De la ruse à la schizophrénie : la réécriture du Chat botté dans les fictions pour adultes
1 Dans un essai intitulé Contes et diversité des cultures – Le jeu du même et de l’autre, Nadine Decourt et Michelle Raynaud affirment que « le conte du "Chat botté" est largement présent dans la mémoire des adultes1 ». Ceci peut expliquer que parmi les réécritures contemporaines de ce conte, on en trouve certaines qui ne sont pas destinées à la jeunesse mais à un lectorat adulte, et même exclusivement adulte vu la perversité et l’érotisme de certains textes. C’est notamment le cas des Nuits blanches du Chat botté de Jean-Christophe Duchon-Doris et du Chat botté de Pierre Dubois.
2 Les Nuits blanches du Chat botté est un roman de Jean-Christophe Duchon-Doris publié en 2000. L’histoire se passe au début du XVIIIe siècle, dans les Alpes provençales où de multiples meurtres sanglants et énigmatiques sont perpétués. La peur s’empare progressivement des habitants de la vallée de Blanche et les crimes, dont l’auteur finira par être démasqué, sont bien vite attribués à l’œuvre du diable ou à un animal maléfique comme le loup-garou. Le Chat botté de Pierre Dubois est, lui, une nouvelle d’une quarantaine de pages sur laquelle s’ouvre le recueil Comptines assassines publié en 2008. Adoptant le point de vue d’un tueur en série dont les victimes de prédilection sont des personnes handicapées, l’histoire se déroule à la fin de la Grande Guerre, une période idéale pour le criminel mis en scène puisqu’il n’a que l’embarras du choix pour satisfaire ses instincts meurtriers sur les « Gueules cassées ». À priori, si l’on s’en tient aux résumés, ces deux fictions semblent n’avoir aucun lien avec le conte du Chat botté. Le roman de Jean-Christophe Duchon-Doris apparaissant même davantage comme une variation autour du mythe de la Bête du Gévaudan plutôt que comme une variation autour de l’animal familier du marquis de Carabas. Pourtant, comme le signalent les titres respectifs de ces deux récits, le conte du « Chat botté » en constitue bien l’hypotexte principal et c’est plus précisément à partir de la version qu’en donne Perrault que les deux écrivains contemporains tissent leur écriture palimpseste en délaissant certains motifs du conte hypotexte comme le legs du meunier, les trois frères et l’ogre pour se recentrer sur le chat et son costume.
L’hypotexte de Perrault : une écriture palimpseste complexe
3 Que ce soit dans le roman de Jean-Christophe Duchon-Doris ou dans la nouvelle de Pierre Dubois, la référence explicite au « Chat botté » dépasse largement l’intertextualité entretenue avec le conte par les titres des réécritures. Avant même d’offrir au lecteur son propre texte, Pierre Dubois place d’ailleurs au seuil de son histoire une citation extraite du conte de Perrault qui annonce la teneur cruelle de son récit puisqu’il reprend le passage où l’écrivain du XVIIe siècle raconte les ruses impitoyables mises en place par le chat pour capturer les jeunes lapins. Il est alors intéressant de noter que pour mettre en exergue la cruauté du chat qui sert son propre projet narratif, Pierre Dubois n’hésite pas à prendre quelques libertés avec le texte de Perrault, oubliant justement d’évoquer les lapins et tronquant une partie de la phrase d’origine pour n’en citer que la fin : « Et le maître chat, tirant aussitôt les cordons, le prit et le tua sans miséricorde2 ». Outre cette citation qui place sa nouvelle sous l’égide de Perrault, Pierre Dubois rend hommage à son modèle en faisant des Contes de ma mère l’Oye une des lectures de prédilection de son héros. Ainsi le serial killer, que le lecteur ne connaît que sous le pseudonyme de « Chat », aime-t-il s’enfermer dans sa bibliothèque après ses crimes :
Il caressait les cuirs, en lisait d’une voix veloutée les titres : Le Cabinet des fées, Contes de ma mère l’Oye, La Belle et la Bête, Le Nain jaune, Contes d’un buveur de bière… Avec précaution, il retirait des rayonnages un Grimm, un Hauff, un Andrew Lang pour les déposer sous la lampe du bureau… et, confortablement lové dans le fauteuil, le nez fripé de plaisir, en tournait religieusement les pages. Mais ce qui allumait sa prunelle, le réjouissait au point de se pourlécher les moustaches de satisfaction, n’était pas les belles images de Doré, de Doyle, de Dulac ou de Rackham, mais d’affreuses coupures de journaux glissées entre les feuillets en guise de signets. Des collections complètes de coupures de presse relatant ses exploits3.
