Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
Thierry Tremblay

Le nom commun de la communauté 

Rémi Astruc, Nous ? L’aspiration à la communauté et les arts, Versailles : RKI Press, coll. « CCC », 2015, 171 p., EAN 9791094084007.

1Le nom commun de la communauté est un pronom, un pronom de personne. La marque de la question est un point d’interrogation. La grammaire contemporaine de l’interrogation est donc marquée, comme le titre extrêmement simple de l’ouvrage de Rémi Astruc, par Nous, pluralité de Je ou de Moi, et par un signe de ponctuation, point d’interrogation.

2La difficulté du commun dont le nom commun est le pronom personnel Nous tient en effet à ne pas segmenter en termes d’attributs la participation à la personne. Elle tient également au statut propre de la singularité, car la communauté peut être monastère, bien amarrée sur son μόνος, communauté d’unités, de singularités relatives ou de solitudes, communauté d’uniques, fondée sur une articulation invisible verticale (de nature transcendantale, mais tout de même « très manifeste ») plutôt que sur son évidente horizontalité (visibilité immanente, étendue partagée, sensation plus ou moins pénible de masse ou éventuellement agrément de foule). C’est ce qui explique la distinction entre communautés, qui relèvent de la part qui est « déjà là » et de l’analyse sociologique ; et la Communauté, qui est de l’ordre du possible, de l’imaginaire, d’une « aspiration à la communauté », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage.

La scène de l’assemblée

3« Rendre l’invisible visible », tel est l’objet du « Prélude » de Nous ?, qui s’ouvre par la réflexion sur une communauté qui serait une assemblée en apparence passive, une assemblée qui se serait fortuitement rassemblée, assistant à l’événement d’une scène dont elle est pourtant le sujet devenant commun, faisant à la longue tronc à mesure que le récit se déploie en branches et en racines, bientôt en feuilles et en fleurs, bientôt en fruits parfois savoureux (le sujet de la communauté y prendrait alors enfin plaisir, sujet accueillant, cueillant ou récoltant). La communauté se surprendrait ainsi rassemblée, autour d’un mime remarquable (par exemple celui d’Israël Galvan)ou, comme chez Jean-Luc Nancy, dans l’écoute d’un récit qui fonderait la légitimité même de l’assemblée (l’ouvrage comprend d’ailleurs un beau post-scriptum de Nancy). La communauté ne serait pas l’action de danser, de gesticuler ou de dire, mais celle de voir, de sentir ou d’entendre avec. Avec qui ? Avec ce qui se passe devant et ce qui se passe dedans, dans une communauté objective et subjective, dans le sentiment prégnant d’avoir quelque chose en commun, et dans celui d’être d’un même groupe selon la logique du partage d’un certain nombre d’aspects qui deviendront bientôt des « qualités » (p. 24).

4L’une des tâches de la pensée, écrit cependant R. Astruc, consiste à comprendre comment la description du programme ne saurait suffire, et que cette tâche de la pensée d’une insuffisance consiste ultimement « à comprendre pourquoi la traduction dans le réel est toujours nécessairement une trahison de l’impulsion à la communauté » (p. 20, n. 9). Et c’est depuis cette insuffisance que la question du mythe est soulevée : « Le mythe est en effet un récit qui semble n’avoir d’autre fonction que de dire une communauté (son origine, son histoire, ses héros, ses règles, son destin) » (p. 35). « Les mythes sont ainsi la mise en commun de ce qui est commun ; tout à la fois ils transmettent/réalisent/partagent ce commun. » Il faut comprendre le mythe dont il est ici question comme un mythe pré-mythologique, un mythe qui n’est pas un mythe, un mythe avant son explication.

5R. Astruc dégage une triple spécificité du récit mythique : mystique, politique, esthétique. Mystique par sa prétention à dire le fondement sacré, avant même la parole qui fonderait le fondement en tant que tel ; politique en ce que, dans sa configuration radicale de l’univers, il dicte une conduite, organise le chaos, justifie les rôles et commande aux phénomènes ; esthétique, enfin, par les sensations que procurent ses révélations soudaines de vérité, sa belle structuration de la totalité. Selon R. Astruc, la naissance de la communauté n’est possible que dans un récit, que dans une histoire (on pense ici à plusieurs ouvrages de Paul Ricœur, qui a si abondamment analysé l’importance du récit pour la pensée). Le récit est « performatif » : il opère indirectement en dégageant son propre horizon à travers les épisodes qui y prennent place et en distribuant, dans une scène primitive, qui est la « scène du mythe », l’histoire et son assemblée, ses protagonistes, qui écoutent, qui « s’entendent » dire leur propre situation (cf. p. 39-40). Monde, assemblée et récit communient dans un commencement, comme si, dans cette coïncidence, les débuts du mythe, de l’histoire et de la communauté étaient inséparables (ou n’étaient séparables qu’après-coup, selon la démarche « critique » à laquelle la modernité nous a habitué).

