Colloques en ligne

Alain Vaillant

Le XIXe siècle, à la croisée de la littérature et de l’histoire

The 19th century, at the crossroads of literature and history

Histoire de poulets sans tête

1En guise de préambule, il convient de rappeler ce qui fut l’élément déclencheur conduisant à l’organisation de ce colloque. Le 10 mars 2023, notre collègue Tiphaine Samoyault a eu l’intelligence, dans une émission de France Culture1, d’exprimer son soulagement de n’avoir pas à enseigner la littérature du xixe siècle : « l’intelligence », car le but de tout média est de faire parler de soi, de faire le buzz, comme l’on dit, et le moins que l’on puisse constater, c’est que Tiphaine Samoyault y est magnifiquement parvenue, tout dix-neuviémiste se sentant obligé depuis cette émission de défendre son honneur bafoué. J’avoue que, par tempérament, je préfère, comme enseignant-chercheur, me tenir à l’écart de ces psychodrames universitaires (le précédent remonte à 2006, lorsque le candidat Nicolas Sarkozy avait osé porter atteinte à la mémoire littéraire de La Princesse de Clèves). Je suis d’ailleurs frappé de constater que, contrairement à l’époque, maintenant ancienne, où, nous spécialistes de littérature, nous trouvions nous-mêmes, à l’intérieur de notre discipline, des sujets de dispute (qui n’étaient d’ailleurs pas forcément plus subtils), nous ne faisons de plus en plus que relayer et amplifier des polémiques apparus dans l’espace public : cela ne me semble pas un signe de bonne santé académique.

2Au premier abord, la formule litigieuse paraît évidemment absurde : si l’on devait renoncer à l’enseignement des périodes du passé où nous ne retrouvons pas nos valeurs contemporaines, c’est tout simplement la discipline de l’histoire, et avec elle la connaissance du passé, qui serait condamnée, avec toutes les conséquences calamiteuses que l’on imagine sans peine. Or la connaissance historique de ces périodes jugées condamnables est au contraire considérée, à très juste titre, comme un outil éducatif capital, pour les citoyens ou les futurs citoyens que sont les élèves et les étudiants. Donc, au-delà de la phrase litigieuse, l’intervention de Tiphaine Samoyault pose en effet une question fondamentale : « comment enseigner la littérature du xixe siècle ? » Et d’ailleurs, plus généralement : « comment enseigner la littérature ? » Ou plus simplement encore : « qu’est-ce qu’enseigner la littérature ? » On ne souligne pas assez une singularité, il faudrait dire une tare, de notre discipline. Un professeur de mathématiques fait des mathématiques ; un professeur de la sociologie fait de la sociologie ; un professeur d’histoire de l’art fait de l’histoire de l’art, un professeur d’arts plastiques fait des arts plastiques. Mais que fait un professeur de littérature ? Certainement pas de la littérature (à l’exception des ateliers d’écriture et de la toute nouvelle spécialité de recherche-création). Mais quoi donc ? De l’histoire littéraire ? De la critique littéraire ? De l’explication de texte ? Les études littéraires forment la seule discipline universitaire qui ne sait pas vraiment quels sont sa finalité ni même son objet (puisque l’on ne s’entend pas non plus sur la nature et le contenu précis de ce que nous nommons littérature). Si bien que nous, qui sommes censés l’enseigner, ressemblons à ces poulets sans tête courant dans tous les sens, dit-on, après avoir été décapités.

3Dans la pratique, le professeur de littérature fait lire à ses étudiants, ou à ses élèves dans l’enseignement secondaire, des textes dont il espère qu’ils peuvent les intéresser et dont il leur parle d’une manière quelconque. Le cours de littérature ressemble alors à un club de lecture plus ou moins élaboré, et agrémenté le cas échéant de quelques connaissances érudites. Et, dans les faits, l’ouverture de l’université à la littérature contemporaine, parfaitement légitime dans son principe, a contribué en réalité à encourager cette confusion. Or, pour que le club de lecture ait du succès, on comprend parfaitement que la fonction principale de l’enseignant soit de choisir les textes les plus proches des préoccupations de son public, autrement dit, de son idéologie — ou de ses valeurs, comme l’on dit aujourd’hui. La seule manière de répondre utilement à Tiphaine Samoyault est donc de dissiper ce malentendu. En tant que professeur de littérature, je ne suis pas un super-lecteur et je me sens encore moins investi de la mission d’un critique littéraire. Je ne vois d’ailleurs pas en quoi mon statut professionnel me donnerait quelque autorité que ce soit pour influer sur les sentiments, les émotions ou les pensées qu’une œuvre quelconque peut susciter chez des lecteurs, seraient-ils des étudiant.e.s.