4 Dans le roman de Jean-Christophe Duchon-Doris, les personnages lisent aussi les Contes de ma mère l’Oye. Alors que les meurtres se multiplient et que le jeune procureur peine à interpréter les indices étranges découverts sur les victimes, il reçoit l’aide inattendue de Delphine, une jeune aristocrate lettrée qui a fait le lien entre les crimes et le recueil de contes de Perrault, même si celui-ci est d’abord attribué à son fils, Pierre P. Darmancour. Pour lui faire part de sa découverte, la jeune femme invite le procureur à prendre connaissance des contes :
Elle leva du fauteuil sa main de rêve, prit l’ouvrage et le lui tendit. Elle le tenait du bout des doigts, avec recueillement, comme s’il s’était agi d’un objet merveilleux, un coffret, un miroir, une bague, une part d’elle-même. Il le saisit avec d’infinies précautions et en tremblant un peu comme si c’était sa main qu’il prenait dans la sienne.
- Contes de ma mère l’Oye, 1697, de M. Pierre P. Darmancour, lut-il à haute voix.
- C’est l’ouvrage, dit-elle, que tout à l’heure vous négligeâtes bien imprudemment. Est-ce vrai ? Vous m’acceptez à vos côtés pour résoudre l’énigme du loup et des autres crimes ?
Il acquiesça gravement de la tête.
- Alors, dit-elle, je vais vous révéler ce que je sais. Laissez-moi vous faire la lecture4.
5De nombreux contes viennent alors éclairer les meurtres commis dans la vallée de Blanche. Et pour cause : à l’instar du serial killer de Seven, le film de David Fincher (1995) où le meurtrier s’inspirait de La Divine comédie de Dante et mettait en scène ses crimes comme des expiations des péchés capitaux, le tueur des Nuits blanches du Chat botté voit dans le recueil des contes de Perrault une sorte de manuel pour orchestrer ses meurtres. D’ailleurs, tel John Doe, le psychopathe de Seven, le meurtrier conçoit ses crimes comme une punition divine des péchés commis par ses victimes. Le couple Colin qu’« une misère si noire […] avait conduits à se débarrasser de leurs enfants5» est retrouvé « étranglés, des cailloux blancs dans la bouche6 ». On a là une réécriture macabre du « Petit Poucet ». Anatole Bonnafous, coupable d’inceste sur sa fille Béatrice, a lui aussi été étranglé et son corps a été enveloppé dans une peau d’âne7 avant d’être jeté du haut des remparts de la ville, ce qui fait bien sûr écho au désir contre-nature du père de Peau d’âne dans le conte de Perrault. Béatrice, sa fille, est également assassinée, coupable selon le tueur d’avoir accepté l’inceste en feignant de dormir lorsque son père abusait d’elle. Puisqu’elle jouait à la Belle au bois dormant, l’assassin lui glisse « une aiguille de quenouille8 » dans la bouche. Quant à Amélie Pothier et Elisabeth Reynier, des jeunes filles non mariées qui cèdent aux avances de leurs amants, elles sont retrouvées couvertes d’une « cape d’un rouge vif9 » et avec « de la galette écrasée dans du beurre10 » dans la bouche, matérialisant ainsi la moralité du « Petit chaperon rouge » de Perrault qui invite les demoiselles à se méfier des « loups doucereux11» que sont les galants. Ainsi le tueur des Nuits blanches du Chat botté se réapproprie les contes de Perrault pour en faire une sorte de manuel du crime où il puise à la fois l’inspiration pour ses mises en scène punitives et pour son déguisement de tueur car il emprunte au Chat botté sa panoplie, sa ruse et sa duplicité.
