Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
Christophe Cosker

Nouveau discours stylistique à l’orée du XXIe siècle

Style, langue et société, sous la direction d’Éric Bordas & Georges Molinié Paris : Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès et conférences. Sciences du langage, histoire de la langue et des dictionnaires », 2015, 468 p., EAN 9782745328656.

1Éric Bordas & Georges Molinié publient, en 2015, l’ouvrage intitulé Style, langue et société, dix-septième titre de la collection « Colloques, congrès et conférences. Sciences du langage, histoire de la langue et des dictionnaires ». Il s’agit des actes d’un colloque ayant eu lieu à Cerisy en 2001, et qui constitue la suite d’un autre colloque sur le style tenu en 1991.

2La question du présent colloque était la suivante : « Qu’est-ce que le mot style prend en charge en français du xxie siècle ? »1. L’ouvrage débute par un hommage à Georges Molinié — décédé en 2014 — pour son importance dans le domaine universitaire en général, et dans le discours stylistique en particulier. Du point de vue de la forme, l’ouvrage ici restitué se présente comme des actes de colloque, c’est-à-dire l’amplification écrite d’une rencontre entre chercheurs. Il est, pour le lecteur, la trace des échanges qui ont eu lieu, à la manière d’une partition musicale sans sa réalisation ou encore à une pièce de théâtre sans sa représentation. Le but de cette rencontre intellectuelle était de proposer un nouveau discours sur le style à l’orée du xxie siècle, c’est-à-dire selon une approche synchronique. La modernité de ce discours réside notamment dans le fait que l’étude du style ne se limite plus à celui des grands écrivains ni au seul domaine de la littérature.

3Vingt-six conférences ont été prononcées ; elles sont ici précédées d’une introduction du premier auteur, Éric Bordas, et d’une conclusion du second, Georges Molinié. L’ouvrage suit un plan complexe en six parties : « Du mot style et de quelques-uns de ses usages contemporains », « Style et théories », « Penseurs du style », « Style, sociabilité et pratiques sociales », « Objets de style » & « Style et arts ». Il s’agit de rendre compte des différentes communications en se retournant vers le titre qui pose l’objet de tous ces discours — le style — et les oriente dans deux directions, la première linguistique, et la seconde sociologique. Néanmoins, il convient de signaler que bien souvent les conférences ont un point de départ linguistique, mais un point d’arrivée sociologique, atténuant la force de la bipartition suggérée.

Langue & style

Le lieu commun de Buffon & l’analyse lexicale du mot « style »

4Marion Colas-Blaise inaugure l’ouvrage par « Est-ce que le style, c’est l’homme ? Du lexème style à la forme de vie : entre sémiotique et sociologie ». Elle débute par une analyse lexicale de la construction « avoir du style » comme cliché valorisant, ainsi qu’une étude des effets de la détermination du mot par l’indéfini (un style), le partitif (du style) et le défini (le style). Versant ensuite du côté de la sociologie et définissant le style comme une forme de vie, elle s’oriente vers la politesse tantôt comme une parole difficile à acquérir pour certains, tandis qu’elle apparaît « naturelle » à d’autres, du courtisan de Castiglione à l’honnête homme, idéal du siècle classique.

5Adrien Chassain prend également pour point de départ éponyme l’aphorisme de Buffon en le niant : « « Le style n’est pas l’homme » : le concept de style chez Deleuze et Guattari ». Le chercheur propose une philosophie du style, à l’écart des pensées linguistique et littéraire tournées vers la singularité. Pour ce faire, il s’appuie d’abord sur Proust, puis sur Kafka, ce dernier permettant de découvrir la dimension politique de la langue et de redéfinir le style comme un processus, celui d’une parole qui se constitue. En ce sens, « faire bégayer la langue » consiste à défaire ce qui a été dit pour proposer quelque chose de neuf.

