Jens Baggesen, auteur-traducteur cosmopolite autour de 1800, entretien avec Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann, par Lilas Imbaud
Propos recueillis et traduits par Lilas Imbaud
1En 2019, Alexander Nebrig et Daniele Vecchiato codirigeaient un ouvrage sur la pratique de la traduction au tournant du xixe siècle, moment où l’émergence de la notion d’originalité de l’œuvre littéraire permet de repenser la traduction et d’en exiger davantage de « fidélité » au texte source. Les études de cas par eux rassemblées montrent cependant que les premières années du xixe siècle constituent moins un tournant abrupt qu’une période de transition, durant laquelle ne paraissent pas seulement des traductions inspirées par la théorie romantique, désireuses de rendre justice à l’originalité de l’œuvre traduite, mais également des traductions libres, à l’ancienne manière, héritières de la poétique de l’imitation (« Nachahmungspoetik ») qui autorisait le traducteur à prendre des libertés envers le texte source, lui-même imitation, adaptation d’un autre texte, pour le reconstruire dans sa propre langue, sa propre culture.
2Ana-StancaTabarasi-Hoffmann, docteure en études culturelles européennes (Université de Roskilde, Danemark) et en philosophie (Université de Bucarest, Roumanie), et elle-même traductrice, entre autres, de plusieurs œuvres de Kierkegaard ainsi que du West-östlicher Divan de Goethe en roumain, revient dans sa contribution sur la pratique traductive et la réflexion traductologique de Jens Baggesen (1764-1826). Poète et traducteur danois affirmant résolument son identité européenne et cosmopolite à l’heure de la montée des nationalismes, partisan d’une formation-éducation (« Bildung ») d’inspiration classique à l’aube du romantisme, homme de lettres brouillant les frontières entre œuvre propre et traduction, Baggesen illustre bien les ambiguïtés de cette période charnière.
Baggesen, cosmopolite européen
3Lilas Imbaud — Jens Baggesen (1764-1826) écrivait aussi bien en danois qu’en allemand, et traduisait (et se traduisait) dans les deux langues — et même occasionnellement en français. Changer de langue, ce qu’il appelait « écrire en Européen » (« auf Europäisch schreiben »), était devenu véritablement programmatique chez lui. Est-ce que ce multilinguisme était un phénomène répandu à l’époque (en Danemark et en Europe), ou s’agit-il plutôt d’une spécificité de Baggesen ?
4Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann — Baggesen vivait à une époque de transition. Il appartenait à un cercle de la bourgeoisie-aristocratie cultivée et cosmopolite qui gravitait autour du duc Frédéric-Christian d’Augustenbourg et où le multilinguisme allait de soi. Ce cercle de mécènes n’a pas soutenu seulement Baggesen, mais aussi d’autres auteurs comme Friedrich Schiller (qui écrivit subséquemment ses Lettres d’Augustenbourg [Augustenburger Briefe], qui constituèrent par la suite les fondements de ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme [Über die ästhetische Erziehung]). L’orientation de ce groupe, tourné vers la culture allemande, n’était pas nationaliste, mais se comprenait comme ouverture à l’international, aux Lumières, au classicisme. Un milieu particulier, donc, mais pas unique pour autant. Le français jouait un rôle analogue dans l’Allemagne de l’époque. Par ailleurs, l’État danois incluait encore à l’époque le Schleswig-Holstein et la Norvège ; l’identité nationale se comprenait autrement qu’aujourd’hui.
5Baggesen a profité de cette ouverture : bien qu’il vienne d’un milieu modeste, il a été soutenu financièrement, a sillonné l’Europe et s’est marié deux fois avec des Suisses, avec lesquelles il parlait allemand ou français à la maison. Il a élevé le cosmopolitisme et le multilinguisme au rang de programme littéraire, et ne manquait pas d’esprit combattif. D’un autre côté, il a eu la malchance de voir l’esthétique du goût progressivement remplacée au début du xixe siècle par une écriture de l’histoire littéraire empreinte de nationalisme, dont fut finalement victime la partie non-danoise de son œuvre.