6 Même si le contrat de lecture fixé par le titre de son roman promet au lecteur une réécriture du « Chat botté », Jean-Christophe Duchon-Doris ne parvient pas à isoler ce conte des autres récits des Contes de ma mère l’Oye qui forment pour lui un tout. Dans une moindre mesure, Pierre Dubois adopte aussi une démarche similaire puisque dans sa nouvelle intitulée « Le Chat botté », il ne peut s’empêcher de se référer au « Petit Chaperon rouge » et à « La Barbe bleue12 ». Néanmoins, tous ces détours opérés dans les différents Contes de ma mère l’Oye nourrissent au final la réécriture principale qui consiste en une réinvention et en un détournement du « Chat botté ». D’une certaine façon, ces références aux autres contes sont comme les petits cailloux blancs de Poucet car elles mènent toutes vers un point focal : la réécriture du personnage du Chat botté.
7 Le Chat est l’identité que prennent les deux tueurs en série qui apparaissent dans les fictions de Jean-Christophe Duchon-Doris et de Pierre Dubois. Ce masque que portent les deux criminels s’accompagne irrémédiablement d’un déguisement inspiré de la panoplie du célèbre personnage du conte, dont ses fameuses bottes ainsi qu’une cape et un chapeau. Toutefois ces deux derniers accessoires ne sont pas mentionnés par l’académicien. Si, dans la morale du conte, Perrault attire l’attention du lecteur sur l’artifice vestimentaire qui conduit parfois à prendre quelqu’un pour ce qu’il n’est pas13, il n’affuble cependant pas son héros félin d’un costume complet, se contentant de le chausser d’« une paire de bottes pour aller dans les broussailles14 ». La cape et le chapeau dont se parent les tueurs chats paraissent plutôt empruntés à l’image que Gustave Doré nous a laissée du Chat botté. Il suffit, pour s’en convaincre, de mettre en parallèle la gravure de Doré et les textes des écrivains contemporains, notamment celui de Jean-Christophe Duchon-Doris :
Delphine […] ne pouvait s’empêcher de chercher l’ombre de celui qui, tôt ou tard, s’avançait sous la lune, et venait, l’œil acéré et le sourire luisant, d’un pas tranquille à sa rencontre. Sa silhouette était belle, rassurante. Il avait un chapeau à plume, des bottes et une cape. Et il fallait bien attendre qu’il soit plus près pour distinguer s’il était le loup masqué ou le prince charmant15.
8Comme pour mimer le travestissement du tueur qui se déguise en Chat botté, Jean-Christophe Duchon-Doris joue en quelque sorte sur le travestissement du langage en usant d’expressions polysémiques, le groupe nominal « loup masqué » faisant signe aussi bien vers l’opposant du Petit Chaperon rouge que vers le masque que l’on porte parfois au carnaval.
9 Ce motif du masque se retrouve sous la plume de Pierre Dubois dans sa nouvelle « Le Chat botté ». Comme le tueur des Nuits blanches du Chat botté, le serial killer qui sévit au lendemain de la Grande Guerre porte un masque afin de mieux tromper ses victimes qui voient ainsi en lui un blessé de guerre qui leur ressemble :
Pour passer inaperçu dans la masse bancroche de son gibier, le plus judicieux c’est de lui ressembler. De son sac à malice, il sort des bandages dont il se couvre le haut du visage, y dépose un demi-masque de cuir maintenu au front par un cercle d’acier et dont la forme découpée ne laisse apercevoir que la bouche charnue légèrement ombrée d’une fine moustache, la fossette du menton et deux prunelles perçantes taillées d’ambre et d’émeraude16.