4Gérard Genette avait déjà écrit en 1972, dans Figures III, que la « critique littéraire » (disons le commentaire des œuvres individuelles) impliquait la connaissance d’un vaste ensemble de réalités sous-jacentes ou transcendantes aux œuvres (Genette, 1972, p. 9-11) qu’il nommerait en 1979 l’architexte (Genette, 1979). Son analyse relevait d’un savoir spécifique qu’il nommait la poétique ou la théorie littéraire et qui était évidemment à ses yeux le vrai domaine de compétence d’un enseignant-chercheur. Ce point de vue me paraît encore totalement valide, à cette énorme nuance près que, pour Genette, cette poétique, strictement structurale, devait résolument tourner le dos à l’histoire littéraire, considérée par lui, sinon comme une « fumisterie » (même s’il avance le mot dans une sorte de dénégation), mais comme une simple « discipline annexe » (Genette, 1972, p. 11). Je crois au contraire que cette poétique, appliquée à des objets qui sont par nature des réalités sociales, ne peut être qu’une poétique historique, adossée à une histoire globale de la communication sociale, et que l’analyse ou le commentaire des œuvres individuelles, tels que je peux les mobiliser dans mon champ disciplinaire, ne peut se comprendre que dans ce cadre historique (Vaillant, 2010). Dans la pratique, il s’agit, non seulement d’inscrire l’histoire littéraire dans l’histoire sociale, ce que nous faisons naturellement, mais de prendre en compte les évolutions du faire littéraire, c’est-à-dire tout ce qui touche aux formes, aux modalités d’écriture, aux conditions les plus concrètes du processus d’invention, d’élaboration et de circulation des œuvres. Car il faudrait commencer par parler d’œuvres, en oubliant le mot scolaire de « texte » : le texte n’est pas une notion littéraire ; les écrivains font des livres, des romans, des poèmes, des œuvres, mais jamais de textes. Le « texte » est un mot d’origine religieuse et scolastique ; il désignait, au moyen âge, l’extrait des Écritures saintes que le prédicateur commentait en chaire ou le passage des Pères de l’Église que les scoliastes glosaient. Par extension, lorsque la culture se laïcise, le texte en arrive à signifier, selon la définition de la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694), « les propres paroles d’un Autheur, considérées par rapport aux notes, aux commentaires, aux gloses qu’on a faits dessus ». Ces deux sens, religieux et profane, sont encore ceux que retiennent le Littré en 18722 et l’Académie en 19323 : dans les deux cas, c’est l’acte de commenter, la relation entre un glosateur et l’écrit soumis à son interprétation, qui constitue le texte comme texte. Le texte n’appartient pas au vocabulaire de l’écrivain, mais à celui du professeur.