6Dans « J’ai la haine », Agnès Fontvieille-Cordani part de l’expression éponyme pour proposer une étymologie sociale, se dirigeant du mot vers son utilisateur. Elle rappelle d’abord la définition de la haine comme le fait de vouloir le mal d’autrui et de s’en réjouir, les mots apparentés commençant souvent par les préfixes anti- ou mis-, ou se terminant par le suffixe –phobe. Ses synonymes sont « être furieux/en colère/révolté ». La démonstration prouve qu’il s’agit d’abord de l’expression négative d’un discours marginal qui devient finalement positive en contexte sportif.

7C’est ensuite l’auteur de Verbes fous, verbes sages, Michel Arrivé, qui propose une réflexion sur « Le style par le biais de ses verbes : styler et styliser ». Le premier verbe fait son apparition au xixe siècle. Gide se dit « stylisé », c’est-à-dire lecteur sensible au style. Le terme est principalement utilisé en décoration et en informatique avec les sens respectifs d’agencement et de mise en forme. Le second verbe est attesté dès le xviie siècle. Il survit aujourd’hui essentiellement sous forme de participe passé : « stylé ». En situation de concurrence avec le verbe précédent, le second verbe joue de l’apparence de la liberté.

8Cécile Narjoux pose « « La question du style », « l’image du style » dans le métadiscours de trois « stylistes » contemporains ». Ce sont Michon, Millet et Chailloux. Une méthode lexicologique leur est d’abord appliquée. Elle permet de constater la fréquence de l’intransitivité du mot dans le discours des écrivains, signe d’une opacité qu’il est possible de dissiper, à tout le moins de réduire, chaque fois que le mot est précisé par un adjectif ou un complément déterminatif symptôme de la « vaste aura connotative qui rayonne autour de son sens dénoté »2.

9Dans « Style et sociabilité », Anna Jaubert propose une anthologie du mot style chez La Bruyère, Voltaire, Marivaux, Choderlos de Laclos et Hugo, ainsi que les discussions de Montesquieu et Crébillon fils sur cet objet. Elle définit donc le style par rapport à la société aux sens historique et mondain du terme. Le style émerge, alors entre liberté et contrainte, comme émancipation résolvant la tension précédente.

Le style argumentatif dans des corpus extra-littéraires & virtuels

10Marc Bonhomme étudie quant à lui « Les emplois du terme style dans le discours publicitaire ». Cette analyse s’intéresse aux discours sur la publicité et aux discours de la publicité. Le chercheur rappelle les deux conceptions dominantes du style articulant individuel et collectif, différenciation et intégration — se démarquer du groupe ou essayer de lui ressembler. Il signale le lien fort entre publicité et stéréotypie permettant de « reprendre des idées du style véhiculées par la doxa et fossilisées dans la mémoire de la langue »3.

11Ruth Amossy se pose la question suivante : « Y a-t-il des styles argumentatifs ? Style, ethos et sociabilité dans les conversations numériques ». Pour y répondre, elle étudie un corpus particulier, à savoir les conversations virtuelles commentant l’actualité en particulier politique et économique. Elle en propose l’étude stylistique caractérisée par les injonctions (usage de l’impératif) et l’émotion (ponctuation affective). Elle conclut sa démonstration sur le paradoxe d’un simple lieu de défoulement pour qui se présente comme un citoyen impliqué.

12Le corpus de Dominique Maingueneau, comme le titre de sa communication l’indique, est proche du précédent : « De l’ethos au style : la présentation de soi sur les sites de rencontre ». Ce discours des sites de rencontre est à la fois factuel, iconique et verbal. Dans le prolongement de ses travaux sur l’ethos, Maingueneau étudie l’image que la personne donne d’elle-même sur son profil dans le but de plaire, mais aussi de choisir à qui elle plaira.

Style & rhétorique

13Nicolas Laurent, dans « Le nom propre et la pensée du style en linguistique », s’intéresse à l’usage stylistique du nom propre qu’il interprète à travers deux figures de rhétorique : la métaphore et l’antonomase.