10À cette prothèse faciale qui lui permet de passer pour une « gueule cassée », le tueur ajoute d’autres prothèses qui complètent à merveille son déguisement de blessé de guerre tout en le rapprochant du personnage du Chat botté :
De son sac à malice, il sort encore deux gaines de cuir, deux semblants de cuissardes qui, enfilées, lui maintiennent les jambes raides, en les hérissant d’un assemblage de courroies, de coussinets et d’un bizarre échafaudage métallique qui n’est pas sans rappeler la reproduction « Meccano » du pont de Tancarville. Ce ne sera pas facile de se mouvoir avec de telles attelles, mais sa canne à poignée orthopédique l’y aidera, et puis, s’il veut faire illusion, il n’a pas d’autre choix17.
11« Cette fois, Chat est botté18 », conclut alors le narrateur dans une remarque métanarrative à l’intention du lecteur qu’il prend à témoin de l’ingéniosité déployée pour réécrire et travestir le conte hypotexte.
12 Il est vrai qu’une réécriture du « Chat botté » ne peut faire l’économie de ce motif inventé par l’auteur des Contes de ma mère l’Oye. C’est ce que remarque d’ailleurs Nadine Decourt dans son article sur « La fortune des bottes du Chat botté » lorsqu’elle constate que cet « attribut littéraire […] va faire date dans l’histoire de la littérature tant orale qu’écrite19 » et qu’il s’ancre dès le XVIIIe siècle dans l’imaginaire folklorique et littéraire. Pour le tueur de Pierre Dubois, les bottes sont même plus qu’une partie de son déguisement. Elles sont le symbole de son ingéniosité criminelle et c’est précisément lorsqu’il a le malheur de les retirer, pour « libér[er] ses jambes torturées par le pénible mécanisme d’acier20 » qu’il est démasqué et arrêté, alors même qu’il allait faire une nouvelle victime :
Chat, au débotté, se rue sur elle pour la bâillonner, cherche sa griffe pour la faire taire, mais déjà des portes s’ouvrent, claquent. On se bouscule, des silhouettes en pyjama, en chemise de nuit s’encadrent sur le seuil. Le patron, en bas, téléphone à l’évêché, appelle les journalistes, les photographes, la presse écrite, parlée, la police et tous les saints du Paradis21.
13Si le tueur des Nuits blanches du Chat botté n’est pas confondu à cause de ses bottes, il n’en demeure pas moins que celles-ci constituent des indices à charge que le jeune procureur récolte à plusieurs reprises sur les scènes de crime, y relevant à chaque fois les « empreintes de bottes22 » laissées par le meurtrier.
14 Pour les écrivains contemporains qui se livrent à une réécriture transgénérique du « Chat botté » en réinvestissant les motifs du conte dans des récits policiers, les bottes ont donc un double rôle : elles participent à la panoplie des tueurs et contribuent à leur identification et à leur arrestation. À ces bottes s’ajoute l’arme du crime insolite utilisée par les assassins, puisque ces hommes chats se sont fabriqué des griffes de métal afin de lacérer et tuer leurs victimes. En soi, ce motif n’a rien d’étonnant étant donné que les griffes sont les armes naturelles des chats pour chasser. Toutefois, les premières versions du conte du « Chat botté » ne les mentionnent pas. Le substantif « griffe » n’apparaît d’ailleurs pas dans le conte de Perrault et on se souvient que pour capturer les lapins et les perdrix qu’il offre au roi, le chat n’utilise pas ses griffes mais un sac dans lequel il attire et piège le gibier. La mention des griffes n’apparaît pas non plus dans les versions du conte antérieures au texte de Perrault, qu’il s’agisse de celle de Basile ou de celle de Straparole. Par là même, cette focalisation des auteurs contemporains sur les griffes du Chat botté, transformées en arme par les tueurs en série, semble encore une manifestation de l’intermodalité que les récits policiers entretiennent avec les gravures imaginées par Gustave Doré au XIXe siècle. En effet, dans ces illustrations, le Chat botté est bel et bien représenté toutes griffes dehors, les bras levés et prêt à bondir sur sa proie. Or, c’est le mouvement de la patte et de la griffe qui s’abat sur la victime que Jean-Christophe Duchon-Doris et Pierre Dubois se plaisent à détailler dans les scènes de meurtre. Qu’on lise par exemple le premier meurtre commis dans Les Nuits blanches du Chat botté. Alors que la jeune Amélie rentre d’une fête donnée dans un village voisin, elle est soudain agressée :
Elle recula, en trébuchant. Celui qui était devant elle avait le visage couvert de poils. Il s’avançait lentement avec des gloussements d’excitation. Mon Dieu, était-ce un homme ? Son regard dansait dans l’obscurité du bois. La lumière blanche et pâle de la lune glissa sur son chapeau, sur sa cape, dévoila brusquement une patte de loup qui sortait du manteau. Alors Amélie ne calcula plus. Elle hurla et se mit à courir. Elle n’avait pas fait trois pas qu’il la saisissait par la jambe. La patte s’abattit sur sa nuque et elle tomba sous la douleur des griffes qui lui lacéraient les chairs23.