Plaidoyer pour l’histoire littéraire

5Cette conception résolument historienne peut apparaître bien indigeste, trop exigeante ou trop abstraite pour être mobilisée dans un cadre pédagogique. Je crois que c’est tout le contraire, et un exemple vaudra mieux qu’une longue démonstration. Un des faits majeurs de la littérature du xixe siècle est l’extraordinaire promotion du récit (notamment sous la forme bientôt canonique du roman réaliste à la troisième personne) qui supplante progressivement l’éloquence et la poésie, comme forme matricielle de la littérature : ce n’est pas un hasard, bien sûr, si la poétique prônée par Genette aboutira en réalité à une narratologie. Or ce vrai séisme culturel, qui bouleverse tous les cadres de perception et d’évaluation du fait littéraire, résulte de deux évolutions sociales majeures. Les historiens parlent de la première comme de la « révolution de la lecture » (Engelsing, 1969) et la situent autour du xviiie siècle. La communication littéraire ne se caractérise plus par l’art de parole (sous la forme de l’éloquence, du discours argumentatif, de la conversation ou de la poésie), mais par la lecture, solitaire et individuelle, du livre, par un public de plus en plus nombreux et socialement divers. Le deuxième bouleversement est constitué, dans la suite du premier, par l’émergence de ce que l’on nomme aujourd’hui « la civilisation du journal » (Kalifa, 2012), pour désigner l’entrée de la France (et, au-delà, de l’Occident) dans l’ère médiatique (cette fois au xixe siècle). La logique médiatique, qui régira désormais la sphère culturelle, a pour effet de transformer radicalement le rapport au réel aussi bien qu’à l’écriture. Le journal a en effet pour objet de représenter le réel sous toutes ses formes — le réel le plus quotidien et le plus banal dans lequel baignent les existences ordinaires — ; et l’écrivain se voit assigner la mission, totalement nouvelle, de mettre en forme la représentation littéraire du réel. Et il va de soi que cette représentation de la réalité entraîne avec elle la masse des stéréotypes, des idéologies, des valeurs forcément datées qui fait si peur à Tiphaine Samoyault. Quant aux principales innovations littéraires du xixe siècle (le réalisme pour le roman, la « modernité » pour la poésie), elles sont les conséquences directes de ces deux bouleversements (le livre et le journal), d’où découle aussi, sans que nous en ayons toujours la conscience historique, notre perception actuelle de la littérature. Non seulement cette mise en perspective historique n’a pas de quoi rebuter un public d’étudiant.e.s, mais sa révélation, si elle est bien menée, peut et doit passionner une jeunesse qui voit, année après année, les bouleversements tout aussi spectaculaires liés à une autre révolution, celle du numérique. Le vrai mal de l’enseignement littéraire, c’est la réduction de l’histoire littéraire à une succession de notions héritées de la vieille tradition scolaire (pour le xixe siècle : romantisme, réalisme, Parnasse, symbolisme, etc.), dont la présentation hâtive sert de préalable à ce qui est considéré comme l’essentiel, le club de lecture évoqué ci-dessus. Or on voit bien que ces notions, détachées du réel historique, ne sont que des étiquettes dénuées de sens et apparaissent alors pour ce qu’elles sont, de pures abstractions qui retirent à l’avance aux œuvres étudiées aussi bien leur véritable historicité que leur actualité.

6Car il n’est pas vrai qu’une œuvre ancienne, pour les valeurs historiquement datées qu’elle contient, deviendrait nécessairement illisible. On ne peut qu’être frappé du contraire. Les historiens nous apprennent que, dans la Grèce antique, la femme, enfermée dans son gynécée, jouissant de droits limités et reléguée à la sphère familiale, subissait une forme particulièrement sévère de patriarcat. Et pourtant, chacun peut aujourd’hui lire dans l’Odyssée les états d’âme de Pénélope ou de Nausicaa, chez les tragiques grecs la souffrance d’Antigone ou d’Andromaque sans s’imposer de trop fortes contorsions imaginatives. À bien considérer les choses, contrairement à ce que suggère Tiphaine Samoyault, c’est la lisibilité d’œuvres pourtant très anciennes qui est frappante. Pour l’expliquer, Paul Bénichou en avait appelé, en 1967 (dans L’Écrivain et ses travaux), à ce qu’il appelait « l’entretien ininterrompu, à travers les générations, des auteurs et du public », où il voyait « le postulat même de la littérature, qui se fonde sur l’entente ». Et il ajoutait, avec une pointe de lyrisme que nous n’oserions plus manifester aujourd’hui : « Avouerai-je que je tiens pour évidente l’existence d'une nature humaine assez constante, de mémoire de lecteur, pour que, de la Bible à Montaigne et de l’Iliade à Baudelaire, soit possible la vaste communication, qui nous porte et nous inclut tous ? Si l’on en doute — j’entends si l’on en doute autrement qu’en paroles — c’est alors qu’il faudrait se demander avec angoisse : qu’est-ce que la littérature ? » (Bénichou, 1967, p. XV). Il faut faire attention aux mots précis qu’emploie Paul Bénichou. Il ne défend évidemment pas l’idée d’une « éternité de la littérature », de son échappée hors du temps de l’histoire ; il parle seulement d’une « nature humaine assez constante » et, d’ailleurs, en évoquant un ensemble allant de la Bible à Baudelaire, on voit bien que, sans le dire, il circonscrit la culture occidentale qui, au regard de l’histoire des civilisations, constitue en effet un ensemble assez homogène.