L’opération initiatique

6Présence d’une opération donc, d’une opération propre au récit initiatique. Cette dimension est bien entendu celle qui fut appelée tropologique par les exégètes traditionnels, en fondant la tradition herméneutique des sens du Livre. Communion entre ce qui passe dans le récit et la communauté qui en « agit » le contenu, intériorisant son sens et s’y identifiant. Cette communauté se reconnaît en se surprenant dans la passivité de son opération. Comme si, au commencement, la Communauté se trouvait à la fois opérée et opérante, communiquée et communicante, communiée et communiante. On songera peut-être à ces textes initiatiques que sont les textes alchimiques. Mais on évoquera avec davantage de profit une sorte de sacrement communautaire qui serait ex opere operato (qui conférerait au récit une « grâce » que la communion communautaire accomplirait « avec » et en lui). Ce sacrement communautaire n’opérerait pas par anamnèse d’un événement antérieur, fût-il de l’ordre du kérygme (du « message ») ou du « changement d’éon » ; il opérerait plutôt dans une forme de création continuée, qui ne peut être que l’ensemble ainsi créé de toute pièce, mis en parousie, c’est-à-dire une mise en présence du symbole. Il suffirait alors d’évoquer, pêle-mêle, la magie des « liens » et la « brisure des vases », petites pépites éparpillées dans l’univers et rassemblées dans le commun, pour compléter éventuellement le tableau.

7R. Astruc analyse à cet effet un mythe de la Nouvelle Guinée rapporté par Maurice Godelier, lequel livre un récit secret, un secret qui serait donc partagé par la communauté des Baruyas. Et à cette occasion R. Astruc remarque que le secret divulgué par le mythe, qui n’est pas un mythe mais une vérité, se trouve être la communication sans médium avec l’origine, explication finale de tous les pourquoi et mode d’emploi plus ou moins détaillé des comment.

8L’auteur interroge en ce sens de nouveau ce qui, dès l’époque de Georges Bataille et d’André Breton, et même au delà, préoccupait les esprits à la recherche d’un élargissement de la cellule individuelle, indépendamment de la question moderne concernant l’« utilité », le caractère essentiellement pratique d’un tel élargissement. Il s’agissait alors de sonder le mythe et l’absence de mythe, la part pathétique et la part rationnelle, ce qui compte existentiellement et la logique technoscientifique d’une vérité sans hommes (sans nous,et même sans toi). On se demande aujourd’hui quelle peut être cette Communauté, ce rassemblement conscient du rassemblement et éventuellement d’un certain nombre de ses opérations. La question sera peut-être désormais : quel mythe ?

9Pour R. Astruc, ce n’est pas par la sollicitation de la conscience mythique qu’une Communauté peut apparaître, parce que le mythe n’opérerait plus sur une pensée trop consciente de ses opérations et bien plantée dans ses individualités. Le mythe serait trop mythique, trop fantastique désormais. En tant qu’il est simultanément source de secrets et divulgation de secrets, le mythe peut être cependant apparenté à certains œuvres littéraires (l’exemple, dans Nous ?, est le Journal du voleur de Jean Genet), par sa mise en scène d’un « système communautaire » ou de la « représentation de la Communauté », et plus généralement à l’art comme « opération initiatique » (p. 96 passim).

L’individu & le commun

10Après une parenthèse à propos de la Communauté par l’analyse des manifestations québécoises de 2012, dont le point de départ, le prétexte ou l’élément déclencheur ont été certaines revendications estudiantines, lesquelles ont atteint à un événement qui fut celui « de l’existence de la Communauté et celui de l’existence [des jeunes], au sein de la Communauté », R. Astruc revient en effet à la question du mythe. On pourrait contester le fait que l’argumentaire part du principe qu’il « ne fait peu de doutes [...] que ce mouvement d’enthousiasme naturel et spontané qui porterait les hommes vers la Communauté n’a jamais eu lieu, pas plus aujourd'hui que du temps du mythe ou des premiers hommes » (p. 107). On peut penser au contraire que l’idée même de mouvement « vers » la Communauté est une idée moderne, qui ne peut être dégagée qu’après plusieurs siècles de vigoureux mouvement vers l’individu. Que c’est l’ensemble, le partage, le commun qui sont premiers. Et que le processus d’individualisation va de pair avec un commun devenant de plus en plus mythique, de plus en plus œuvre, autrement dit de plus en plus « exposé », de plus en plus séparé de la source commune (bain primitif dans lequel l’enfant naît, émergence dans le commun, et où l’éducation s’efforce de l’en dégager en l’immergeant dans la « société »).

11Le point fort de l’ouvrage est cette insistance de R. Astruc sur le récit, en ce que l’essentiel du récit est un dire, et c’est précisément cette parole active qui rapproche du mythe. Aussi vivons-nous à une époque où dire cette parole nous rapproche de l’essentiel du récit,— mais nous rapproche-t-il vraiment du mythe ? Car contrairement au récit, le mythe n’a pas d’essence, il est cette existence jaillissante du monde qui « ajuste » les existences à des essences, en faisant justice de la singularité vive des premières par la généralité abstraite des secondes. Le mythe ne vient jamais après le monde. Il relie le monde et son inséparable idée, il est « tautégorique ». C’est en ce sens que Rémi Astruc écrit :

De ce point de vue, on ne peut que rester songeur face [à] ce mouvement de fond en quoi a consisté l’art moderne et qui a poussé à ce que l’œuvre s’identifie de plus en plus avec le fonctionnement même de cette convocation qu’opère le récit. (p. 112)

12D’où cette équivalence entre œuvre et Communauté, du « principe narratif » ou de la « dimension narrante qui relie les hommes » (p. 110). Et le mot œuvre pourrait être entendu ici de deux façons : en tant qu’action et en tant qu’objet. Telle est en dernière analyse cette Communauté, fût-elle « négative » : à la fois énergie et effet de cette énergie, à la fois objet et effet subjectif de et sur cet objet.