Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Clarisse Barthélemy

La littérature hors du tombeau, un éternel recommencement

Pierre Campion, L’Agir littéraire, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2010, 226 p., EAN 9782753510517.

J’écrirai ces vers à bras grands ouverts qu’on sente mon cœur quatre fois y battre

Quitte à en mourir je dépasserai ma gorge et ma voix mon souffle et mon chant

Louis Aragon1

1L’enquête de Littérature en 1919, « Pourquoi écrivez-vous ? », posait la question des raisons et des motifs individuels de la pratique littéraire : la littérature devenait l’objet d’une préoccupation privée, intime, loin de l’autorité sacrée et des lois de légitimation qui la gouvernaient traditionnellement. Cette question revenait à l’origine à une démarche subjective et circonstanciée de l’écriture, remettant en question l’approche historique, scientifique de la critique positive, qui enclot les œuvres littéraires dans une totalité objective. Toutefois son intérêt réside en grande partie dans le fait, comme l’écrit Julien Gracq dans En lisant en écrivant, qu’on ne peut pas y répondre2. Comme si la pratique de la littérature tenait à certaines intentions sans cesse remises en jeu dans les œuvres, à certaines raisons propres échappant à toute détermination, comparables à celles qu’implique l’action. Le terme de « raisons » est un terme familier à Pierre Campion3, dont l’essai L’Agir littéraire, paru en 2010 aux Presses Universitaires de Rennes, entend cerner la pratique littéraire précisément du point de vue des catégories de l’action. En cherchant la raison d’être de la littérature dans une pragmatique de l’expression et des œuvres, P. Campion décrit une approche qui va à rebours de la totalisation historique ou théorique de la littérature, comprise ici comme une réalité vivante et partant fragile, mais aussi comme le lieu et l’occasion d’une « individuation »4. Pour mener à bien sa réflexion, cet ouvrage emprunte à la philosophie, et notamment à la phénoménologie, ses outils conceptuels et méthodologiques : en reliant une pratique, une pragmatique et une esthétique de la littérature, il propose ainsi une redéfinition des conditions de la lecture et du jugement littéraire, et une reconsidération de la valeur des œuvres, consistant à tenir compte d’une vérité qui est non pas inscrite et fixée dans l’œuvre, mais déployée et mise en jeu dans toute entreprise littéraire comme dans chaque expérience de lecture. En revenant au principe subjectif et pratique de la création littéraire, l’essai de P. Campion pose l’indétermination des œuvres et la faillibilité de leurs raisons d’être comme des contrepoints aux lois historiques de légitimation des œuvres.

2Cet essai se construit autour de la notion d’événement, c’est‑à‑dire ce qui arrive au sein d’une œuvre, ce qui s’y produit d’imprévisible, ce que l’expression choisie fait advenir, et qui porte un potentiel de transformation, de réorientation constante du sens. P. Campion insiste ainsi sur le fait que chaque œuvre littéraire ne rejoue pas toute la littérature, comme le fait la pensée philosophique ; mais, dialectique constante entre la production du sens et sa dissolution, entre la « raison » et ses « révolutions », « événement sans habitude », comme la qualifie Jean Paulhan5, la littérature reconfigure constamment l’ordre du sens en partant d’un point indéterminé, profondément original. Cet essai choisit explicitement un point de vue décalé par rapport à celui, rétrospectif et axiologique, de l’histoire littéraire : celui de la phénoménologie, qui tente de saisir le mouvement du sens qui a lieu en chaque œuvre, en chaque intention littéraire. Il invite par conséquent à voir la littérature rigoureusement en avant, en reconsidérant l’acte libre qui la fonde et qui se prolonge à travers elle en un agir, c’est‑à‑dire en une puissance vivante de transformation du sens, des êtres et du monde.

