La lettre et l’image
1Ce numéro de la revue Textuel réunit les actes des journées franco-japonaises co-organisées par Anne-Marie Christin (Centre d’étude de l’écriture et de l’image, CEEI) et Atsushi Miura (University of Tokyo Center for Philosophy, UTCP) à l’université Paris 7 et à l’Institut National d’Histoire de l’Art, les 18 et 19 novembre 2005. Pour nourris que soient aujourd’hui les travaux scientifiques sur les rapports entre le texte et l’image, ils présentent un tour particulièrement original sous la bannière du CEEI, qui, dans sa forme primitive, les interrogea dès les années 70. L’étude des relations entre texte et image passe ici par une triple voie : historique, pragmatique et comparatiste. Elle adopte un mouvement d’expansion des plus larges et des plus féconds en s’articulant sans cesse à l’analyse informée des systèmes d’écriture (depuis l’idéogramme jusqu’à l’alphabet), à l’intérêt continu pour les divers supports des formes visibles et lisibles, enfin à la confrontation réfléchie des pratiques occidentales et orientales. Ce volume d’articles, abondamment illustré, dernier en date d’une longue série de publications collectives dont l’importante Histoire de l’écriture (Flammarion, 2001), en témoigne une fois encore : associant dans un même réseau de questionnements le CEEI et l’UTCP, il met en dialogue les cultures française et japonaise dans l’optique de leurs modes d’écriture respectifs, pour la première alphabétique, pour la seconde idéographique et syllabique, ainsi que dans la perspective de leurs expériences de l’image lorsqu’elle accueille le texte ou se voit accueillie par lui.
2C’est dans les deux dernières sections de cette livraison (Croisements et Perspectives) que, dans le respect de la chronologie, on trouvera les contributions consacrées aux influences qui, depuis la fin du XIXe siècle, ont travaillé avec une belle réciprocité à rapprocher les civilisations en jeu. Pour leur part, les deux premières sections (Occident et Japon) déterminent, en bonne logique, les spécificités antérieures et contemporaines de chacun des mondes considérés, spécificités qui, si elles ne fournissent aux conditions d’échanges soutenus entre les deux pays, n’en entravent pas totalement les possibilités, voire augmentent l’éclat de leurs réalisations, enlevées sur fond d’idiosyncrasies hétérogènes.
3Le volet occidental du numéro s’ouvre sur une étude de Michel Melot, lequel, faisant l’archéologie des relations entre le texte et l’image depuis le codex, via les ouvrages illustrés, les albums, les bandes dessinées ou encore les histoires de l’art, délivre la raison principale de leurs difficultés : à la réserve du plan cinématographique, animé et sonore, l’image fixe, immédiate au regard et rivée au présent, s’accommode malaisément de la linéarité du livre et de son ordre séquentiel. Dans l’article suivant, Béatrice Fraenkel s’attache à démontrer la performativité des « écritures exposées » en prenant pour exemple l’abondance des messages manuscrits et des sites scripturaux improvisés et éphémères dans les rues de New York après la catastrophe du 11 septembre 2001, qui étaient voués, dans la communion du deuil, à instaurer une paradoxale intimité avec les passants anonymes. Anne-Marie Christin, de son côté, reprend à nouveaux frais la question du basculement de l’Occident dans le système alphabétique, non tant pour déplorer le reniement de l’image par lequel il s’est soldé, mais pour en déceler les implications créatrices, notamment dans les arts du spectacle (naissance de la skènè en Grèce) et de l’espace (invention du trompe-l’œil).
4C’est à ce point de bascule entre l’alphabet et l’image que le volume aborde l’univers japonais, lequel, demeuré sous le gouvernement des « idéophonogrammes », ne plaça pas le signe linguistique en situation de rupture avec son support et sa propre configuration. Yasuhiro Satô synthétise l’histoire de la peinture japonaise, ou tout aussi bien de son écriture puisqu’il existe de l’une à l’autre peu de distance discernable : en ce cas précis, la quasi-absence d’une intention perspectiviste a beaucoup favorisé les démonstrations scripturales dans l’espace peint du paravent, du rouleau ou de l’éventail. Il est une autre illustration de la plasticité de l’écriture japonaise : les moji-e, « ces images (e) en écriture (moji), qui consistent à créer, à l’aide de caractères rapidement combinés entre eux, la forme d’un personnage, d’un objet ou d’un petit animal ». Marianne Simon-Oikawa en examine les évolutions successives chez Hokusai et Hiroshige, qui en renouvelèrent la tradition, née à l’époque de Heian (793-1192). L’article de Cécile Sakai, quant à lui, met en regard les positions critiques de Kawabata Yasunari et Tawada Yôko sur leur écriture maternelle : le premier, prenant acte de l’obligation pour un écrivain japonais d’interroger sa matière verbale, plurivalente et polymorphe par nature, mit en fiction les ratés de l’échange entre ses personnages, tandis que la seconde, partagée entre sa langue maternelle et l’allemand, renaît à la pensée magique qui, dans le Japon ancien, dota de propriétés talismaniques certains caractères, et va jusqu’à en ressentir les effets dans le système alphabétique d’adoption.