7Mais c’est chez l’historien Fernand Braudel que l’on trouverait une caractérisation plus précise de cette « nature humaine assez constante ». On associe Braudel à la notion de longue durée », théorisée dans un article paru en 1958 dans la revue Annales (Braudel, 1958). On se rappelle que Braudel y oppose le « temps court » de l’histoire événementielle au « temps long » de l’histoire économique et sociale — en y ajoutant d’ailleurs un moyen terme, avec la notion de « conjoncture ». Mais on se souvient moins que, dans le même article, Braudel avoue sa fascination pour ce temps très ralenti (de la géographie physique, en particulier) où les évolutions sont si lentes qu’il paraît presque s’être arrêté. De ce temps presque immobile de l’histoire très lente, Braudel donne deux exemples, l’histoire climatique qui modèle les données géomorphologiques (l’accélération induite par le réchauffement climatique n’était pas encore à l’ordre du jour en 1958), mais aussi l’histoire culturelle : « L’homme est prisonnier, des siècles durant, de climats, de végétations, de populations animales, de cultures, d’un équilibre lentement construit, dont il ne peut s’écarter sans risquer de remettre tout en cause. […] Mêmes permanences, ou survivances dans l’immense domaine culturel » (Braudel, 1958, p. 731-732). Nous savons d’ailleurs maintenant, grâce aux sciences cognitives, que ce temps très long de la culture se fond avec le temps de la nature. Il y a chez l’animal humain des capacités cognitives, émotionnelles, réflexives, empathiques, logiques, qui sont mises en œuvre dans ces productions langagières complexes que sont les œuvres littéraires, et il n’est donc pas étonnant que nous retrouvions dans les littératures historiquement et géographiquement lointaines (car il faut alors sortir de cet Occident dans lequel campait sans le dire Bénichou) des mécanismes anthropologiques qui excèdent, de très loin, la longue durée de l’histoire culturelle, telle que je viens de l’esquisser pour les xviiie et xixe siècles. C’est même la singularité de la littérature — et, selon moi, le principal objectif que peut se fixer son enseignement — de faire prendre conscience de ce feuilletage extraordinaire de rythmes et de temporalités, allant du temps indéfiniment ralenti de l’anthropologie au temps court de l’histoire littéraire événementielle, en passant par le temps très long des civilisations, tel que suggéré par Braudel, et le temps raisonnablement long de l’histoire culturelle, que j’ai évoqué avec la révolution de la lecture et l’entrée dans l’ère médiatique. On mesure, en comparaison, combien une lecture strictement actualiste de la littérature serait réductrice, si elle devenait la norme de l’enseignement littéraire. D’ailleurs, comme c’est la lecture à laquelle procède spontanément tout lecteur dans sa pratique ordinaire, je ne vois pas bien ce que l’enseignement pourrait de surcroît lui apporter et, surtout, quelle légitimité il aurait pour le faire : tout lecteur est libre de ses sentiments et de ses pensées face à un texte ou à toute autre production culturelle, et c’est heureux ainsi.

Le xixe siècle, pro et contra

8Mais il est vrai que le xixe siècle pose un problème particulier. Il est à la fois trop proche et trop lointain. Trop proche pour que le sentiment de proximité rende suffisamment sensible aux phénomènes de longue durée (immédiatement perceptibles, par exemple, à la lecture d’Homère) ; trop lointain pour que l’évolution des idéologies et des représentations ne produise pas une impression troublante d’obsolescence.