3Cette approche de la littérature revendique sa finalité purement littéraire en revenant à un travail des textes de l’intérieur, et en cherchant à comprendre le rapport énigmatique entre un matériau, le langage, et une vérité à dire. L’apport philosophique permet de considérer la littérature comme pratique sensible et herméneutique, réévaluée à l’aune des interactions subjectives au sein de la communauté humaine et de leurs infinies potentialités. Certaines notions opératoires empruntées à la phénoménologie, comme l’intention, le risque, la parole, le style, soutiennent l’idée d’un agir littéraire, à la lumière d’une pragmatique de la littérature. D’une pratique à une esthétique de la littérature, P. Campion dégage au fil de sa définition du geste littéraire les conditions de possibilité d’une équivalence conceptuelle entre beauté et liberté, et, terminant son essai avec André Breton, rejoint le programme de l’avant garde surréaliste : redonner à l’esthétique littéraire son ancrage dans la vie.

La littérature comme la vie

4Les quatre premiers chapitres de l’essai (« L’indétermination de l’agir », « La décision », « La résolution », « Les possibles et l’impossible ») entendent appliquer à la littérature les principes pratiques et les conditions de l’action. La littérature est ainsi ramenée à l’ensemble de ses commencements, à son principe subjectif qui seul la détermine, au « jeu » entre l’acte libre qui les fonde et un univers de possibles : elle est reconsidérée dans le mouvement de la vie intentionnelle et communicationnelle. On sort donc d’une conception et d’une approche à la fois positive et formaliste de la littérature et la littérature est ici saisie dans sa confrontation au réel, à son obscurité fondamentale, à sa résistance, à son énigme, qui ne peuvent être sinon vaincues, du moins lentement conquises, que par des tentatives d’élucidation répétées et instables, toujours suspendues à la confirmation par le lecteur du sens qu’elles proposent. Dans les Maximes de La Rochefoucault, premier exemple littéraire convoqué par P. Campion, la vérité qui s’exprime se confond avec les choix sémantiques et syntaxiques de l’auteur à tel point que la décision de l’écrivain, la forme de la phrase, et la pensée exprimées sont absolument solidaires entre elles, et leur union rendues nécessaires par le geste qui les porte : c’est là que réside le risque, qu’à tout moment l’expression manque son but, n’advienne pas, ne puisse agir dans le moment de sa création comme dans le moment de sa réception. De même dans les poèmes-tombeaux de Mallarmé, le geste poétique réanime dans la forme, qui creuse une temporalité indéfinie plus qu’elle ne représente un espace fixe, la vie de celui qu’il célèbre : les vers et leurs variantes sont relus dans le mouvement fluctuant et fragile de leur agencement, non pas engravés dans le marbre-tombeau de la mémoire, mais déployés selon un ordre qui les maintient dans une dynamique vivante, où le mouvement que leur imprime le poète affronte en tout point la résistance du présent à la mort. Contournant la tradition du genre, l’approche de P. Campion relit ainsi le Tombeau de Verlaine non comme un monument mais comme la pure voix qui porte indéfiniment le souvenir du poète à l’éternité de la vie.

5En mettant l’accent sur le geste, sur son orientation, le sens qu’il prend, sur ce qui se joue au commencement de l’œuvre, dans le mouvement d’un choix personnel et circonstanciel, P. Campion contourne volontairement, d’un côté la notion rhétorique d’invention ressortissant à un savoir technique transmissible, et de l’autre l’approche génétique du travail auctorial, qui s’appuie sur les notions de fabrication, de production et de perfectibilité des œuvres. « L’agir littéraire » dans sa dimension pratique met également à distance toute la tradition de l’inspiration poétique, de l’ascendance divine du poète au démonisme et à l’illumination. L’importance de l’intention motrice, de l’impulsion d’un vouloir dire ou d’un vouloir écrire, souligne le lien fusionnel entre une subjectivité libre et une forme qui l’appelle : se dessine ici l’importance d’une pragmatique de la littérature par laquelle l’œuvre se maintient dans le passage d’une subjectivité et d’une sensibilité à une autre. Ce qui est valorisé par conséquent, c’est l’universalité esthétique d’une œuvre, ce qui appelle le lecteur à y revenir, mu par la surprise, l’incompréhension ou le ravissement, ce qui reste ouvert à une multiplicité indéfinie d’effets et d’interprétations. L’énigmaticité de l’instant créateur se maintient donc dans le mystère d’une œuvre qui conserve à chaque  expérience de lecture sa force de présence et son effectivité ; c’est cette force que Ponge lisait dans les Prétextes de Gide, où l’on peut voir également une conception de la littérature bien éloignée de toute vision historique:

Une œuvre d’art véritable [c’est] celle qui donn[e] de la nourriture à plusieurs générations. Car les générations ne demandent pas les mêmes nourritures. Souvent elles demandent le contraire de la génération précédente6.

