Intégration cyclique & articulation du Merlin & de la Suite Vulgate
1À la croisée des études littéraires et de l’histoire de l’art, ce livre reprend une thèse de doctorat soutenue en 2011 à l’Université de la Sorbonne Nouvelle. Irène Fabry‑Tehranchi s’attache à étudier la mise en texte et la mise en image du Merlin en prose et de la Suite Vulgate du xiiie au xve siècle dans les divers manuscrits qui contiennent ces textes, que ceux‑ci constituent une Estoire de Merlin circulant indépendamment ou qu’ils soient au contraire compilés avec d’autres textes, appartenant ou non au cycle du Graal. Si d’autres suites ont été écrites pour le Merlin (Livre d’Artus et Suite Post‑Vulgate), témoignant des potentialités narratives de ce texte, elles ne sont que peu mobilisées dans l’étude, puisque très marginales dans la production manuscrite.
2Le Merlin propre, composé vers 1200, nous est parvenu grâce à 53 manuscrits, outre plusieurs fragments, 36 d’entre eux comprenant également la Suite Vulgate, écrite dans les premières décennies du xiiie siècle et quatre fois plus longue que le texte original. Cet ensemble manuscrit constitue donc un champ d’étude riche et passionnant, qui permet d’éclairer les modes de production et de circulation des manuscrits, l’histoire des mentalités médiévales à travers l’étude de la réception des textes, ainsi que les relations entre texte et image, dans une diachronie large, non seulement dans l’Estoire de Merlin mais aussi dans la tradition manuscrite du cycle du Graal et, plus largement, dans l’ensemble de la production littéraire romanesque au Moyen Âge.
3Merlin, personnage particulièrement bien ancré dans la littérature fictionnelle, du Moyen Âge à aujourd’hui, a connu de même un certain succès dans la littérature critique. On retiendra particulièrement sur le sujet les nombreux travaux d’Anne Berthelot depuis sa thèse de doctorat, ainsi que ceux d’Alexandre Micha, de Richard Trachsler et, récemment, sur les prophéties de Merlin, de Catherine Daniel et de Nathalie Koble1. L’importance du Merlin en prose, « un des premiers témoins de la prose littéraire, qui va s’imposer comme forme majeure de la fiction et de l’histoire » (p. 2), a été soulignée par Emmanuèle Baumgartner et Nelly Andrieux‑Reix2. Ce livre s’inscrit également dans l’intérêt renouvelé de la recherche pour le Merlin et ses suites, comme en témoignent la récente réédition (2014) du Merlin propre par Corinne Füg‑Pierreville et l’édition à venir de la version α de la Suite Vulgate par Richard Trachsler et Annie Combes3. Enfin, la thèse de Patrick Moran, soutenue la même année que celle d’I. Fabry‑Tehranchi, sur Lectures cycliques : le réseau inter‑romanesque dans les cycles du Graal du xiiie siècle4, témoigne d’un questionnement commun sur la réception des œuvres constituant le cycle du Graal et sur ses modes de lecture.
4Enchanteur métamorphe à l’origine de l’écriture d’une partie de la geste arthurienne, inscrit dans plusieurs œuvres majeures du cycle du Graal, Merlin fascine, et il n’était pas aisé de renouveler les études portant sur ce conseiller des rois de Bretagne. I. Fabry‑Tehranchi y parvient cependant, grâce à une étude systématique et compréhensive de la tradition manuscrite du Merlin et de la Suite Vulgate.
