. Des différences semblent aller de soi entre le texte de Proust, où un je unique manifeste son omniprésence, et l’architecture des romans de Broch et de Dos Passos. On va pourtant démontrer que l’opposition entre les types de séquences peut être réduite dans le cas de Broch, par la révélation d’une identité entre le narrateur des fils fictionnels et l’« auteur » de la Dégradation des valeurs ; et que des rapprochements sont légitimes entre le narrateur de [Dos Passos] et celui des biographies, tout comme celui des chapitres diégétiques d’U.S.A. Cette instance ne doit pas, en effet, être réduite à la seule (première) personne grammaticale, mais observée, décelée dans des formules trahissant la présence de subjectivité, parfois même sous des dehors impersonnels. (p. 309)

26V. Ferré recueille tous les indices qui permettent de rapprocher le narrateur des biographies de l’énonciateur dans l’œuvre de Dos Passos : « L’examen de la trilogie révèle l’existence d’un “observateur” (pour parler comme Broch), d’un foyer d’observation, le narrateur de “L’Œil-caméra”, ce qui met au jour la fictionalité du je essayistique. » (p. 315). Une hétérogénéité narrative apparente dissimule un « je » unique et fictionnel dans U.S.A comme dans Les Somnambules. Chez Broch, le statut fictionnel de l’auteur de la Dégradation apparaît également (p. 311). Ferré peut conclure alors que le « je » dans un essai est différent de celui du « je » des séquences essayistiques incluses dans un roman. En définitive, les passages essayistiques d’un roman relèvent bien de la fiction, au même titre que le roman qui les accueille :

L’existence d’une distance unique (même si cette dernière est différente, dans Les Somnambules, U.S.A. ou la Recherche), qui prend en charge le récit et les passages essayistiques, révèle une cohérence importante des trois romans, et a pour corollaire la fictionalité des passages essayistiques, dont on trouve d’autres indices dans leur narrativité, leur référentialité ou encore dans le fait qu’ils empruntent des exemples au récit. (p. 353‑354)

27L’essai fictionnel fait intervenir l’imagination et l’invention de l’écrivain, qui reste au travail comme dans le récit. L’essai fictionnel est une mimèsis de l’essai. C’est la translation de l’essai dans la fiction alors que les passages essayistiques en sont les réalisations textuelles (p. 346).

28L’essai fictionnel est ainsi défini comme la séquence essayistique incluse dans le roman qui produit un effet d’essai « en renvoyant pour le lecteur, non à une forme abstraite et atemporelle d’Essai, mais à des réalisations concrètes, des essais publiés à un moment historique donné, les années 1910-1930, aux États-Unis, en France et dans l’aire germanophone (Allemagne et Autriche) » (p. 354).

29En rappelant le rôle du lecteur, V. Ferré relève que la fonction cognitive des trois œuvres repose pour une large part sur les passages essayistiques. L’essai fictionnel se charge de la connaissance de soi et de la connaissance du monde, tout en révélant une connaissance limitée par la fictionalité du sujet et de ses théories, comme pour le « je » dans l’essai fictionnel, particulièrement évident dans le cas du Narrateur proustien (p. 476-483). L’essai fictionnel semble être limité à la contingence des représentations avec lesquelles il est en rapport, au contraire du pouvoir généralisant que l’essai tout court peut manipuler. En outre, la connaissance à la portée de l’essai fictionnel est limitée aussi par la validation qui est à la base du genre historique de l’essai. Même les thèses développées par l’essai fictionnel doivent être accueillies par le lecteur des trois romans :

Si elles ne sont pas vérifiables suivant un protocole d’expérimentation scientifique, ce sont l’expérience et le jugement du lecteur qui, visiblement, sanctionnent sa vérité, par l’acceptation ou le rejet des théories proposées ; cette vérité demeure donc relative, une nouvelle fois subjective. (p. 495).

30L’essai fictionnel est donc moins un genre qu’un effet qui se produit dans un type de roman moderne à travers la présence discrète, mais capitale, de certaines séquences qui sont des avatars du véritable essai. V. Ferré retrace, par exemple, comment Broch insiste à plusieurs reprises dans sa correspondance sur l’originalité des Somnambules en tant que nouvelle forme de roman et de littérature (p. 378). L’essai est alors conçu comme une forme du modernisme, surtout si l’on part des considérations de Virgina Woolf qui, en 1905 et 1922, relie l’essai à la notion de modernité16.