6C’est toute la valeur historique de l’œuvre qui se trouve de ce point de vue remise en question.

7Il s’agit de substituer à la composition, au travail de réécriture, du plan, l’idée de « choix » et celle de « stratégie ». La décision d’écrire demeure elle‑même un principe actif au sein de l’œuvre, un moteur esthétique, comme geste, comme épreuve du monde ; l’œuvre se présente ainsi comme un « domaine de pensée », un « univers de sens7 » non clos, et c’est dans le « jeu » entre tous les possibles, plus que dans une combinatoire textuelle close sur elle-même, que se déploie l’œuvre comme porteuse de sens. Merleau‑Ponty et sa phénoménologie de l’expression sont convoqués ainsi dès le début de l’essai, à l’appui de l’étude du mouvement permanent de l’expression qui, « à l’état naissant et vivant, est le geste de reprise et de récupération qui me réunit à moi-même comme à autrui8 », et du « présent vivant9 » de la parole littéraire, qui demeure inaugurale dans chaque expérience littéraire. Dans La Prose du monde, Merleau‑Ponty propose en effet une approche de l’expression littéraire fondée sur l’indéfinie possibilité du sens que l’œuvre porte avec elle, en-deçà de toute visée artistique définitive :

La langue est toute hasard et toute raison parce qu’il n’est pas de système expressif qui suive un plan et qui n’ait son origine dans quelque donnée accidentelle, mais aussi pas d’accident qui devienne instrument linguistique sans que le langage ait insufflé en lui la valeur d’une nouvelle manière de parler, en le traitant comme exemple d’une « règle » future qui s’appliquera à tout un secteur de signes10.

8La pratique linguistique, qu’elle soit commune ou littéraire, se trouve tout entière tournée vers un avenir sans cesse reconfiguré, et dès lors soumise au risque permanent de sa propre disparition. L’œuvre littéraire de ce point de vue ne saurait plus être considérée comme le lieu d’une inscription, mais comme celui d’une parole en avant du langage qu’elle emploie. Mais ce risque est à comprendre à partir du jeu — du « coup de dés » — que celui qui veut s’exprimer provoque à l’intérieur du système expressif : il y a une mise en action, une mise en mouvement, qui implique une forme de violence, et une réciprocité de cette violence, qui transforme, qui stupéfie — qui agit, si l’on prend ce verbe dans son aspect absolument transitif. C’est encore ce que dit Ponge, où l’on reconnaît l’enseignement du mentor Paulhan, dans le poème « Rhétorique », où l’action sur le langage permet en retour au langage reformé — à la littérature, d’agir sur le sujet qui s’exprime :

Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point. […] C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire, l’art de les violenter et de les soumettre. Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public11.

9La « parole » permet de saisir l’œuvre littéraire comme système vivant d’expression : elle porte avec elle une transitivité, une « visée », et un principe d’« animation » du langage, des mots, des signes. Le « risque » qui sous‑tend l’agir littéraire correspond à cet acte pratique de la parole qu’est l’appropriation et le renouvellement du système expressif suivant une visée singulière. La vie de la littérature est donc bien ici assimilée à un jeu entre une langue fixée, techniquement manipulable, et son animation par un sujet libre :

S’exprimer, […] c’est une opération qui tend à sa propre destruction puisqu’elle se supprime à mesure qu’elle s’accrédite, et s’annule si elle ne s’accrédite pas. C’est ainsi qu’on ne saurait concevoir d’expression qui soit définitive puisque les vertus mêmes qui la rendent générale la rendent du même coup insuffisante. Aussitôt que la parole s’en saisit, aussitôt qu’elle devient vivante, la langue artificielle la mieux raisonnée devient irrégulière et se remplit d’exceptions12.