9Il convient d’abord de noter que ce mixte de familiarité et d’étrangeté est très variable selon les générations. N’étant moi-même plus très jeune, j’ai eu des grands-parents qui étaient nés au xixe siècle ; j’ai lu très tôt la littérature du xixe siècle (Dumas, Verne, Hugo, Balzac) ; je suis, entre autres choses, spécialiste de Rimbaud et, si je le suis devenu, je crois que c’est en grande partie parce que, ayant mes racines ancestrales dans le Nord populaire et rural, je me trouvais de plain-pied avec l’univers de Rimbaud. Il y a, dans les poèmes de Rimbaud, des obscurités textuelles que j’ai immédiatement dissipées, non par habileté herméneutique, mais parce que j’identifiais immédiatement un référent qui appartenait à mon propre univers mémoriel. Je me rappelle aussi, à ce propos, une remarque, mi-sérieuse mi-plaisante, faite dans une conversation par Maurice Agulhon : le xixe siècle, selon lui, s’était achevé vers 1960. Il voulait dire que, à coup sûr dans la sphère provinciale qui était son domaine de spécialité, la société française n’avait pas tant évolué depuis le xixe siècle, au moins jusqu’à la fin des Trente Glorieuses et l’entrée dans notre contemporaine « société de consommation ». Quant à moi, il me semble parfois que, de manière à la fois nostalgique et évidemment fantasmatique, j’associe inconsciemment le xixe siècle à mon propre imaginaire biographique (à la fois pour mes souvenirs de jeune lecteur ayant systématiquement campé dans ce siècle et pour ces souvenirs familiaux restant à l’état de traces dans ma mémoire). Pour mes étudiants, nés au xxie siècle, le xixe siècle est très, très lointain ; il n’est qu’un objet d’étude, comme les xviie et le xviiie siècles, et j’aurais tendance à penser que ces débats très vifs autour de l’actualité de ce xixe siècle tiennent en partie à ces différences mémorielles d’une génération à l’autre, voire d’une personne à l’autre.

10Pourtant, d’un point de vue historique, cette proximité avec le xixe siècle, même partielle et imparfaite, constitue un immense avantage pédagogique. D’abord, parce que nous disposons d’une masse de connaissances et de documents qui est sans comparaison avec les époques précédentes. Sainte-Beuve notait, à propos des auteurs classiques (il pensait en fait à ceux de l’Antiquité), que l’on en était réduit à une critique admirative, faute de connaissances suffisantes sur les auteurs et leur environnement historique (Sainte-Beuve, 1865, p. 15-16). En l’occurrence, le xixe siècle est le premier où, en plus de toutes les données de l’histoire matérielle, on dispose, grâce au Dépôt légal des livres et des journaux, d’immenses corpus textuels à explorer. Même si je ne les fais pas lire à mes étudiant.e.s, je sais qu’ils existent et je les ai assez fréquentés pour pouvoir ressusciter, au moins en imagination, le monde réel du xixe siècle.

11Ensuite, le xixe siècle est la période où la France (et l’Europe en général, selon des chronologies variables en fonction des contextes nationaux) bascule dans le monde qui est encore le nôtre : c’est à ce moment que naissent les médias de masse, le capitalisme consumériste, la démocratie parlementaire, les technologies industrielles, la mondialisation économique, la modification ou la destruction à grande échelle de la nature et de ses ressources. Ce grand basculement, que nous nommons « modernité », il est passionnant de le saisir pour ainsi dire à l’état naissant, chez des auteurs chez qui ce bouleversement produit un effet de sidération et qui traduisent des réalités auxquelles nous nous sommes désormais habitués dans des textes d’une force extraordinaire. Si bien que, en retour, ces textes, situés à l’orée de notre modernité, sont, en réalité, d’une actualité frappante, tout en apportant une extraordinaire profondeur de champ historique. On songe, par exemple, au réquisitoire saisissant de Baudelaire contre le capitalisme moderne et ce qu’il considère déjà comme une américanisation du monde ; l’incipit suffit en quelques mots à en donner le ton à la fois tragique et flamboyant : « Le monde va finir ; la seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? » (Baudelaire, 1975, p. 665). Ce qui frappe surtout, dans la littérature du xixe siècle, c’est son extraordinaire actualité — à condition, cependant, de la ressaisir dans le contexte historique qui est le sien. Il n’y a donc aucune contradiction entre une approche historiciste de cette littérature et sa lecture contemporanéiste : au contraire, celle-ci doit se nourrir de celle-là.