5Les expériences de croisements entre les civilisations mobiliseront bien plus, dans les sections suivantes, l’attention des contributeurs du numéro. En cherchant à préciser « les modalités de l’écriture dans la peinture française », Atsushi Miura en vient à rencontrer la question du japonisme qui parla à l’intérêt de Manet, de Van Gogh, de Gauguin pour les motifs les plus divers au point d’évoluer souvent en raison inverse : à Manet, l’exemple des estampes japonaises enseigna à tirer un parti plastique des inscriptions, notamment de la signature, sur la toile ; si cet exemple fut source de copies soigneuses pour Van Gogh, il ne l’instruisit guère des possibilités de fusion de l’image et de l’écriture ; la leçon profita davantage à Gauguin, qui, non content de multiplier dans ses tableaux les formulations autographes, paraît avoir trouvé dans l’art nippon sa façon de combiner des espaces composites. C’est surtout à la création graphique qu’il revient d’avoir su se créer de nouvelles ressources au vu du modèle japonais : pensons aux affiches de Toulouse-Lautrec et de Mucha, ou bien aux récentes évolutions de la bande dessinée. Selon Jacques Dürrenmatt, Frédéric Boilet, auteur de l’album intitulé Tokyo Hôtel, se place de propos délibéré sous l’influence du manga, expérimente la coexistence des systèmes d’écriture alphabétique, idéogrammatique et syllabique, pour mieux dévoiler dans ses ressorts intimes la difficile relation qui s’établit entre deux civilisations aux antipodes l’une de l’autre, comme aussi pour démêler le statut singulier dévolu aux signes linguistiques et graphiques dans le genre de la bande dessinée. Chez certains cinéastes du parlant, l’image de l’écriture peut problématiser l’écriture de l’image — ainsi chez Godard —, dont elle interrompt les enchaînements visuels, ou bien, comme c’est le cas dans La Cité des douleurs, film de Hou Hsiao Hsien qu’analyse Hisaki Matsuura, opérer un retour nostalgique à l’époque du muet grâce aux intertitres, voire donner à penser par le lisible, à la faveur de la confrontation de textes chinois et japonais intercalés, l’éventualité d’une communauté de destins pour Taïwan et le Japon, une fois aboli le rapport de sujétion coloniale de l’une à l’autre.
6L’article suivant, qui ouvre la section « Perspectives », prend du champ par rapport à la démarche comparatiste à l’œuvre dans la précédente pour suivre l’évolution de la définition de l’image dans la pensée de Lacan à proportion que croissait son intérêt de psychanalyste pour la peinture, en particulier pour Les Ambassadeurs de Holbein et Las Meninas de Velasquez. Kazuyuki Hara explique la logique qui a conduit Lacan de l’image spéculaire à la peinture, et qui tient à l’élaboration de la notion d’« écran », lieu où se loge « le principe de notre doute », où « ce qui se voit, non pas révèle, mais cache quelque chose » (Lacan), où le regard, piégé, peut trouver de quoi apaiser le désir. La contribution finale, due à Yasuo Kobayashi, concourt aussi à donner au volume une structure en boucles successives : après l’exemple de Lacan, qui reste malgré tout dans cette dépendance de la vision occidentale de l’image depuis Platon, observée dans la première section, comme surface de blocage, non pas de réception ni de circulation, le cas du peintre Saeki Yûsô croise à nouveau les civilisations, confronté qu’il fut jusqu’au drame à son incapacité à marier sans heurts la tradition picturale japonaise avec la modernité artistique de la France des années 20, à son impossibilité à passer la porte – un de ses motifs de prédilection – de la peinture divorcée d’avec l’écriture.
7On l’aura compris : la variété des approches dont font l’objet dans ce numéro les rapports entre la lettre et l’image, doublés des relations entre la France et le Japon, ouvre de nouvelles voies de recherche. Il reste donc à espérer des circonstances qu’elles renouvelleront bientôt les occasions d’échanges scientifiques sur ces questions entre les deux pays.