Méthodologie de l’étude des relations entre texte & image : approche sémiotique & sérielle
5Les relations entre texte et image, caractéristiques de la production manuscrite médiévale, ont été problématisées par un certain nombre de chercheurs, en particulier depuis la deuxième moitié du xxe siècle. Emmanuèle Baumgartner, dans une perspective littéraire, a exploré les rapports entre texte et image dans les romans en prose. Ce développement du roman en prose va de pair, comme Danièle James‑Raoul l’a montré, avec celui de l’enluminure, puisque le texte est désormais dépourvu des repères visuels que constituaient les rimes, les passages à la ligne5… Les conclusions d’Alison Stones sur le cycle du Lancelot Graal et sur les manuscrits enluminés français, relatives aux centres de production des manuscrits médiévaux, et à la dynamique de circulation des textes, sont reprises et exemplifiées par I. Fabry‑Tehranchi6. Elle bénéficie également des études de Keith Busby et Ann Hedeman sur les questions de corpus et les relations entre texte et image dans les manuscrits7. Poursuivant les recherches entamées par Roger et Laura Loomis, dans leur étude fondatrice Arthurian Legends in Medieval Art8, son livre, qui s’appuie également sur des ouvrages critiques très récents en la matière, témoigne d’un regain d’intérêt contemporain de la recherche en littérature médiévale pour l’étude des images. Elle utilise notamment les outils méthodologiques élaborés par Julia Dobrinsky et Maud Pérez‑Simon, qui, avec une thèse sur les manuscrits de Guillaume de Machaut pour l’une, et sur l'iconographie d'Alexandre pour l’autre, mettent l'étude de l'image au centre de leurs travaux9. L'introduction à l'ouvrage collectif Quand l’image relit le texte, co‑écrite par Maud Pérez‑Simon et Sandrine Hériché‑Pradeau10, propose une première synthèse théorique sur ce point. Les ateliers transdisciplinaires organisés par I. Fabry‑Tehranchi et M. Pérez‑Simon depuis deux ans à l’Université de la Sorbonne nouvelle, Regards croisés sur les études médiévales, sur des sujets aussi variés et larges que l’image, le gender ou l’animal, témoignent de leur intérêt commun pour une approche pluridisciplinaire et rigoureuse qui, si elle a toujours plus ou moins caractérisé la recherche sur le Moyen Âge, a besoin d’asseoir ses assises méthodologiques et montre, dans des études comme celle d’I. Fabry‑Tehranchi, combien elle peut être féconde.
6Les relations entre texte et image sont donc envisagées à partir d’assises théoriques solides rappelées dans l’introduction, où l’auteure synthétise dans une perspective critique l’apport de la recherche sur le sujet, tout en justifiant sa propre démarche herméneutique. Elle rappelle tout d’abord que la miniature est une illustration qui a un « rôle de représentation du texte » (p. 10), exigeant donc une analyse sémantique. « Les images ne sont pas [pour autant] le substitut du texte ou sa traduction visuelle, […] elles stimulent et guident la réflexion sur sa signification, encourageant peut‑être une seconde lecture » (p. 13). Elle fait valoir qu’une étude iconographique rigoureuse nécessite dans un premier temps une description des images, une classification et une interprétation qui prend toujours en considération la contextualisation de la miniature envisagée, c’est‑à‑dire son point d’insertion, sa place dans le programme iconographique du manuscrit, sa place dans la tradition iconographique et, plus largement, dans un espace géographique, dans une société, dans une époque donnés.
7Les miniatures étudiées par I. Fabry‑Tehranchi s’inscrivent souvent dans des séries iconographiques, à l’échelle du manuscrit ou à celle de l’ensemble de la tradition manuscrite du Merlin. L’image, qui fonctionne souvent en réseau, « participe à [la] mise en cycle » des textes (p. 481). De fait, une approche sérielle, comparative, est nécessaire à la compréhension et à l’interprétation des illustrations, comme l’a montré Jérôme Baschet11, et l’étude iconographique comparative s’inscrira donc à la fois dans un axe syntagmatique et dans un axe paradigmatique, suivant pour une part le développement linéaire et chronologique de l’intrigue et du programme iconographique illustrant le manuscrit, et mettant en relation, d’autre part, les images se rapportant à un même épisode dans les différents manuscrits du corpus (p. 18). I. Fabry‑Tehranchi prend enfin en considération le langage particulier de l’image, transposition infidèle du texte qui fonctionne sur un ensemble de signes, sur une « grammaire, syntaxe et rhétorique » (p. 19‑20) qui lui est propre, et dont François Garnier a particulièrement bien rendu compte12. L’image constitue donc une lecture concurrentielle du texte qui, conjointement au récit, construit un ensemble pouvant être envisagé comme une unité stylistique, poétique et biographique, une Estoire de Merlin.