6Lilas Imbaud — À son époque déjà Baggesen fut qualifié de « Wieland danois », d’après le représentant des Lumières allemandes Christoph Martin Wieland (1733-1813). Comment comprendre cette appellation ? Quels seraient les points de contact entre les deux auteurs ?
7Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann — Ses Récits comiques [Comiske Fortællinger, 1785], qui constituèrent sa première œuvre littéraire, étaient inspirés de ceux de Wieland [Comische Erzählungen, 1765], et eurent un tel succès qu’elles lui valurent ce surnom. Il s’agit de récits en vers, ironiques, parfois frivoles, suivant le modèle antique (entre autres). Baggesen a en effet longtemps vu un modèle dans le style de Wieland, à la fois spirituel et profond, tantôt parodique et tantôt sensible, ainsi que dans sa virtuosité dans l’agencement des vers et des rimes. Ce n’est qu’en 1807 qu’il a commencé à prendre de la distance par rapport à son œuvre de jeunesse et prétendu s’orienter désormais sur le modèle goethéen — affirmation qui reste néanmoins sujette à caution, car il n’a eu de cesse d’ironiser sur les imitateurs de Goethe. Cette admiration à l’encontre de Wieland se fait encore sentir dans son épopée humoristique Adam et Ève [Adam und Eva], écrite en allemand et publiée en 1826. Il a également été en contact personnel avec le poète allemand dans les années 1790-1794, il habitait même chez lui quand il était en visite à Weimar.
8Lilas Imbaud — Cette comparaison était-elle seulement laudative ?
9Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann — Pas du tout. Baggesen fut pris dans la querelle autour de l’hégémonie culturelle allemande qui agita la Copenhague de l’époque, querelle que remportèrent finalement les dits « scandinavistes » (qui critiquaient l’influence de la littérature allemande) sur les « holsteinistes ». L’imitation des Allemands, la rédaction en allemand se virent fortement récusées, de la même façon que les cercles aristocratiques allemands firent l’objet d’attaques politiques. Et le conflit avec les critiques littéraires Peter Andreas Heiberg, Knud Lyne Rahbek et Peder Hjort, très influents à l’époque, porta préjudice à Baggesen, qui ne répondait pas à leurs attentes, de la même façon qu’il rejeta plus tard fermement les représentations nationalistes des romantiques du fait de ses principes éclairés.
10Lilas Imbaud — Baggesen a également adapté Wieland lorsqu’il écrivit le livret de l’opéra Holger le Danois [Holger Danske] d’après l’Oberon de Wieland et La rencontre imprévue de Gluck. La première représentation du 31 mars 1789 déclencha une vive polémique à Copenhague, ladite « querelle d’Holger » (« Holgerfehde »). Pourquoi cela ?
11Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann — Son opéra Holger Danske portait le nom d’un héros national danois : Ogier le Danois, mentionné pour la première fois dans les chansons de geste françaises comme fidèle chevalier de Charlemagne, et qui, d’après la croyance populaire danoise, se réveillera de son sommeil pour sauver son pays si le Danemark est en danger. Pensons à la mythification très semblable dont a fait l’objet Frédéric Barberousse dans l’Allemagne du xixe siècle. Ce n’est pas un hasard si l’une des troupes de la résistance danoise pendant la Seconde Guerre mondiale fut baptisée Holger Danske. Lier ce personnage à l’intrigue de l’Oberon de Wieland apparut comme un sacrilège, d’autant plus que l’opéra comme genre était perçu comme étranger. Car il n’y avait pas encore de tradition opératique en danois. De ce fait, le livret de Baggesen fut rapidement satirisé en « Holger l’Allemand » (« Holger Tydske ») par les critiques théâtraux de premier plan, et ce malgré le grand succès de la musique auprès du public lors de la première. Le fait que le compositeur Friedrich Ludwig Æmilius Kunzen soit originaire d’Allemagne contribua assurément à cette guerre culturelle. Les attaques étaient si fortes que l’opéra fut retiré après seulement six représentations et qu’aussi bien Baggesen que Kunzen durent quitter, pour ne pas dire fuir, Copenhague. Baggesen initia un long voyage à travers l’Europe, qui renforça encore davantage son cosmopolitisme, puisqu’il affirma désormais que le vrai patriote était toujours également un cosmopolite. Il se déclara programmatiquement « citoyen du royaume de la raison » (« Bürger im Reich der Vernunft »).