12Mais, bien sûr, il y a le racisme et le sexisme, dit Tiphaine Samoyault. D’abord, il faut y voir de près.

13Pour le premier, il est indéniable qu’il y a eu, surtout dans le scientisme diffus qui, dans la deuxième moitié du siècle, a accompagné les progrès spectaculaires des connaissances scientifiques et technologiques, un déplacement assez massif de la curiosité intellectuelle de l’histoire des sociétés vers la biologie humaine. Ce déplacement a incontestablement encouragé une interprétation racialiste des différences culturelles observées à la surface du globe, depuis que les marines européennes, surtout à partir du xviiie siècle, l’explorent de plus en plus systématiquement puis le colonisent. Mais, indépendamment de sa qualification racialiste, le fait majeur est une conception beaucoup plus ethniciste des sociétés humaines, qui conduit à essentialiser les peuples, en fonction des caractères psychologiques et physiques qu’on leur prête : on n’hésite donc pas à distinguer rigoureusement l’Allemand de l’Anglais ou du Français, d’ailleurs aussi caricaturalement qu’on le fait pour le Juif et le Chinois, mais cette caractérisation s’applique aussi bien à l’Auvergnat du Curé de village ou au Breton des Chouans, qui ne sont pas mieux traités que le Juif du Cousin Pons. Cette typification, qui peut apparaître aujourd’hui comme une stigmatisation insupportable, était à l’image de sociétés encore à faible mobilité géographique et pour cette raison très homogènes, si bien que, dans les campagnes françaises, les habitants d’une vallée n’hésitaient pas à considérer comme des hommes d’une autre espèce les habitants de la vallée voisine. Il serait absurde d’apprécier toutes ces catégories ethniques à l’aune de nos sociétés ouvertes et mondialisées.

14L’essentiel, qui prête davantage à conséquence, porte sur la notion même de civilisation : l’idéologie la plus largement partagée, au xixe siècle, est, d’une part, que, indépendamment de considérations raciales, il existe parmi l’ensemble des civilisations des stades différents d’évolution et comparables en termes de progrès (il y aurait donc des civilisations meilleures que d’autres), d’autre part, que l’histoire du monde se résume à une compétition entre ces mêmes civilisations. Aujourd’hui, nous n’admettons plus cette conception scalaire et comparative des civilisations, et encore moins l’idée que la civilisation, au singulier, se résumerait à un processus unique ; d’autre part, nous nous représentons les relations entre les nations en termes de culture, en termes d’échange ou d’hybridité plutôt que de compétition. Mais justement, au moment où reviennent en force des représentations antagoniques en matière de géopolitique, il est très instructif de remonter à la source des débats contemporains, surtout si cette source vient heurter nos sensibilités. J’ai toujours un grand succès de curiosité, lorsque j’analyse avec mes étudiant.e.s l’étude que, en 1833, le philosophe Théodore Jouffroy, libéral progressiste et ami de Victor Cousin, consacre à « l’état actuel de l’humanité », résumant sans doute la doctrine la plus largement partagée par les intellectuels de l’époque. La thèse qu’il y défend peut se résumer en quatre formules. 1/ Trois civilisations se partagent la domination du monde, caractérisées selon lui par une religion, c’est-à-dire un système de croyances offrant « une solution complète des grandes questions qui intéressent l’humanité » (Jouffroy, 1833, p. 76) : il s’agit pour Jouffroy du christianisme, de l’Islam et de l’hindouisme (que l’on est tenté d’étendre à la palette élargie des spiritualismes orientaux). 2/ Parmi ces trois civilisations, le christianisme est destiné à l’emporter sur les deux autres, et le prouve en effet (par les conquêtes coloniales). 3/ La civilisation chrétienne est elle-même dominée par trois nations supérieurement civilisées : la France, l’Angleterre et l’Allemagne. 4/ Entre ces trois nations, la prééminence revient à la France. Chacune a son domaine d’excellence, le sens pratique pour l’Angleterre, la science et l’instruction pour l’Allemagne, l’intelligence pour la France : « la France est le pays du monde où les idées sont le plus avancées ; il y a chez nous un bon sens dans les esprits et une clarté d’intelligence qui fait de nous la nation philosophique par excellence ; aucune autre n’a tant contribué à éclairer le monde ; il semble même que les idées des autres peuples ne puissent devenir populaires que quand elles ont été clarifiées, mises en ordre par nos écrivains » (Jouffroy, 1833, p. 93). Lire et faire étudier ce texte à des étudiants, après deux guerres mondiales dont les trois nations supposément supérieures de l’Occident ont été les protagonistes et compte tenu de l’état actuel à la fois de la France et des relations internationales, fait toujours son effet assuré ; il donne surtout à méditer sur la double variabilité des idéologies et des réalités historiques — mais aussi sur quelques permanences.