8Sa « démarche systématique et exhaustive », « point de départ des études comparatives et diachroniques » (p. 479), contribue ainsi à établir une méthode de lecture conjointe des textes et des images au sein des manuscrits médiévaux. Cette lecture totale et fructueuse des manuscrits permet, dans ce cas précis, de souligner l’importance de l’illustration dans la réception de l’œuvre et dans la constitution d’une figure et d’une histoire de Merlin. Les diverses mises en recueil du Merlin et de la Suite Vulgate permettent de mieux appréhender les modalités d’intégration et d’articulation des textes au sein d’un cycle du Graal dont la lecture est orientée autant par les images que par les outils paratextuels, qui favorisent une interprétation profane ou spirituelle des textes.
Le Merlin en prose & la Suite Vulgate : pour une Estoire de Merlin
9Si l’ensemble composite que constitue la compilation de l’Estoire del Saint Graal, du Merlin en prose et de ses suites, du Lancelot en prose, de la Queste del Saint Graal et de La Mort Artu est aujourd’hui envisagé comme un cycle, transmis comme tel par plusieurs manuscrits de la fin du Moyen Âge en particulier, les relations entre ces textes relativement hétérogènes ne vont pas de soi, comme en témoignent les diverses compilations possibles de ces textes, aucune ne s’imposant de façon décisive et définitive par rapport aux autres, même si des tendances de regroupements peuvent être observées. I. Fabry‑Tehranchi, en explorant la tradition manuscrite du Merlin et de ses suites, montre comment des textes se fondant sur des hypotextes différents, aux tonalités distinctes, tissent des liens entre eux, notamment par le biais des images et des outils paratextuels, pour constituer un ensemble cohérent, et néanmoins toujours marqué par la mouvance.
10De fait, le Merlin et la Suite Vulgate pourrait être envisagé comme un ensemble indépendant, aux bornes chronologiques claires, marquées par la naissance de Merlin et par sa disparition, son enserrement par Viviane. Cependant, Merlin, avec ou sans ses suites, a souvent été transmis, et notamment au xiiie siècle, avec Joseph, parfois également avec Perceval, dans une trilogie du pseudo‑Robert de Boron. La Suite Vulgate, qui s’inspire de l’Historia Regum Britanniae et du Roman de Brut, et qui est autant une histoire de Merlin que celle des premiers faits du roi Arthur, a une tonalité historique et épique qui la distingue des autres textes du cycle, en particulier des textes dont le contenu est plus nettement placé sous le signe de la religion chrétienne, comme l’Estoire ou la Queste.
11Pourtant, en accordant une place relativement importante à Viviane, dont l’apprentissage en magie est détaillé, en introduisant à la fin du texte des aventures chevaleresques et courtoises peu présentes dans le Merlin, en annonçant la naissance de Lancelot, la Suite Vulgate favorise l’intégration de Merlin au cycle du Graal, et en particulier au texte qui lui fait immédiatement suite dans une perspective narrative linéaire, Lancelot. Sur le plan de la chronologie narrative, le cycle du Graal, attesté dès la première moitié du xiiie siècle avec le manuscrit de Rennes (BM 255), et qui connaît son âge d’or au xve siècle, peut en effet s’envisager ainsi :
Estoire del Saint‑Graal
Merlin et la Suite Vulgate
Lancelot, Queste del Saint Graal, Mort Artu
12L’articulation complexe de ces textes avec le Merlin et sa suite et de ce texte source avec la Suite Vulgate est étudiée en trois temps qui permettent de mieux saisir, par le jeu d’une recherche pluridisciplinaire qui s’attache aux textes, paratextes, programmes iconographiques et contextes compilatoires, les modes de composition et de réception de ces œuvres et la façon dont, par sa structuration, l’orientation de la matière narrative peut être infléchie.