15Comme dans le roman de Jean-Christophe Duchon-Doris, la nouvelle de Pierre Dubois met en scène le tueur chat usant de ses griffes sur ses victimes :
Il guettait, tassé sur lui-même, les muscles ramassés prêts à la détente… et bondissait au moment propice, une main plaquée sur la bouche de la victime, l’autre brandissant son arme : une griffe à trois tranchants, lourds et acérés, soudés à un gantelet d’acier qu’il assenait d’abord sur les avant-bras levés par réflexe défensif, puis sur le torse pour lacérer et enfin sur le visage et la tête.
La sensation du fer broyant les os, tranchant les viandes malades et les couinements de souris des ultimes tressaillements lui procuraient un long et savoureux orgasme dont il allait savourer les derniers spasmes pelotonné dans une cache dérobée, avant de disparaître24.
16Chats jusqu’au bout des griffes, les tueurs en série imaginés par Jean-Christophe Duchon-Doris et Pierre Dubois apparaissent comme l’incarnation de la face sombre du Chat botté dont ils s’approprient les caractéristiques physiques et intellectuelles pour les mettre au service du crime. On assiste alors au sens propre à un jeu de miroir entre le conte et ses réécritures policières puisque ces dernières se plaisent à proposer des images inversées des motifs, en commençant par ceux associés au personnage éponyme : le chat n’est plus un adjuvant venant en aide aux plus faibles et terrassant l’ogre ; le chat se fait ogre et s’attaque aux plus faibles. Ainsi Jean-Christophe Duchon-Doris et Pierre Dubois s’amusent à heurter les souvenirs du conte que leur lectorat adulte a en mémoire pour mieux le surprendre, développant pour ce faire une véritable poétique du travestissement.
Du Chat botté héros au serial killer : une poétique du travestissement
17 Dans son essai intitulé Palimpsestes, Gérard Genette définit le travestissement comme une des pratiques possibles de l’écriture intertextuelle qui consiste, selon le critique, en une transposition satirique d’un texte où le sujet est traité sur un mode burlesque dans un style vulgaire et bas25. Si l’on s’en tient à cette définition, seule la nouvelle de Pierre Dubois paraît relever de cette pratique d’écriture puisque l’auteur se plaît à user d’un registre de langue familier qui détonne avec le genre du conte dont il s’inspire. La façon cavalière dont il pose le cadre dès l’incipit l’atteste : « Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, en ces lendemains incertains quand les horreurs de la Grande Guerre avaient réduit celles du Grand-Guignol à d’innocentes pitreries de patronage, un tueur en série26 ». Le choix de termes comme « pitreries » ou « Grand-Guignol » relève bien de ce que Genette définit comme le travestissement. Il nous semble toutefois que l’on pourrait élargir ce concept et considérer aussi le détournement moral et la sexualisation de l’hypotexte auquel se livre Pierre Dubois dans « Le Chat botté » comme une forme de travestissement. Si nous acceptons ce préambule, on pourra alors affirmer que le nouvelliste comme son homologue Jean-Christophe Duchon-Doris mettent en place une poétique du travestissement qui passe d’abord par le travestissement moral du conte dont ils s’inspirent.