14Philippe Wahl propose de considérer « Le style comme geste. Enjeux théoriques et critiques d’une image ». Son point de départ est rhétorique, le style comme acte au sens latin du terme. Le geste est donc un geste du corps dont on trouve deux images chez Charles Bally : le chasseur et le guerrier. L’inventeur de la stylistique définit le beau geste comme un geste inutile accompli pour le plaisir. Cette conception s’oppose à l’image de l’athlète chez Sarraute pour qui la beauté d’un geste est liée à son efficacité. Le chercheur présente enfin une typologie des qualités qui font le beau geste chez Genet : vivacité, vigueur, virilité.

15Claire Stolz s’intéresse également à l’un des auteurs précédemment cités : « Les représentations du style chez Nathalie Sarraute, un objet romanesque ». Pour l’écrivain, le style classique est un style mort se prolongeant notamment chez Valéry. Sarraute définit son style par rapport à Flaubert récupéré par le Nouveau Roman. Pour elle, le « vrai grand style » est un style vivant, éloigné des stéréotypes, et qui est l’objet même du roman.

Discours modernes sur le style

16André Petitjean essaie lui aussi de répondre à une question sur le style : « Peut-on parler de style à propos des didascalies ? L’exemple de Bernard-Marie Koltès ». Signalant l’absence de partie sur les didascalies dans l’ouvrage de Larthomas paru en 1972 sous le titre Le Langage dramatique, le chercheur entend réparer cet oubli et signale la multiplicité des approches textuelle, discursive, générique et stylistique sur cet objet théâtral. Il envisage ensuite le cas de Bernard-Marie Koltès, proposant une typologie de ses didascalies : structure, chronotope, ouïe, émotion, énonciation (ton).

17Denis Bertrand problématise l’objet du colloque de la façon suivante : « Style et semi-symbolisme ». Son approche relevant de la sémiotique post-greimassienne, il s’intéresse au rapport entre expression et contenu. Définissant la notion de semi-symbolisme comme une « corrélation entre des formants homologues sur les deux plans de la semiosis »4, il l’applique à L’Espèce humaine de Robert Antelme pour la stylisation de l’expérience invraisemblable et indicible des camps nazis.

Vers une sociologie du style

18Mathilde Vallespir s’interroge comme suit : « Peut-on penser le style de la déconstruction ? La question du style Derrida ». Remarquant que le style n’est ni cible ni outil pour Derrida, elle signale néanmoins l’importance du concept pour la déconstruction, entreprise qui consiste à « réévaluer l’importance de l’écriture du texte philosophique »5 en inversant le primat du fond sur la forme. Rappelant le sens italien du mot style — poignard —, elle étudie la manière dont Derrida analyse le style de Nietzsche comme éperon.

19Johan Defer intitule sa communication « Pierre Bourdieu et l’espace des possibles stylistiques ». Laissant de côté le concept de style de vie issu de La Distinction, le chercheur se concentre sur l’usage du mot style sous la plume du sociologue qui découvre la dimension sociale du style excédant la linguistique à la lecture de Bally. Définissant d’abord le style de façon formelle dans ses travaux sur la photographie, Bourdieu s’oriente progressivement vers une définition instrumentale en termes de reconnaissance et de méconnaissance dans ses travaux sur la violence symbolique, et aboutit à une définition du style comme technique d’affirmation ou d’euphémisation.

Style & société

Sociologie du style

20Bernard Vouilloux plaide « Pour une approche esthétique du style ». Il définit donc l’objet du colloque comme une catégorie esthétique permettant de classer selon une échelle du beau relative à l’histoire et à la société, convoquant des mots wolof comme dyêka — ce qui convient —, yèm — ce qui est à la mesure — mat — ce qui est parfait —, ou encore chinois, le hua étant la qualité qui fait qu’une peinture ou un peintre est supérieur à un autre.

21Dans « Critique du style », Christelle Reggiani propose une histoire du concept de style parallèle à celle de la littérature et dont le point culminant est le xixe siècle, celui de l’art pour l’art. C’est en effet dans le siècle où la prose devient artistique qu’émerge le grand écrivain, face à qui l’admiration est de mise, une admiration qui est aussi et surtout celle de son style.