Le rôle de la mise en page & de l’illustration dans la constitution d’une Estoire de Merlin
13Le premier chapitre s’attarde sur leur mise en page et leur illustration avec une attention particulière portée au début du Merlin, au point d’articulation des deux textes et au jeu des explicits de l’Estoire de Merlin. La majorité des manuscrits envisagés ont été copiés et enluminés entre la première moitié du xiiie siècle et le milieu du xive siècle, période durant laquelle est produite la majorité des manuscrits illustrés du Merlin et de la Suite Vulgate, dans le contexte d’une professionnalisation du marché du livre et du développement urbain d’ateliers laïcs de production de manuscrits.
14L’illustration et la mise en page liminaires du Merlin inscrivent le texte dans la continuité de l’Estoire del Saint Graal, en lien avec l’histoire sainte, ou mettent en valeur l’enfance d’un nouveau personnage, Merlin, fondamentalement ambigu. Le début de la Suite Vulgate n’est souvent pas autant mis en valeur que celui du Merlin, ce qui renforce la cohésion d’un ensemble pourtant composite, les deux textes ayant été rédigés avec un écart temporel signifiant, et présente ce texte comme une suite et non comme un ouvrage autonome. Cependant l’illustration liminaire de ce texte ne manque pas d’intérêt, et représente régulièrement l’élection divine d’Arthur, à travers le succès de l’épreuve de l’enclume, et/ou les difficultés que celui‑ci rencontre à légitimer son règne naissant. Mise en page et illustration contribuent ainsi à construire le sens du récit et orientent la lecture, bâtissant une unité biographique autour de Merlin ou exaltant les premiers faits du roi Arthur.
15Pour clore cette Estoire de Merlin, les différentes versions adoptent des stratégies différentes qui mettent en valeur la diversité des interprétations de ces textes, inscrits dans des compilations diverses, copies partielles ou totales du cycle du Graal, compilations historico‑épiques ou recueils à visées didactiques ou religieuses. L’étude offre alors un aperçu des jeux d’échos et correspondances iconographiques et textuelles mis en place au sein des œuvres du cycle du Graal et des autres intertextes possibles de l’Estoire de Merlin. Les compilations contenant le Merlin et sa suite révèlent l’hétérogénéité du cycle de la Vulgate arthurienne, qui est finalement moins copié dans son entier que dans une logique fragmentaire révélant des attractions singulières entre les textes, même si aucune compilation n’est nécessaire et que de nombreuses variations existent. Joseph, l’Estoire del Saint Graal, Merlin et la Suite Vulgate semblent ainsi avoir des affinités particulières, tirant leur origine de l’œuvre de Robert de Boron. Cette instabilité de la mise en page et de la compilation de l’ensemble des œuvres constituant le cycle du Graal donne ainsi un aperçu plus général de la façon dont les œuvres étaient copiées, réinventées, lues et reçues au Moyen Âge.
Une lecture orientée : outils paratextuels & variations manuscrites du Merlin et de la Suite Vulgate
16Le deuxième chapitre se penche sur les mouvances textuelles du Merlin et de sa suite, en s’intéressant à l’inscription cyclique des versions longue (α) et courte (β) des textes, α (35 manuscrits) étant plus répandue que β (13 manuscrits). En s’intéressant aux motivations esthétiques et idéologiques à l’œuvre dans β, aux implications des variations opérées par rapport à α, I. Fabry‑Tehranchi s’inscrit dans la lignée des travaux d’Alexandre Micha et de Richard Trachsler. Comme eux, elle considère la version courte comme une version seconde du texte, principalement insérée dans des compilations cycliques tardives et totalisantes. Elle montre, en adoptant une approche très nuancée, comment β favorise l’intégration du Merlin au reste du cycle du Graal, et en particulier au Lancelot, à partir du troisième quart du xiiie siècle, notamment en appuyant la dimension lignagère du récit, rappelant les origines de Lancelot et de ses cousins. Elle remarque cependant que la version α présentait déjà des éléments cycliques, paradoxalement omis dans β. En proposant de longues transcriptions comparées des deux versions, pour le Merlin comme pour la Suite Vulgate, l’auteure anticipe l’édition prochaine de la version α de la Suite Vulgate par Richard Trachsler et Annie Combes.