18 Cette conception morale du conte vient peut-être à la fois des moralités que Perrault a ajoutées à la fin de ses histoires et du rapprochement des contes avec le genre de la fable. Il convient cependant de reconnaître qu’il s’agit là d’une représentation un peu simpliste. Même s’ils ne prônent pas l’immoralité, certains contes pour enfants contiennent déjà en germe une ambiguïté morale. « Le Chat botté » est de ceux-là et Bruno Bettelheim a raison de le classer parmi « les contes amoraux » puisque cette histoire d’un chat « qui triche pour assurer le triomphe du héros […] ne propos[e] pas un choix entre le bien et le mal27 ».
19 La dualité et l’ambiguïté sont au cœur même du personnage du Chat botté qui, en tant qu’être rusé, n’a de cesse de travestir sa nature et ses actes, de feindre d’être ce qu’il n’est pas pour parvenir à ses fins. D’ailleurs, le titre du conte de Perrault, construit autour d’un chiasme, annonce dès le seuil du récit la nature double et ambivalente du personnage éponyme. Plus récemment, l’actualisation du personnage dans Shrek de Christopher Miller (2004) souligne à nouveau la duplicité du Chat botté, avec ces scènes où, comme le dit l’âne, le Chat Potté « se dilate la pupille28 » afin de se faire passer pour une créature adorable et sans défense. Toutefois, dans les fictions pour enfants, cette duplicité est présentée comme un atout, une marque d’intelligence du chat qu’il met au service de la justice et des héros pour vaincre les opposants. Autrement dit, cette duplicité est connotée positivement, du moins en apparence car une relecture attentive du conte de Perrault laisse déjà apparaître des failles : peut-on moralement cautionner les menaces que le Chat fait planer sur les paysans ? Et que penser de la ruse qui lui permet de vaincre l’ogre ? Certes, le Chat apparaît comme le protecteur des enfants que les ogres se plaisent à dévorer mais, en même temps, il devient lui-même un dévoreur qui s’apparente alors au loup du « Petit Chaperon rouge », ce que suggère la similitude des textes de Perrault (« Et, en disant ces mots, ce méchant loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea29 » / « Le chat ne l’eut pas plus tôt aperçue, qu’il se jeta dessus et la mangea30 »).
20 Les réécritures du « Chat botté » à destination du lectorat adulte s’engouffrent dans ces failles qui existent déjà en germe dans le conte de Perrault. Mais leurs auteurs font de la dualité du personnage éponyme non une manifestation de son caractère rusé mais la conséquence d’une pathologie. Que ce soit sous la plume de Pierre Dubois ou sous celle de Jean-Christophe Duchon-Doris, le Chat botté, qui est un tueur en série, est un individu schizophrène, c'est-à-dire une personne qui souffre de troubles dissociatifs de la personnalité. Bien qu’il se refuse à développer un discours médical, le narrateur de la nouvelle de Pierre Dubois évoque explicitement ce trouble psychique dont souffre Chat, le tueur qui s’attaque aux personnes handicapées :
L’époque n’était pas encore parvenue à l’âge éclairé des criminologues, des profileurs et autres spécialistes pointus du serial killer protéiforme, aussi le conte ne s’essayera-t-il point ici à expliquer quoi que ce soit des traumatismes précoces, des mécanismes psycho-patho-parano-schizophréniques qui poussaient déraisonnablement le chat à attendre la nuit, au coin des rues, les bancals, les contrefaits, les bossus, les grabataires, le bancroches, les défavorisés de la nature pour les occire de quelques coups de crocs sur la tête31.