10Ce détour par la phénoménologie du langage et de l’expression littéraire confirme une conception de la littérature comme entité vivante. C’est dans ce jeu, entre pensée, action et langage, que se dessine pour la littérature un univers de possibles et un avenir pérenne, entre un « déjà-là13 » et un constant ad-venir.

De l’expression au style

11Toute la poétique est ainsi reconsidérée, dans les chapitres centraux de l’ouvrage, « Bataille d’hommes », « De l’ennemi intime », « Le présent en ses actes », sous l’angle de la praxis, et sur la notion de style qui est présentée comme la substance agissante des œuvres, et comme le lieu de rencontre d’un sujet et du monde auquel il se confronte. Ces chapitres dessinent une perspective à la fois agonistique et existentielle : la résistance à ce qui est, et l’expression d’une vision singulière et subjective du monde, d’un rapport propre au monde, se rejoignent dans une pragmatique de la parole où la liberté du geste inventif de l’écrivain est mesurable à l’effet qu’il vise et qu’il produit. L’idée de combat suit deux directions : la première est celle de l’étanchéité, de la résistance du monde et des êtres qu’il s’agit de bousculer par l’énergie de la parole : « il faut bousculer un peu les choses » écrit Ponge dans « La Pratique de la littérature14 ». Le Dictionnaire philosophique de Voltaire est ici convoqué pour décrire une vérité qui se loge dans la rencontre entre la raison « qui s’éprouve […] comme exigence en acte de la vérité » et une forme transitive, « affranchie de tout système ». L’écriture littéraire est présentée ici comme le moyen d’affirmer une liberté individuelle. La seconde direction est celle de la résistance de l’intime, de l’être en soi, intérieur, pour laquelle P. Campion convoque l’exemple de Pierre Bergounioux, partagé entre ses romans et ses carnets. Dans les deux cas, la littérature prolonge et ordonne la vie de l’esprit, conquiert une vérité du monde, dégagée des systèmes et des doctrines.

12La pensée de l’expression prend assurément ici une dimension axiologique et morale, et c’est avec la notion de style qu’elle entre dans sa pleine dimension littéraire et esthétique. Le style est en effet le vecteur sensible d’une individualité, et porte avec lui l’efficace qui, n’étant pas circonscrite dans un résultat de caractère définitif, donne tout son sens à la notion d’agir. L’effet de l’agir est différent du résultat de l’action, en cela qu’il provoque une réaction, transmet son mouvement, son énergie, afin de le voir prolongé. Support sensible de l’expression littéraire, physique de la parole, le style est en outre de nature profondément rhétorique dans sa dimension psychagogique, et esthétique dans sa dimension affective. Il recompose enfin un ordre propre à la littérature à côté de l’ordre de la vie immédiate. En développant l’idée d’une pragmatique du style, P. Campion reporte une conception linguistique de la parole comme acte (J. Austin, S. Fish) sur la pratique poétique : le présent, comme temps de l’expérience poétique, et comme mode inchoatif de l’action, est ainsi au centre de la compréhension du style. Porteur d’effet, d’émotion, littéralement de mouvement, dans son déploiement immédiat, le style est le lieu d’une expérience, plus que d’une « refiguration15 » ou d’une reconnaissance, qui ressortissent à l’écriture narrative. C’est une esthétique de l’événement qui est en jeu, non pas en tant qu’il est reconstruit par le récit, mais comme expérience ancrée dans le mouvement de la vie. Le temps de l’agir est celui du présent dans sa fulgurance et son effectivité, transgressant toute linéarité, tout entier dans l’énergie qui le conduit. Le style, dans son effort d’actualisation plutôt que de remémoration, de « suggestion » plutôt que de description, de présentation plutôt que de représentation, rejoint l’une de ses vertus rhétoriques anciennes, celle de l’enargeia, que P. Campion reprend dans l’idée d’une « énergétique ». Toute réflexion sur l’agir littéraire supposerait ainsi en aval une réflexion sur la lecture et son mode approprié, attentif, sensible, réactif. Le style assure ainsi la continuité, dans son actualisation au présent d’une sensibilité, entre l’agir qui bouscule et l’agir qui ravit, comme l’écrit Ponge :

[…] il y a aussi la sensibilité présente au monde actuel. Et que cette sensibilité s’exprime par la révolte, comme ça a été le cas pour ma génération (vous savez, à peu près la génération surréaliste) ou que cette sensibilité s’exprime par l’extase, le ravissement… en tout cas, il faut une sensibilité16.