17Dans un deuxième temps, ce chapitre explore les différentes fonctions occupées par les rubriques et tituli dans les manuscrits, ceux‑ci pouvant résumer le texte, en constituer une interprétation ou une anticipation. Les rubriques peuvent ainsi fournir un soutien précieux à l’identification sémantique du contenu des images, mais aussi se confondre avec les formules d’entrelacement de la fable romanesque. Le développement des tituli et des tables des matières, dont l’usage se généralise, sans pour autant devenir systématique, à la fin du Moyen Âge, va de pair avec l’essor d’une lecture silencieuse et individuelle ; ils prolifèrent dans certains manuscrits, comme dans BL Harley 6340, favorisant une lecture parcellaire et transversale du texte. Les tableaux qui ponctuent l’étude permettent de saisir d’emblée les évolutions diachroniques de ces éléments iconographiques et paratextuels, qui tendent à instaurer une lecture plus guidée. L’appréhension des divers éléments paratextuels des manuscrits, des modes et des orientations de lecture qu’ils instaurent permet de mieux comprendre la façon dont les copistes ont conçu l’articulation du Merlin et de sa suite.
Estoire de Merlin ou Premiers Faits du roi Arthur ?
18Dans son dernier chapitre, l’auteure se penche plus particulièrement sur le traitement iconographique et textuel du personnage de Merlin, avant d’achever son propos par une réflexion sur la place des femmes dans cette Estoire, relativement peu importante et à ce titre symptomatique de la tonalité historique et épique de l’ensemble, même si la fin de la Suite Vulgate introduit une tonalité plus courtoise, afin de ménager une transition vers le Lancelot.
19I. Fabry‑Tehranchi, par une étude systématique des manuscrits, rend compte de l’ambiguïté irréductible et constitutive du personnage de Merlin, dont l’iconographie contrastée souligne le caractère insaisissable. En refusant de s’en tenir aux seuls manuscrits célèbres du Merlin et de sa suite, dont les miniaturistes et les commanditaires sont identifiés et la valeur artistique reconnue, l’auteure met en valeur des pratiques illustratives moins représentées.
20Cette diversité iconographique reflète ainsi le caractère changeant de Merlin. Ses rencontres avec Blaise, qui mettent en scène la genèse des textes, constituent, tant sur le plan iconographique que textuel, un élément de stabilité et de garantie de la piété du personnage : I. Fabry‑Tehranchi parle de « séries narratives codées » (p. 388), auxquelles correspondent des représentations répétitives et stéréotypées. En revanche, les métamorphoses de Merlin, qui posent parfois des problèmes graphiques importants, comme la figuration impossible de l’invisibilité, connaissent un traitement iconographique varié, qui renvoie à l’ambiguïté ontologique irréductible de ce conseiller des rois de Bretagne conçu par un pouvoir démoniaque. L’auteure montre d’ailleurs les limites de la taxinomie du merveilleux établie par J. Le Goff en ce qui concerne Merlin : placé sous les signes conjoints de Dieu et du diable, accomplissant des merveilles qui s’inscrivent dans la matière de Bretagne, il participe à la fois du magicus, du miraculosus et des mirabilis. À rebours du modèle biographique traditionnel sur un certain nombre de points, par l’absence de trajectoire progressive et linéaire, par le caractère épisodique de ses apparitions auprès de Blaise, par le morcellement de ses aventures, la vie de Merlin telle qu’elle est mise en scène par le texte et par l’image, reflète le caractère insaisissable du personnage.
21Plus abondante que celle du texte source, l’illustration de la Suite, tout en constituant un complément iconographique de cette biographie de Merlin, relaie l’orientation historique du texte et valorise les débuts du roi Arthur. Si les aventures militaires sont particulièrement mises en avant, le motif de l’enlèvement – il est vrai associé à un enjeu politique puisqu’il s’agit souvent de souveraines – de la demoiselle aventureuse ou l’importance accordée au personnage de Viviane, préparent la transition vers le Lancelot. Cette étude de l’iconographie du Merlin et de sa suite constitue donc en elle‑même une histoire de la réception des textes et d’une pensée compilatoire.