21Même si le diagnostic n’est pas posé aussi clairement dans Les Nuits blanches du Chat botté, les informations fournies sur le tueur qui se drape dans le costume du Chat botté permettent également au lecteur de comprendre que le serial killer est malade mentalement. Alors que l’étau se resserre sur le criminel, le jeune procureur pense d’abord que celui-ci n’est autre que Pierre Darmancour, le fils de Charles Perrault, d’autant que ce dernier est décrit comme « un être chétif, affecté d’une maladie des nerfs qu’aucun médecin n’a pu décrire ni soigner32 ». Mais le procureur apprend ensuite que Pierre est mort. Ses soupçons se portent alors sur Martin, le frère de lait de Pierre et le fils de sa nourrice. Or, comme Pierre, Martin était, dès l’enfance, une personne psychologiquement instable et fragile, ce qui lui valait d’être harcelé par les garçons de son âge, comme le raconte le vieux curé qui l’a autrefois protégé :
Voyant que les autres ne savaient pas, il avait raconté l’histoire de ce "pauvre Martin", de cet enfant plus renfermé et plus doué que ceux de son âge et, pour cela, en butte à toutes les méchancetés.
- Les autres ne cessaient de le martyriser ; il restait dans les jupes de sa mère, ne jouait jamais aux jeux de garçon. C’est sur ma recommandation qu’il est entré au séminaire.
L’enfant voulait se consacrer à Dieu. Il passait tous ses jours à prier et à étudier. Il s’enfermait dans sa cellule. Il mortifiait son corps. Il était le plus assidu au jeûne. Et puis le scandale était arrivé : un matin où il ne s’était pas présenté à l’office, on l’avait retrouvé habillé en fille et gisant dans son sang sur le sol de sa cellule33.
22 Comme pour souligner le travestissement moral qu’il fait subir au conte pour enfants, Jean-Christophe Duchon-Doris introduit dans son roman le motif du travestissement sexuel. Ce faisant, il ne fait que matérialiser sous une forme romanesque les théories interprétatives que Marc Soriano développe dans son essai intitulé Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires. Pour le critique, le motif du double sous-jacent dans le conte du « Chat botté » s’accompagne d’une ambigüité sexuelle où le chat apparaît comme une figure doublement sexuée, à la fois masculin et féminin34, à l’instar du « personnage du cadet déshérité qui ne sait pas bien s’il est un homme ou une femme35 ». Cette ambigüité autour du genre constitue un leitmotiv dans le roman de Jean-Christophe Duchon-Doris. Preuve en est l’analyse que le procureur et sa belle assistante effectuent alors qu’ils lisent Les Contes de ma mère l’Oye de Perrault :
- C’est curieux, dit-elle, les hommes portent souvent des noms féminins, la Barbe-Bleue, ou la Houppe je ne sais quoi et, à l’inverse, la plupart de jeunes filles ont des noms à consonances masculines : Cendrillon, le Petit Chaperon rouge.
- C’est vrai, dit-il en la regardant curieusement.
- Pour ma part, si j’étais aussi jolie qu’elles, je ne cacherais pas mes atouts sous des cendres, des chaperons ou des peaux d’âne ! On me prendrait trop facilement pour un homme !
Elle choisit le Petit Poucet et il tint sa promesse. Mais son débit était rapide et son ton monocorde car, en même temps qu’il lisait, il tentait de réfléchir à quelque chose qui le taraudait.
- Voilà que cela recommence ! dit-elle en pouffant. Poucet et ses frères se déguisent en filles pour échapper à l’ogre !
Il la fixa d’un œil si insistant qu’elle crut avoir émis sans le savoir une bêtise. Mais il se leva et, tout en marchant, il feuilleta fébrilement l’ouvrage.
- Il est vrai, dit-il, que la chose revient souvent : Riquet à la Houppe, intelligent mais laid, ne retrouve grâce qu’en échangeant ses attributs avec la princesse qui est belle mais sotte et le loup lui-même, pour séduire le Petit Chaperon rouge, se déguise en mère-grand36 !