13La réflexion sur une temporalité du style et de l’expression littéraire permet de reconsidérer les conditions de possibilité d’une expérience vivante de la littérature. Si « le temps ne se laisse pas penser », le style, tout particulièrement en poésie, en offre une expérience sensible intacte et renouvelable : le présent de la poésie « habite la phrase en son déploiement » et entend « élever le présent à la durée de l’Éternité ». Cette temporalité non linéaire permet de concevoir la littérature comme vivante et jamais close sur elle‑même, et lui rend sa dimension universelle : elle s’adresse à « une communauté des subjectivités elle‑même sentie comme un déploiement de possibles ». L’œuvre se fait pure présence et pure puissance inchoative : toute projection dans le futur, comme toute remémoration du passé s’épuisent dans le présent pur de l’expérience littéraire accessible à tous, à chacun — à n’importe qui. Or c’est bien cette universalité qui importe ici, dans la conception de la littérature comme pragmatique du style : car s’il y a présent, présence et présentation du monde dans le geste de la poésie toujours suspendu à sa réception, c’est précisément pour que la lecture renouvelle à chaque fois les circonstances et les possibles d’un sens, réanime la formule où habite le sens. De ce point de vue, la lecture que propose M. Macé de L’Expérience du proverbe de Jean Paulhan est tout à fait lumineuse :

Toute phrase « influente » porte en elle ses possibilités d’animation, et projette autour d’elle un halo de circonstances. L’énoncé crée autour de lui une disposition, rayonne en une situation, comme un geste qui se donnerait plus de puissance en se reformant autour d’un outil17.

14L’« agir littéraire » ne saurait se comprendre sans le lecteur, sans la lecture, qu’appelle clairement la question de l’expérience du temps et du rapport au présent, autour de laquelle s’articule tout l’essai de P. Campion. Elle ne saurait se comprendre non plus sans une réflexion sur le matériau linguistique de l’expression. C’est à travers la notion de présence celles de corps, de chair, de matière, comme outils, réceptacles ou supports de l’action, de la diction agissante, qui se profilent, et que l’auteur aborde dans ses trois derniers chapitres, « Moments du corps », « Des corps glorieux », « le présent en ses actes ».

Esthétique de l’événement

15L’analogie dramatique permet de développer l’approche temporelle de la littérature, à travers la notion de présence, et à travers l’image du corps : temps et lieu où se rejoignent le geste et son effet, le signe et sa signification — le « verbe » et sa matière. Se plaçant sous l’autorité d’une phénoménologie de la vie inspirée par la pensée chrétienne de l’incarnation, celle notamment que Michel Henri développe à propos de l’œuvre de Kandinski, P. Campion conclut son essai sur des perspectives esthétiques, en décrivant les enjeux d’une « subjectivité radicale », d’une « subjectivation maximale du discours », qui permet de comprendre le style littéraire comme frontière entre un sujet et le monde. L’expérience esthétique pourrait ainsi se mesurer au « mystère » de l’expression, dont l’ambiguïté sémantique souligne tout le miracle de l’individuation par le style de l’écriture. C’est le sens de cette remarque inspirante de Jean Paulhan, qui fait partager son étonnement, au début d’un « Portrait de Montaigne », à propos de l’heureuse polysémie du terme « expression » :

Il est curieux qu’expression se dise à la fois de la physionomie et du style, comme s’il fallait discerner de la langue aux traits du visage quelque ressemblance secrète, mais constante. Je la cherche, et la vois d’abord dans leur nature. Il s’agit, ici et là, d’une masse étrangère qu’il nous appartient d’agiter : à la fois nôtre, et pourtant la plus étrange qui soit18.