31Pour conclure, on énonce deux derniers éléments de poétique que V. Ferré donne à l’essai fictionnel. D’une part, l’essai fictionnel poursuit un élan vers une aspiration unitaire alors que les séquences essayistiques entraînent une fragmentation dans le texte. Dans ces romans, le mode d’appréhension du monde relève en fait du fragmentaire ; et pourtant, il y a aussi une aspiration à l’unité commune aux trois romans qui s’inscrit dans la filiation romantique. En vérité, la fragmentation du monde se retrouve dans l’intériorité des individus, chez Broch comme chez Dos Passos et Proust (p. 437). Au croisement de cette fragmentation et de l’aspiration unitaire, le propre de l’essai est alors de proposer une unité temporaire:

Le monde tel qu’il est représenté dans les trois œuvres apparaît à la fois cohérent et morcelé. Cette dialectique est reproduite par leurs romans, mais également par les passages essayistiques qui, bien que fragmentaires, révèlent une tension vers l’unification et la totalité, qui a été mise en relation avec l’exigence romantique de l’universalité. (p. 439)

32Cet élan vers la totalité concerne aussi le lecteur. L’auteur décide de conclure ainsi son ouvrage sur la dialectique entre la fonction cognitive de l’Essai fictionnel et le désir de totalisation d’une forme romanesque dont le lecteur se fait intermédiaire :

L’essai fictionnel paraît donc nécessaire à la recherche de la totalité, manifeste chez Dos Passos, Proust et Broch à cette époque. Il ne s’agit toutefois que d’une aspiration, la totalisation, par le roman, restant toujours incomplète, en raison de la nature même (fragmentaire) des passages essayistiques. Le désir de totalisation va de pair, enfin, avec un désir de connaissance : connaissance du monde et de soi, conçue comme totale. […] C’est en dernière instance au lecteur qu’il revient de statuer sur la véracité des connaissances approchées par ce dispositif dialogique. (p. 510)

33L’essai fictionnel combine tendances rationnelles et irrationnelles au sein de l’œuvre de fiction. Dans les trois romans, les essais fictionnels semblent participer à la constitution d’un principe de combinaison entre rationnel et irrationnel. Il n’existe pas dans les œuvres de Proust, Broch et Dos Passos d’opposition radicale entre les deux dimensions (p. 438-444). Comme l’explique Ferré, « la présence d’un essai fictionnel, qui apporte un élément rationnel au roman, instaure en effet un dialogue entre passages diégétiques et passages essayistiques, entre un pôle irrationnel (les sentiments) et un pôle rationnel » (p. 483). Plus largement, la portée argumentative de l’essai entre en combinaison avec une forme romanesque qui explore le dérèglement du système théorique et symbolique de son époque :

La raison permet de donner une forme à l’irrationnel, en façonnant des œuvres complexes qui sont le fruit d’un travail d’élaboration et de construction très réfléchie ; l’irrationnel accueille (dans le roman, qui lui est associé) un élément rationnel — l’essai fictionnel — qui imprime peut-être sa marque au texte. (p. 444)

34Nous trouvons des marques précises de ce phénomène chez les trois auteurs. L’association d’essai fictionnel et de récit fictionnel permet de combiner le rationnel et l’irrationnel, selon Le Temps retrouvé ; de mettre en lumière l’irrationnel et de l’interpréter, dans Les Somnambules ; d’approcher une connaissance historique et politique, chez Dos Passos. Plus précisément, on peut combiner le désir de totalité et l’aspiration à l’unité avec la fonction cognitive qui est impliquée par cette dialectique entre rationnel et irrationnel. V. Ferré fait une distinction entre les trois auteurs :

35— pour Proust, « une activité rationnelle est indispensable, qui va être assurée par les passages essayistiques ; les impressions et les réminiscences doivent faire l’objet d’un “déchiffrage” des “signes”, qui débouche sur la création d’une œuvre d’art » (p. 484) ;

36— chez Broch, « l’irrationnel est susceptible de recevoir une forme, mais demeure inaccessible à la raison, ce qui rend indispensable le recours à l’essai fictionnel, qui peut proposer une interprétation, dégager le sens, comme le fait l’intelligence dans le roman proustien » (p. 487) ;

37— Dos Passos combine diégèse (associée à l’irrationnel) et essai fictionnel historique (associé au rationnel), dans la mesure où il associe subjectivité et objectivité : « La fictionnalisation des données autobiographiques dans la trilogie est conforme au projet de Dos Passos de concilier récits fictions et expérience personnelle des événements historiques. » (p. 491).

38L’essai fictionnel représente un effet résiduel du genre de l’essai dans le roman, à la fois pour ce qui concerne la forme spécifique du genre ainsi que les enjeux de sa réception chez les lecteurs. Ce genre hybride apparaît alors comme une conséquence littéraire à l’aube d’un raisonnement problématique. Les auteurs doivent composer avec ses limites, sa prise imparfaite sur le monde, son enfermement dans un univers qui cherche pourtant encore — même à une époque de crise de valeurs — à donner une représentation totale de la réalité. Si cette représentation nouvelle dépasse la réalité définie par la tradition, leEssai fictionnel reste néanmoins héritier d’une aspiration romantique chez l’homme moderne.