La Renaissance, en passant par la Lorraine
1Publiés début 2015, voici les actes d’un congrès international tenu dans la capitale lorraine en juin 2013, fils de la manifestation Nancy 2013, l’effet Renaissance. « La Renaissance en Europe dans sa diversité » : le titre est bien ambitieux, et pourra même paraître un peu prétentieux de prime abord. Volumes en main (si l’on peut dire), il s’avère bien refléter dans l’ensemble la somme des contributions réunies au fil d’un peu plus de 1600 pages.
2Disons d’entrée qu’il faudrait être un Braudel pour rendre compte honnêtement de cette publication. Avouons dans la foulée que nous ne sommes pas Braudel — nous ne pouvons même pas, sans usurpation, prétendre au titre d’« historien ». Comment dès lors proposer ne serait-ce qu’un simple aperçu d’une somme de quatre-vingt-seize articles — si nous avons bien compté — consacrés aux « Juifs de Lorraine à l’époque de la Renaissance », à l’ « [accueil] à la cour de Naples des élites itinérantes », au « paraître vestimentaire princier à la cour d’Henri II de Lorraine (1608-1624) », à « l’imprimerie hébraïque au xvie siècle à Istanbul et Venise », à « l’étude de l’arabe en Europe aux xve et xvie siècles », à « l’anatomie des banlieues de Londres à la Renaissance », au « vocabulaire nautique chez Rabelais, témoignage des échanges en Europe maritime », aux « poètes silésiens du xviie siècle », ou encore à la représentation de la Renaissance au cinéma - « avec ou sans fraise » ? Tentons donc, pour les besoins de l’exposé, de mettre un peu d’ordre dans cette diversité.
Temps long, espace large
3Et tout d’abord, de quelle « Renaissance » s’agit-il ? On sait que certains historiens, au premier chef desquels Jacques Le Goff, récusent l’idée même d’une « Renaissance », concept tardif dû à l’historien suisse Jacob Burckhardt, au profit d’un (très) « long Moyen Âge » courant de la fin du iie siècle à la révolution industrielle du xixe siècle1. Ce n’est évidemment pas la chronologie qui prévaut ici, mais, tout de même, une Renaissance version long métrage. Soit, pour reprendre le format de Peter Burke, du xive au début du xviie siècle2. Ou, pour reprendre le titre d’une célèbre collection des éditions Vrin intimement liée aux recherches du CESR de Tours, « de Pétrarque à Descartes ». Vu de l’espace, cette fois-ci, l’on notera l’importance des études centrées sur la Lorraine (23 au total), puis sur l’Italie (16), la France (7), l’Espagne (6), le Saint-Empire (5), l’Orient au sens large (Turquie, Indes, Chine : 3), l’Angleterre (2), l’Europe orientale (2).
4Le plan adopté pour ordonner cette masse de travaux est classique : 1/ « Pouvoirs et lieux de pouvoir » ; 2/ « Savoirs, savoir-faire et leurs transmissions » ; 3/ « Circulation des hommes, des idées et des biens, héritages ». Des choix ont été faits pour caser chaque étude dans un volume, que l’on pourrait discuter. Ainsi, l’étude inaugurale de Thierry Grandjean consacrée à « L’importance des Lois de Platon chez Pierre Grégoire (1540-1597), professeur de droit à Pont-à-Mousson », aurait très bien pu passer du premier au deuxième tome ; de même, l’article « Livres et relations d’un patricien messin de la Renaissance », consacré à Nicolas IV de Heu (1494-1569), aurait pu figurer dans le troisième tome plutôt que dans le deuxième, etc. Dans l’ensemble, toutefois, l’ordonnancement des travaux paraît judicieux. Reste à évaluer cette imposante masse, chose malaisée au vu de la variété des thèmes abordés.
Éloge de la varietas
5Le principal atout de cette série est évidemment de mettre en lumière le phénomène de la Renaissance en Lorraine : environ un quart des contributions sont consacrées à cette thématique large, quantité non superflue au regard de certains jugements lapidaires émis naguère, et encore un peu de nos jours, sur une Lorraine « terre de paysans et de seigneurs, de condottiere à l’image des ducs eux-mêmes, peu soucieux de lettres et d’art, tout juste capables d’importer des réalisations et des talents venus d’ailleurs » (t. 1, p. 9, n. 2). Si certains articles peuvent paraître relever un peu de l’histoire locale, d’autres apportent des éléments intéressants sur des thèmes peu explorés : deux articles sont ainsi consacrés à l’enseignement du droit à l’université de Pont-à-Mousson et à ses rapports avec l’humanisme juridique. Certains champs déjà intensément labourés, au risque de les rendre stériles, sont arpentés sous un angle neuf : ainsi l’article de Mary-Nelly Fouligny, essentiellement consacré à la Démonolâtrie de Nicolas Rémy, à ses rapports avec le Malleus maleficarum comme avec Jean Bodin, et dont on ne regrettera guère que le titre, peu explicite (« Sorcières de Lorraine à la Renaissance : sorcières de partout, sorcières de toujours »). Rémy, à la fois humaniste et fervent défenseur de la répression des sorcières, est un exemple de la façon dont « les sources antiques alimentent les bûchers » à cette époque (t. 1, p. 93).