15Quant au sexisme ou, plus exactement, au mépris de la femme, il est si omniprésent, si partagé par tous qu’il est inutile de s’y attarder davantage, même s’il se formule de façon plus ou moins brutale et même si l’infériorisation sociale de la femme n’empêche pas, n’a sans doute jamais interdit la délicatesse des sentiments dans une relation intime entre deux personnes. On peut résumer ce sexisme du xixe siècle par la formule brutale de Baudelaire, évidemment en forme de provocation faite pour scandaliser : « La femme ne sait pas séparer l’âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux. — Un satirique dirait que c’est parce qu’elle n’a que le corps » (Baudelaire, 1975, p. 694). Et si l’on veut allier l’homophobie à la misogynie, il y a encore celle-ci : « Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste » (Baudelaire, 1975, p. 653). Ce qui n’empêche pas le même Baudelaire d’être parfaitement conscient du statut de la femme dans la société bourgeoise de son époque et de le dénoncer indirectement, à sa manière très ironique. De même Rimbaud, s’il condamne, dans « Les Sœurs de charité », la sensibilité féminine, résumée par la formule très méprisante « monceau d’entrailles, pitié douce » (Rimbaud, 2009, p. 134), c’est qu’il y voit, comme il l’écrit dans sa célèbre lettre dite du Voyant, la triste conséquence de « l’infini servage de la femme », soumise à « l’homme, jusqu’ici, abominable » (Rimbaud, 2009, p. 347). De fait, il est deux erreurs symétriques que l’on commet trop souvent à l’égard des grands écrivains du passé : la première est de considérer leurs œuvres comme le simple reflet des idéologies de leur époque (souvent condamnables, à l’aune de nos propres idéologies, qui ont toujours à nos yeux le mérite immense d’être les nôtres) ; la deuxième de les exempter par avance de tout errement idéologique, pour la seule raison qu’ils seraient de « grands écrivains ». Sur ce plan, l’excès de révérence admirative n’est pas moins absurde que le réductionnisme idéologique.

L’indifférence en matière de littérature

16De fait, qu’il s’agisse de racisme, de sexisme ou de toute autre idéologie en -isme, tout écrivain, d’ailleurs comme tout philosophe, est naturellement immergé dans le discours social de son époque et le relaie par les mots mêmes qu’il emploie, même s’il en a conscience et va jusqu’à en instruire le procès. Il s’agit, ici comme toujours dans le monde réel, d’un phénomène scalaire : le degré de lucidité idéologique des écrivains est à apprécier sur pièces, œuvres en main. L’exemple de Flaubert est particulièrement emblématique. Il serait sans doute très excessif de le réduire à son apparence d’écrivain rentier, dispensant confortablement son mépris bourgeois à l’égard du monde entier : les femmes, les révoltés de 1848, les « écrivants » de métier (à commencer par les professeurs et les journalistes) qui prétendent prodiguer des vérités toutes faites et font surtout concurrence à l’écrivain artiste qu’il veut être, et pour terminer, parce que l’on n’est jamais si bien servi que par soi-même, la bourgeoisie elle-même — ce qui ne détourne d’ailleurs pas le même Flaubert de reproduire dans ses romans des stéréotypes qui auraient facilement trouvé leur place dans son Dictionnaire des idées reçues. Mais il n’est pas non plus raisonnable d’en faire, selon une pente naturelle de la critique flaubertienne, un sage toujours profond et supérieur, protégé par principe de toute contamination idéologique.