Baggesen traducteur
12Lilas Imbaud — L’année 1789 apparaît comme un tournant pour Baggesen. Vous écrivez en effet dans votre chapitre qu’après son entrée sur la scène littéraire avec des vers danois et des histoires humoristiques, ce n’est qu’en cette année décisive que Baggesen fut reconnu par les intellectuels danois, grâce à sa traduction du latin vers le danois du roman de Ludvig Holberg (1684-1754), Nicolai Klimii Iter Subterraneum (Niels Klims underjordiske Rejse), paru en 1741. Comment expliquez-vous ce succès ?
13Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann — Baggesen était en effet bien engagé sur le chemin de la gloire grâce à cette traduction avant qu’éclate la querelle d’Holger. Le roman est paru dans une édition de luxe et s’est immédiatement fait une réputation de monument littéraire, car Baggesen avait modernisé la langue et ce faisant singulièrement souligné l’actualité de ce récit de voyage utopique. Lui-même était particulièrement fier de sa traduction créative des citations de vers antiques, dont l’intertextualité n’aurait de toute façon plus été directement reconnaissable en danois. Au lieu de se préoccuper de l’exactitude de la traduction au mot à mot, il avait donc misé principalement sur l’effet, au moyen de périphrases, et produit au passage un des premiers exemples d’hexamètres danois. Exception faite de quelques poètes de circonstances de la période baroque déjà oubliés à l’époque, personne ne s’était encore hasardé à écrire en hexamètres danois. Les critiques ont été enthousiasmés par la modernisation de la langue, et ont souligné que Baggesen avait rendu le contenu de l’original comme un auteur danois contemporain l’aurait exprimé.
14Lilas Imbaud — Et est-ce que vous diriez que dans l’ensemble Baggesen a été davantage reconnu comme traducteur que comme écrivain ? Ou est-ce que cette distinction ne faisait pas réellement sens pour lui et ses contemporains ?
15Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann— Baggesen lui-même ne faisait pas toujours la distinction entre traduction et appropriation, et considérait Niels Klim comme son œuvre propre. Il l’appelait son meilleur livre danois, le plus précieux dans une dédicace à son fils August. Pour lui qui créait à partir de l’esprit de la sensibilité, l’important était que et ses œuvres propres et ses traductions soient portées par l’enthousiasme et résultent de l’inspiration, du furor poétique qui le transportait dans la culture étrangère, si bien qu’il se « translatait » lui-même. Jusqu’au romantisme, qui a aiguisé le sens de l’historicité et du national, les traductions créatives étaient bien plus répandues qu’aujourd’hui, et la fidélité (présumée) à l’effet apparaissait comme plus importante que la fidélité à la lettre du texte.
16Le fait que les œuvres propres de Baggesen n’aient pas toujours été accueillies aussi favorablement au Danemark que ne l’avait été Niels Klim tient d’une part aux suites de la querelle d’Holger, qui ont influencé ses décisions en matière de choix linguistique et aiguisé son esprit polémique, et d’autre part à son attachement aux Lumières et à la sensibilité, qui l’a poussé à écrire des satires antiromantiques à une époque où le romantisme donnait depuis longtemps déjà le la en matière culturelle.
17Lilas Imbaud— Après la polémique autour d’Holger Danske et son départ consécutif de la capitale danoise, Baggesen rencontra en Allemagne Johann Heinrich Voß (1751-1826) qui traduisait lui-même du grec, du latin et du français vers l’allemand ; vous avez consacré en 2014 un article à l’amitié qui unit les deux critiques tout au long de leur vie1. Quelle était l’importance du rôle de la traduction dans cette relation ?
18Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann— On lit encore aujourd’hui les traductions d’Homère de Voß, et à l’époque, elles ont constitué une nouvelle référence en matière d’érudition et de naturel. De ce fait, Baggesen aussi l’admirait grandement, et il a cherché son approbation quand il a lui-même commencé à traduire Homère en danois. À sa plus grande joie, Voß a trouvé justes ses hexamètres danois. L’échange entre les deux était chaleureux et intense. Voß a publié des textes de Baggesen, et Baggesen a traduit des poèmes de Voß en danois. Le poète allemand travaillait à l’époque à une traduction des Géorgiques de Virgile, dans la préface de laquelle il exposa pour la première fois sa théorie sur les hexamètres, et de ce fait une bonne partie des échanges tournait autour de questions métriques. Mais en réalité, la promotion de formes poétiques antiquisantes devait servir à faire prévaloir un idéal de formation (« Bildung ») classique. C’est par cet idéal commun qu’ils se sentaient liés, et ils lancèrent également une polémique antiromantique mordante et spirituelle pour le défendre, en récusant le sonnet auquel allait la préférence des romantiques mais qu’eux-mêmes considéraient comme un « tintement » (« Geklingel ») vide, et en lui opposant l’hexamètre.
19Lilas Imbaud— Voß est connu pour avoir adapté l’hexamètre antique avec son alternance de syllabes courtes et longues à la langue allemande, et vous expliquez dans votre chapitre sur « Jens Baggesen et l’enthousiasme comme légitimation de la traduction créative » que le poète danois a été influencé par cette théorie. En quoi consiste la différence entre les hexamètres antiques et les hexamètres allemands ou danois (chez Voß et Baggesen) ?
20Ana-StancaTabarasi-Hoffmann— En danois comme en allemand, les vers sont classés selon le nombre de syllabes accentuées, qu’on appelle en allemand « Hebungen », « levées ». Mais historiquement, cela n’allait pas de soi. Car en latin comme en grec, on classe les vers selon le nombre de syllabes longues, en français selon le nombre de toutes les syllabes. Le fait que les vers en allemand soient déterminés par les syllabes accentuées a été découvert par Martin Opitz dans son Livre de la poésie allemande [Buch von der deutschen Poeterey] de 16242. Pourtant, dans le cas des traductions du latin ou du grec, la versification quantitative (fondée sur la mesure des syllabes) des langues anciennes était encore partiellement source de confusion au xviiie siècle, ce qui conduisait soit à des accentuations peu naturelles soit à des chevilles de remplissage qui s’écartaient de l’original du point de vue du contenu.
21Voß a critiqué dans plusieurs pamphlets les traductions qui ne se préoccupaient que du mètre, mais également les libertés prises par Klopstock dans ses hexamètres où seul le sens déterminait les périodes. Il a également mené des recherches sur les écarts observables chez Homère et Virgile, en a déterminé les règles et les a décrites. Le rythme comme la richesse des voyelles devaient être pris en considération en traduisant, à parts égales ; les remplissages arbitraires des pieds comme les allongements contraires à l’usage de la langue allemande se voyaient récusés. Pour atteindre le son juste, il s’est occupé du rapport des longues, en particulier celles qui portent l’accent, aux voyelles et consonnes qui les entourent. Le problème de Baggesen était qu’il n’avait à disposition que peu de poèmes en hexamètres écrits en danois, et qu’il doutait donc que la langue danoise puisse fonctionner de manière analogue au grec. Il a surmonté ce complexe d’infériorité avec l’aide de Voß.
22Lilas Imbaud— Et est-ce que les deux langues germaniques fonctionnent exactement de la même manière à cet égard, ou est-ce qu’on remarque des divergences ?