16Le modèle de l’incarnation, information de l’être, manifestation et perception de la pure présence, se retrouve dans ce croisement entre une physionomie du style et une ontologie du visage, des traits, que développe l’ontologie d’Emmanuel Lévinas, dans Totalité et Infini, par exemple. C’est en cela que l’on peut comprendre l’œuvre, espace de projection de la pensée dans les habits du style, comme le lieu d’un événement : il s’y passe quelque chose qui fait qu’à la fois l’œuvre se maintient dans son présent, et que la lecture la recharge d’être, prolonge cette présence dans un autre corps, qui peut reprendre l’événement à son compte, au titre d’une expérience : « événement : écoulement temporel qui m’arrive », écrit Sartre dans les Carnets de la drôle de guerre19.

17L’essai finit par préciser les enjeux esthétiques d’un agir littéraire, en s’appuyant sur l’essai de Baldine Saint Girons, L’Acte esthétique, afin de poser les conditions de possibilité d’une vie sensible de la littérature, de la beauté littéraire, et corrélativement de l’« illumination » esthétique qui surgit non seulement de la rencontre avec une œuvre, mais de la convergence d’une sensibilité et d’une liberté. L’événement esthétique a à voir d’après P. Campion avec la fragilité de tout geste qui prend naissance dans l’indétermination d’un dehors imprévisible et s’exténue avec l’énergie qui le porte, avant qu’aucun principe, aucune structure, a fortiori aucune doctrine ne puissent le fixer. Le « risque » de l’agir littéraire a ainsi à voir avec la vie autant qu’avec la mort, plus qu’avec la situation ou l’engagement, qui supposent déjà un contexte structuré, formé, historique, et c’est là encore la leçon que Paulhan, en des termes presque littéralement mallarméens, tire de l’image :

L’écart qu’elle manifeste, si grand soit‑il, n’est pas plus large ni plus étroit que celui qui sépare la vie de la mort, et la navigation joyeuse de ce naufrage de chaque instant d’où nous repartons, comme un vieux capitaine échappé au sinistre.20

18L’image, organe du style, signe d’un choix circonstancié et subjectif, porte en elle à la fois l’effet maximal du sens et son annulation, manifeste le risque de toute prise de parole.

19La figure de l’« amateur » que P. Campion reprend à l’essai de B. Saint Girons est de ce point de vue révélatrice : contrairement au savant, au technicien, au spécialiste, l’amateur risque le tout pour le tout au moment où ses raisons de s’exprimer se prolongent, s’actualisent dans un mot, une parole, un texte, une œuvre, autant d’actes découlant d’une décision, plus que media d’une idée à transmettre, et qui tirent leur valeur du temps éphémère de leur accueil, de leur réception. Dans la perspective adoptée ici d’une littérature pensée comme une pratique réintégrée au mouvement de la vie, toute théorie qui découlerait de la rhétorique ou de la poétique, d’un art ou d’une technè, est mise de côté. La figure de l’amateur met au contraire en avant l’idée d’une littérature qui ne serait pas redevable de compétences, ou bien où la seule compétence valable serait celle de la décision libre : en cela la littérature à l’horizon esthétique qu’elle se propose est toujours en‑deçà et au‑delà de l’œuvre, en laquelle la tradition fige une fois pour toute les tenants et les aboutissants d’un discours reconnaissable et prévisible — la littérature tout entière devient donc une frontière, entre un sujet et le monde, un auteur et un destinataire, entre un homme du commun et un autre homme du commun, et, à cause de la liberté qui la fonde, elle est profondément universelle. La « compétence » n’est plus de ce point de vue un ressort esthétique, ce qui invite, non pas à dénier à la rhétorique ses pouvoirs ou son utilité, mais à considérer la présence agissante d’une rhétorique dans toute parole, comme l’entend Joëlle Gardes‑Tamine21. L’approche esthétique de la littérature permet ainsi de comprendre chaque œuvre littéraire comme la possibilité universelle d’une rencontre entre une sensibilité et le monde, possibilité indéfinie aussi puisque dans la littérature chaque lecture relance l’orientation du sens. La fable symbolique de C‑F. Ramuz, La Beauté sur la terre, illustre bien le facteur de désordre, de décloisonnement, de fracture, qu’opère la beauté incarnée, imprévisible, mouvante, au sein de la communauté, mais en même temps à l’échelle individuelle sa vertu créatrice, projective, herméneutique. Tournée vers l’avenir, la littérature dans sa visée esthétique requiert pour exister l’« expérience inventive » de tout lecteur, « agir » complémentaire permettant à la beauté de se manifester.