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22Dans une écriture à la fois accessible, fluide et précise, Irène Fabry‑Tehranchi nous permet ainsi d’appréhender un ensemble manuscrit impressionnant, qui a nécessité, au préalable de toute étude, un long et minutieux travail de transcription des paratextes, des incipit, des explicit et de variations manuscrites des versions α et β, de collection, d’organisation, d’identification et de description des images. Sur les 53 témoins qui transmettent le Merlin, seuls deux manuscrits n’ont pas été consultés, dont la reproduction et l’accès ont été impossibles. Le corps de la thèse même, mais aussi les nombreux tableaux qui y sont interpolés, qui fournissent des renseignements précieux de type statistique ou des informations relatives aux variations manuscrites, aux évolutions diachroniques d’un traitement iconographique donné ou de l’appareil paratextuel, permettent de mesurer l’ampleur du travail préparatoire nécessaire pour une étude rigoureuse des rapports entre texte et image.
23L’objet de la thèse semble avoir influencé son auteure car, si « l’image offre un point d’ancrage dans la matière romanesque, accompagnant la lecture linéaire et favorisant les parcours transversaux » (p. 480), de même, les nombreuses images reproduites, les titres courants, les conclusions partielles à la fin de chaque point, les annexes précises qui guident le lecteur et les tableaux qui appuient efficacement l’étude, multiplient les portes d’entrée de la lecture et invitent à circuler librement dans le texte. La méthodologie qui a guidé l’étude est ainsi également perceptible dans l’écriture. De fait, il s’agissait de considérer à la fois chaque manuscrit dans sa spécificité, mais aussi de tirer des conclusions à l’échelle de l’ensemble de la tradition manuscrite du Merlin, dans sa variété et son unité, en ayant une approche sémiologique rigoureuse de chaque image, mise en perspective dans sa sérialité.
24Les limites de cette étude tiennent en fait essentiellement aux limites inhérentes à toute recherche sur la tradition manuscrite au Moyen Âge, et notamment au manque d’informations relatif aux conditions de production de la majorité des manuscrits, et aux rôles respectifs, différents pour chacun des manuscrits considérés, du commanditaire, du copiste et de l’enlumineur. L’ensemble des manuscrits envisagés, impressionnant, ne permet pas toujours de rentrer dans des analyses détaillées de l’iconographie foisonnante de certains manuscrits et de ses relations avec le texte, ou de proposer une étude paléographique et linguistique précise. Les nombreux articles de l’auteure sur le sujet, publiés ou en cours de publication, constituent ainsi un appoint et un développement apprécié de ce travail ambitieux.
25La comparaison des versions α et β de la Suite Vulgate, qui ne retiennent son attention que sur une moitié de chapitre, pourrait être poursuivie. Gageons que l’édition prochaine d’Annie Combes et Richard Trachsler de la version α de la Suite Vulgate engagera d’autres chercheurs dans cette voie.
26Le traitement iconographique et textuel des femmes dans l’Estoire de Merlin, qui n’intéresse l’auteure que dans un point conclusif assez court, venant soutenir efficacement les thèses développées ailleurs dans le livre sur l’articulation du Merlin et de sa suite et sur la fonction de la Suite Vulgate dans l’intégration de cette Estoire au cycle du Graal, pourrait être utilement développée par une étude comparative qui s’intéresserait également à ces mêmes femmes dans d’autres manuscrits du cycle, comme le Lancelot par exemple. Ces prolongements possibles, loin de constituer des lacunes d’une démonstration efficace, font de cette étude une lecture particulièrement stimulante.
27Le livre d’I. Fabry‑Tehranchi, par l’exhaustivité du corpus envisagé, par la mise en valeur des lectures variées que les manuscrits donnaient des récits, nous pousse à poser un regard réflexif sur notre réception critique des textes médiévaux, sur les choix d’un manuscrit, d’un titre, d’une série iconographique donnés, nous invitant à la fois à la vigilance et à restituer à l’ensemble complexe constitué par les manuscrits enluminés d’une œuvre cette « identité […] fluctuante » (p. 7) qui fait tout le sel des études médiévales.