23Ana-StancaTabarasi-Hoffmann— Le principe de classification métrique fonctionne de la même manière. Pourtant, même si Baggesen a souvent fait référence à Voß et a cherché son approbation, la plupart du temps, c’est la fonction potentialisante de l’hexamètre chez Klopstock qu’il a imitée. Dans la pratique, il n’était donc pas aussi rigoriste que Voß, ou n’a pas réussi à l’être. Pourtant, Voß affirmait que Baggesen était l’une des deux seules personnes qui avaient compris et magistralement imité sa théorie des hexamètres. L’autre était un auteur suédois, Carl Gustaf von Brinkmann. Ils en ont conclu que les langues nordiques se prêtaient aussi bien que l’allemand à la traduction et à l’imitation des auteurs antiques, ce qui les a vivement encouragés dans leur idéal de formation (« Bildungsideal »).
24Lilas Imbaud — Dans votre chapitre, vous expliquez également que Baggesen n’a pas été inspiré seulement par Voß et son exigence de précision métrique, mais aussi par Friedrich von Stolberg (1750-1819) qui « tenta […] de défendre la différence entre la poésie de l’inspiration (même dans le cas des traductions) et la fidélité philologique, et ainsi de justifier les traductions créatives » (« versuchte […], den Unterschied zwischen Inspirationspoesie (selbst bei Übersetzungen) und philologischer Treue zu verteidigen und damit kreative Übersetzungen zu rechtfertigen », p. 139). Cette double influence n’est-elle pas contradictoire ? Comment procédait concrètement Baggesen quand lui-même traduisait ?
25Ana-StancaTabarasi-Hoffmann— Il s’agit bien en effet d’une contradiction, car Stolberg, qui avait traduit l’Iliade, s’était disputé avec Voß sur la question de savoir si un poète de génie avait besoin de corrections quand il traduisait, dans la mesure où il travaillait en état d’enthousiasme intuitif et non suivant un dessein, des règles et des scrupules philologiques. Il croyait que la première fulguration était la meilleure puisqu’elle naissait dans un état d’enthousiasme, tandis que Voß misait sur la précision philologique et les rectifications progressives. Baggesen, ami des deux, croyait lui aussi, comme Friedrich von Stolberg, en l’enthousiasme comme force motrice de la traduction, mais en même temps il était très important pour lui de satisfaire aux exigences de Voß et de travailler en suivant les règles de la prosodie. Il décrit son processus de traduction comme une ivresse au cours de laquelle, inspiré par le « génie de la langue » (« Genius der Sprache ») et baigné de sueur, il aurait écrit les premiers hexamètres. Certes, il utilise pour cela des dictionnaires et de la littérature secondaire, il lui est aussi arrivé de comparer sa traduction à la traduction allemande et il a posé des questions à Barthold Georg Niebuhr, historien de l’Antiquité qui devait servir de garant d’exactitude. Mais le tout se produisait dans un état proche de la transe, semblable à un furor poeticus. Enthousiasme et exactitude ne s’excluent pas pour Baggesen, ils sont bien plutôt liés l’un à l’autre. C’est ainsi qu’il a réussi à écrire des vers très semblables à l’original grec, tant du point de vue de la lettre que de celui des sonorités (grâce à des allitérations).
26En tant qu’auteur-traducteur, Jens Baggesen légitime la créativité de son procédé traductif avec des moyens semblables à ceux qu’il utilise pour défendre son cosmopolitisme : par l’enthousiasme compris comme un être-saisi par le génie de la langue, celle depuis laquelle on traduit et celle dans laquelle on traduit. La dimension irrationnelle du moment d’inspiration justifie en outre le sentiment d’appartenance qui le lie à plusieurs langues et cultures, ce qu’il appelait « s’intraduire » (« sich hineinübersetzen3 »).
27Lilas Imbaud — Pour passer maintenant de ses traductions du latin ou du grec vers le danois à ses traductions entre allemand et danois, vous citez dans votre chapitre un exemple passionnant de (rétro)traduction / appropriation de l’œuvre d’autrui : Dans une note de son hymne religieuse Andachtshymne. Auf der Spitze des Gotthards, Baggesen revient sur la genèse de son œuvre et explique qu’il avait d’abord traduit à Copenhague la « Prière universelle » [« Allgemeine Gebet »] de Karl Wilhelm Ramler (1725-1798) de l’allemand au danois à la demande d’un ami ; longtemps après, il aurait retrouvé la version danoise parmi ses papiers, l’aurait modifiée et intégrée à un recueil d’œuvres propres (en danois) ; plus tard encore, il aurait rétro-traduit le poème en allemand, et ne se serait souvenu qu’ensuite qu’il s’agissait originellement d’une traduction. Que nous dit ce procédé sur la pratique traductive de Baggesen ?