Style religieux & style musical

22La communication d’Alexandre de Vitry s’intitule : « Style, christianisme, catholicisme. De la religion comme style de communication et de ses avatars littéraires ». Étudiant le style des styles, c’est-à-dire celui du Christ, se caractérisant par l’oralité et le prosélytisme, le chercheur envisage ensuite quelques écrivains catholiques, d’une part Baudelaire et Balzac, chez qui le catholicisme est revendiqué mais polémique, de l’autre Péguy et Bernanos, plus proches du style des styles.

23Pierre Sauvanet entraîne son lecteur vers la musique dans « Style et jazz ». Rapprochant la notion qui fait l’objet du colloque de celle de rythme, il propose un double usage du mot style pour permettre une histoire du jazz et pour étudier les musiciens de jazz. Il prend alors l’exemple du batteur Jack DeJohnette.

Style intellectuel & style politique

24Anne-Sophie Catalan propose de « Parler de la crise aux Antilles : la stratégie du style. La réception du Manifeste pour les « produits » de haute nécessité ». Etudiant le texte éponyme, elle s’intéresse à sa réception positive ou négative par les internautes qui identifient tous ce manifeste au style intellectuel.

25Alain Rabatel choisit le terrain politique dans « Du style en politique dans les commentaires métadiscursifs médiatiques des deux premières années de présidence de Nicolas Sarkozy ». Étudiant le style de l’ancien Président de la République Française, il l’envisage à la fois comme un style personnel, un style présidentiel, un style politique dans l’exercice du pouvoir et enfin un style d’époque.

Les styles de l’humour

26Laurence Rosier inaugure une micro-série de conférences sur le style des humoristes avec « « C’est l’histoire d’un mec… » Blagues et styles sociaux ». S’appuyant sur la notion de style social — « le style est une notion qui vient de la sociolinguistique américaine (en particulier le courant labovien) et désigne le degré de contrôle exercé par un locuteur sur son langage, en rapport avec les contraintes contextuelles »6 —, elle s’intéresse aux blagues sexistes, racistes et nationalistes apparaissant comme un discours social stéréotypé travaillant sur les représentations imaginaires des sociétés.

27Marie-Anne Paillet poursuit dans la même direction avec « Bourges et beaufs : ironie et « styles de vie » chez les humoristes français ». Considérant l’humoriste comme un caméléon, elle approfondit deux stéréotypes opposés, le bourge et le beauf, chacun appelé de façon péjorative. Elle s’intéresse davantage à la manière dont l’humoriste transforme l’avoir en être pour expliquer certains comportements.

Le rejet du style

28Lise Forment s’intéresse à « Roland Barthes et la question du style ; l’exemple des Classiques ». Pour vaincre la complexité de ce concept chez le critique, elle en revient au Degré zéro de l’écriture dans lequel le style de Camus est compris comme une absence de style appelé écriture blanche. Pour Barthes, le style est politique, comme concept de droite, tandis que l’écriture est de gauche. Le problème vient alors de l’appréciation des Classiques, qui exige une réhabilitation du style par l’auteur.

29Jacques Dürrenmatt s’intéresse enfin à « La Régression : en haine du style ? ». Définissant un « style régressif »7, il s’appuie sur la psychanalyse pour l’appliquer à l’art en étudiant la deuxième manière de Chirico et la période vache de Magritte. La régression permet d’éviter l’idéologie du style consacré et de régénérer son style de façon personnelle.


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30En conclusion, la plupart des conférences débutent par une analyse du discours lexical pour aboutir à un sens social. Il a paru important de dévoiler ce chemin de pensée que le lecteur peut comparer à celui proposé par les auteurs du livre ainsi que par la consultation du programme du colloque lui-même. On peut encore comparer les présentes « aphorisations », au sens de Maingueneau, des conférences, à celles d’Éric Bordas dans l’introduction. Il ne reste plus au lecteur qu’à « régresser » lui-même vers le livre pour lire à son tour chacun des textes dans l’ordre qu’il souhaite afin de trouver son propre style (de lecture).