17Car la littérature n’a aucune raison de jouir sur ce point d’un privilège qui le mettrait à part de la loi générale. Toute œuvre d’écrivain et, répétons-le encore, de philosophe, est un corps-à-corps avec l’idéologie — un corps-à-corps historiquement inévitable, puisqu’il est en lui-même constitutif de l’historicité de cette œuvre. En complément de la poétique historique, qui s’inscrit dans le cadre plus large d’une histoire de la communication littéraire et qui doit rester pour moi l’objectif principal des études littéraires, l’un des intérêts de l’analyse d’œuvres individuelles consiste justement d’abord dans le repérage de ce corps-à-corps (de ses enjeux et de son issue), ensuite dans l’exploration de ses conséquences concrètes sur le travail d’écriture (par exemple, pour Flaubert, le choix systématique du discours indirect libre, qui lui permet de se dédouaner commodément des idéologies apparaissant à la surface de ses romans). Là encore, non seulement je ne vois dans un tel corps-à-corps rien de nuisible, mais, au contraire, une excellente raison de nous intéresser à la littérature du xixe siècle, car il nous invite, en retour, à être plus lucide au corps-à-corps que nous-mêmes, en 2024, devons mener avec les idéologies où nous baignons. Car, en matière de lucidité idéologique, nous avons aussi globalement, nous hommes ou femmes de 2024 (et aussi armés que nous croyions l’être du fait de nos professions intellectuelles), une bonne marge de progression.

18Il n’y a donc aucun motif de redouter quelque désaffection que ce soit à l’égard de la littérature du passé, par dégoût idéologique ou moral. En cette matière, comme le disait Lamennais à propos de la religion (Lamennais, 1817-1823), le vrai danger, pour la littérature, ce n’est pas la haine ou le dégoût, mais l’indifférence — l’indifférence, par défamiliarisation : défamiliarisation à l’égard de tous ces textes qui ne correspondent plus aux codes de 2024, dont la langue est vieillie et qui suppose des connaissances culturelles que les lecteurs n’ont plus ; et, de façon générale, défamiliarisation à l’égard de la littérature elle-même. Les étudiants, même les meilleurs, lisent beaucoup moins qu’à une époque où le livre était encore le principal loisir. Et s’ils parvenaient encore à se fâcher pour quelque raison que ce soit en lisant Le Lys dans la vallée ou Madame Bovary, la cause serait gagnée : nous devrions alors remercier et louer Tiphaine Samoyault.

19Mais, en réalité, l’immersion numérique, de nature multi-médiatique (associant le son, le texte, l’image, le jeu, l’interaction) a remplacé, sans doute définitivement, l’immersion textuelle. Le lecteur d’aujourd’hui est un peu comme le latiniste de naguère, étudiant passionnément les classiques romains dans des livres paginés qui le projetaient en fait dans une culture de l’imprimé moderne sans aucun rapport avec le monde du volumen antique, encore fondé sur l’oralité. Il s’inventait donc et apprenait à aimer une Antiquité de fiction, consacrée et légitimée par la tradition scolaire. Les étudiant.e.s à venir, ceux du moins qui auront surmonté leur indifférence et qui se passionneront encore pour Balzac, Baudelaire ou Flaubert, s’inventeront sans doute également un xixe siècle, qui n’aura aucun rapport ni avec le vrai xixe siècle ni même avec celui que nous nous forgeons, nous qui nous nous croyons encore un peu de ce siècle et y baignons fantasmatiquement. Et alors, les idées du xixe siècle, débarrassées de leur air de familiarité, auront acquis un charme exotique, qui, aussi séduisant que les élégances monarchiques du Grand Siècle, n’aura plus de quoi offusquer les Tiphaine Samoyault à venir.