28Vous citez le début du poème :
AllgemeinesGebet (Ramler) |
Andagtshymne (Baggesen) |
Andachtshymne. Auf der Spitze des Gotthards (Baggesen) |
Zu dir entfliegt mein Gesang, o ewige Quelle des Lebens! Mon chant s’envole vers toi, ô éternelle source de vie ! |
Dig alt Levendes Væld, dig, Aandernes evige Kilde, Toi, source de tout le vivant, toi, fontaine éternelle des esprits, |
Dich, des Lebenden Born, der Geister verborgener Urquell, Toi, puits du vivant, source originelle cachée des esprits, |
29Quelles sont les différences les plus frappantes ? Et Baggesen procède-t-il différemment lorsqu’il se traduit lui-même ?
30Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann — Le cas est en effet spectaculaire, parce qu’il fait apparaître clairement les idées de Baggesen sur la fonction d’appropriation remplie par la traduction. Sa traduction danoise et sa rétrotraduction en allemand sont nettement plus longues que l’original de Ramler, et emplies de compléments, de clarifications, d’ajouts quasi synonymiques. La rhapsodie de Ramler compte 19 vers, tandis que la traduction danoise de Baggesen en a 47, et sa version allemande 56. Le texte s’étend tout bonnement à chaque reprise. Dans le passage cité, la célébration déiste de la divinité est ainsi esquissée dans plus de cultures que dans l’original, la louange est tout à la fois plus personnelle et amplifiée par des chœurs, ce qui devait faire croître l’enthousiasme. Et tandis que Ramler n’utilise pas de mètre fixe, suivant en cela la tradition de la rhapsodie antique, Baggesen recourt à des hexamètres, essentiellement dactyliques, avec quelques pieds iambiques à l’occasion. Ses traductions sont plus rythmées, ce qu’on peut interpréter comme une caractéristique de l’enthousiasme, mais cet effet n’est peut-être dû qu’au fait que le texte danois avait été commandé pour une mise en musique. Cela pourrait également être la raison qui le pousse à diviser la traduction danoise en trois strophes. Dans la version allemande en revanche, il renonce de nouveau à cette division strophique qu’on ne trouvait pas dans l’original de Ramler.
31Il est assez remarquable qu’il fasse preuve de davantage de précision lexicale dans la traduction du danois vers l’allemand que dans celle de l’allemand en danois. Il était manifestement satisfait de la façon dont il s’était déjà approprié la rhapsodie ; il voyait le texte comme son œuvre propre puisqu’il avait oublié les circonstances de sa production. Et comme la version danoise correspondait à sa poétique, il a pris moins de liberté envers elle que par rapport à l’original de Ramler. Car l’appropriation semble avoir été importante pour lui (et l’émulation n’intervenir que dans un second temps seulement). Mais même lorsqu’il s’agissait de traductions de ses propres textes, il s’autorisait de nombreuses libertés créatives, notamment lorsque ces traductions voyaient le jour comme improvisations en contexte mondain.
32Lilas Imbaud — Considèreriez-vous cet exemple comme typique de l’activité traductrice de Baggesen ?
33Ana-Stanca Tabarasi-Hoffmann — On reconnaît ici son appartenance à la sensibilité qui caractérise généralement ses traductions. L’enthousiasme comme légitimation de la créativité était en tout cas un élément essentiel de la façon dont Baggesen se comprenait comme passeur entre les langues et les cultures, comme auteur-traducteur qui misait sur l’effet du texte dans la langue-cible, tout en soulignant dans le même temps son appartenance à plusieurs langues et cultures. Il justifiait sa façon de disposer librement du texte traduit, de se l’approprier, par une compréhension plus haute, congéniale et emphatique, du texte de départ.