23L’importance accordée au travestissement de genre va dans le sens de l’inflexion que les deux écrivains contemporains font subir à l’hypotexte dont ils s’inspirent. Au détournement moral qu’ils infligent au conte support, Pierre Dubois et Jean-Christophe Duchon-Doris ajoutent une sexualisation et une érotisation de l’histoire dont la violence s’inscrit parfois dans la lignée de l’imaginaire sadien.
24 Ce n’est certes pas la première fois que des écrivains se plaisent à réécrire des contes de fées dans un style érotique. Qu’on pense par exemple à Anne Rice qui, dans Les Infortunes de la Belle au bois dormant37, réécrit le conte en s’inspirant des mésaventures de Justine, l’une des héroïnes de Sade. Toutefois, à notre connaissance, « Le Chat botté » n’avait encore jamais subi un tel traitement. C’est donc chose faite avec nos deux auteurs, notamment avec Pierre Dubois qui, sans jamais le dire explicitement décrit chaque meurtre comme une scène de viol :
Pauvre petite souris blessée, qui est venue innocemment se jeter entre les pattes du chat !
Brusquement, elle se sent alors agrippée, enserrée. Sa blouse déchirée découvre deux petits seins blancs sous lesquels se cuirasse un corset de cuir, bardé de métal.
Chat miaule et feule triomphalement : son instinct ne l’avait pas trompé, c’est bien ce harnais qu’il avait deviné lorsqu’elle était pressée contre lui.
Pauvre proie qui pousse un cri, un petit cri tout gris de souris, qui cache son tronc grêle harnaché du roide pansement… Des larmes lui engluent les yeux où se noient les rayons de lune.
- Mon dos ! Mon dos ! gémit-elle, saisie par le chat.
Il déchire toujours et dénude un ventre tout plat, tout pâle, enserré de sangles. Elle tombe, le voile défait comme une aile blanche brisée, s’effondre à quatre pattes et essaye de ramper sous le banc. Il tire sur une jambe. Les cuisses gainées de bas s’écorchent aux cailloux. […] Il arrache les jarretelles. Son genou lui ploie les reins en arrière… l’immobilise38.
Conclusion : le jeu du chat et de la souris de l’auteur avec son lecteur
25 Pour Pierre Dubois comme pour Jean-Christophe Duchon-Doris, réécrire « Le Chat botté » à destination des adultes implique donc un travestissement moral et une érotisation violente de l’histoire qui signale au lecteur qu’en dépit de l’hypotexte de référence, il a bel et bien quitté l’univers de la littérature enfantine. Ce détournement du conte du « Chat botté » permet à la fois de surprendre le lecteur tout en suscitant chez lui le plaisir de la reconnaissance du texte originel. Le jeu intertextuel entre les récits policiers et « Le Chat botté » offre ainsi aux auteurs un formidable moyen de créer une connivence avec le lecteur. Cette complicité est encore accentuée lorsque l’intertextualité se mêle aux codes du récit policier. Le lecteur de Pierre Dubois et de Jean-Christophe Duchon-Doris est par là même invité à mener une double enquête : non seulement il est sollicité pour identifier les références intertextuelles et intermodales faisant signe vers « Le Chat botté » et d’autres contes, mais il est aussi convié à emboîter le pas à ceux qui traquent les tueurs et veulent les démasquer.
26 Dans le cadre de cette seconde enquête, le lecteur doit faire le tri entre les indices et les fausses pistes que les auteurs disséminent à la fois pour aiguiller et perdre le lecteur dans sa recherche du coupable. Ce faisant, les écrivains des récits policiers jouent à leur tour au chat et à la souris avec leur lecteur, multipliant les énoncés à double sens et les ruses du langage. Dès lors, il semble bien que pour les écrivains contemporains, développer une écriture palimpseste avec le conte du « Chat botté » ne consiste peut-être pas seulement à écrire une nouvelle version du conte. C’est aussi un moyen de mettre en abyme le processus créatif et les ruses de l’écriture. Le Chat botté n’est alors plus simplement un personnage romanesque issu d’une longue tradition littéraire, il est une figure déictique qui attire l’attention du lecteur sur les processus narratifs et stylistiques tout en servant de masque à l’auteur.