20La spécificité esthétique de la littérature pose la question de son matériau : si l’œuvre littéraire agit, c’est par l’énigme de l’animation du langage à chacun de ses emplois. La « merveille » de la recréation permanente du langage que décrit Merleau-Ponty dans La Prose du monde n’est autre que le pouvoir proprement esthétique de l’exercice de la parole tel que chaque œuvre littéraire nous le donne à voir, à entendre, à lire, à éprouver comme à la loupe. Le ravissement de la beauté expressive est tout entier dans le mystère de la prise de parole qui rejoue à chaque fois la « première parole », Verbe et Vie mêlés, dans le lien inépuisable entre une subjectivité, une communauté subjective, et le monde, qui fait émerger un « sens agile » :

Le mystère de la première parole n’est pas plus grand que le mystère de toute expression réussie. […] La parole en un sens reprend et surmonte, mais en un sens conserve et continue la certitude sensible, elle ne perce jamais tout à fait le « silence éternel » de la subjectivité privée. Maintenant encore, il continue par-dessous les paroles, il ne cesse pas de les envelopper, et, pour peu que les voix soient lointaines ou indistinctes, ou le langage assez différent du nôtre, nous pouvons retrouver, devant lui, la stupeur du premier témoin de la première parole.

21La notion d’agir doit avant tout se comprendre à partir de sa transitivité, à travers laquelle l’œuvre est restituée au mouvement de la vie sensible et subjective. Elle ne cesse de reconduire la littérature, et ses œuvres, à travers une pratique continue et universelle qui se conçoit de la décision libre de s’exprimer à la beauté comme finalité euphorique, inventive et herméneutique de la littérature. L’approche phénoménologique de la littérature invite à concevoir du côté de la réception un autre « horizon d’attente » que celui que H. R. Jauss construit à partir d’une représentation historique de la littérature et d’une réflexion sur la modernité. La notion même de modernité ici est omise le temps d’une réévaluation des conditions de possibilité d’une lecture libre et ouverte des œuvres, infléchie, orientée par la vie du sens qui agit à travers elles, pensée individuellement et au présent, tournée vers un avenir indéterminé. Pierre Campion voit la littérature foncièrement ouverte, au sein de l’univers de sens dans lequel les jugements esthétiques se font et se refont sans cesse. Elle invite à voir dans l’œuvre en‑deçà des formes reconnaissables et des valeurs admises, le « premier mouvement », celui « qui n’entrait pas dans le plan »22, et qui échappe à toute définition, à toute causalité, à toute explication objective, comme le dit Gracq dans un touchant aveu d’impuissance à rendre compte des raisons de son expérience d’écrivain. La notion d’agir littéraire propose une voie herméneutique qui tienne compte du pouvoir pratique et esthétique de transformation que la littérature exerce sur le monde et sur les êtres, et, sous-tendue en tout point par le style comme information d’une manière d’être au monde, son fort pouvoir d’individuation, qui est à prendre en compte autant dans l’acte créateur que dans la lecture : le point de vue de la lecture, celui de l’agi, qu’emprunte M. Macé dans son essai Façons de lire, manières d’être. La notion d’agir littéraire permet de rétablir une porosité heureuse entre la littérature et la vie, qui n’en conservent pas moins chacune leur ordre propre. Le style est la clef qui permet de comprendre comment l’on peut vivre avec la littérature, et comment la pratique littéraire a son temps et sa place dans la vie. C’est ainsi tout l’horizon esthétique de la littérature qui est réhabilité, et à nouveau légitimé, par une approche philosophique qui offre à la critique la possibilité de sortir d’une vision totalisante de la littérature, illusoirement prisonnière d’une autonomie sacrée et de déterminations historiques insuffisantes.