6La situation géographique privilégiée de la Lorraine, à la frontière du Saint-Empire, mais aussi de la Bourgogne, permet à quelques auteurs de s’affranchir des limites traditionnelles de la monographie locale ou régionale. François Pernot propose ainsi de cerner « L’espace lotharingien à la Renaissance », tandis que Julien Léonard aborde « Metz et l’occupation française » en 1552 - date de la prise par Henri II des trois villes libres d’Empire que sont Toul, Verdun et Metz (t. 1, p. 163-176). Dans le deuxième tome, Charles Brucker essaie de montrer comment la situation particulière de Metz, ville impériale rattachée à la France en 1648 seulement, a pu avoir quelque influence sur le genre de l’emblème, étudié ici à travers le prisme de Jean-Jacques Boissard (t. 2, p. 79-91).
7Trois contributions sur quatre, néanmoins, s’aventurent hors du territoire de la Lorraine et abordent des sujets très variés, de « l’iconographie des stalles bretonnes entre 1510 et 1550 » (t. 2, p. 151-167) ou de « Bordeaux, Paris, Rome : la ville dans l’œuvre de Montaigne » (t. 2, p. 281-298), de la « Renaissance littéraire vernaculaire allemande » (t. 3, p. 305-319) aux « Explorateurs-marchands sur les routes des Indes orientales » (t. 3, p. 57-70). Certaines déchirent même les plis du temps et s’intéressent à « Machiavel lu par Isaiah Berlin » (t. 3, p. 487-497) ou encore à « La Renaissance, inspiratrice méconnue de la Belgique fin de siècle (1880-1914) » (t. 3, p. 513-527), pour ne citer que quelques exemples.
Une Renaissance façon puzzle
8Si La Renaissance en Europe dans sa diversité propose une approche privilégiant cette dernière notion, c’est-à-dire, pour le dire vite, à la manière des platoniciens, un point de vue attentif au « multiple » sans vaine tentative de réduction, toujours un peu artificielle et douteuse, à l’ « un », l’on peut cependant déplorer certaines lacunes : à l’histoire des sciences, par exemple, n’est attribué qu’une sorte de strapontin. L’article de Simone Mazauric, hardiment intitulé « Les sciences à la Renaissance » (t. 2, p. 513-530), a pourtant le mérite de pointer l’aspect problématique d’une telle expression, la Renaissance voyant foisonner les publications consacrées à la chiromancie, à la physiognomonie, à l’astrologie, à l’alchimie, œuvres de Della Porta, Paracelse ou Cardan, qui aujourd’hui nous paraissent bien peu « scientifiques ». La solution à cette aporie serait à chercher dans le rapport très particulier des « savants » de la Renaissance aux œuvres du passé qu’ils découvrent ou redécouvrent, comme en témoigne Kepler, parti « puiser dans des théories pour nous radicalement non scientifiques des éléments lui permettant d’énoncer des lois astronomiques d’une portée considérable » (t. 2, p. 529, avec référence aux travaux de Gérard Simon3). De même, on pourra s’étonner de l’absence de quelques contributions particulièrement consacrées à des questions théologiques, pourtant omniprésentes en cette époque de controverses, querelles et guerres confessionnelles. Le fait religieux est pourtant bien présent grâce à plusieurs contributions consacrées aux communautés juives (« La Renaissance et les juifs : stratégies d’une participation », t. 2, p. 351-364 ; et « Les communautés juives de Padoue et Venise à la Renaissance : une contribution à la culture européenne », p. 365-381), au chemin de Saint-Jacques de Compostelle (t. 3, p. 137-165), ou encore à la géographie des vocations des carmels lorrains au xviie siècle (t. 3, p. 167-179). Il manque donc des pièces au puzzle, et l’ensemble ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Mais comment pourrait-il en être autrement ?
9En refermant le troisième volet des actes du Congrès de Nancy, le lecteur, après un si beau voyage, n’en ressent que davantage l’absence d’index nominum et d’index geographicus — une bibliographie étant évidemment inenvisageable. Pouvoir reprendre autrement, par exemple à sauts et à gambades, le chemin parcouru, serait une belle manière de rendre hommage au travail accompli, telle contribution d’un volume faisant parfois écho à telle d’un autre volume. De même, à la légère sensation d’éparpillement que procure cette somme (certains la trouveront désagréable, ce n’est pas notre cas), une contribution consacrée à la notion de variété à la Renaissance4 aurait pu apporter une sorte d’antidote en forme de paradoxe, bien dans l’esprit renaissant.