Les nouveaux lieux du Theatrum mundi
1Généralement, on se réfère au theatrum mundi1pour évoquer l’idée d’une théâtralité du monde, théâtralité que le contexte de la mondialisation ne change guère. L’essai de Stéphanie Bérard vise en tout cas à appréhender la « mondialité » des pièces de José Pliya, un dramaturge peu étudié dont l’œuvre innovante et exemplaire méritait bien une monographie. Le projet de l’auteur est d’étudier l’« ouverture à l’autre et au monde [qui est] manifeste dans le théâtre de José Pliya qui fait se dérouler l’action de ses pièces aussi bien en Europe (France, Allemagne) que dans les Amériques (Caraïbes, Amérique latine) ou choisit de projeter ses personnages dans un hors‑temps et un non‑lieu » (p. 12). Pour ce faire, le cadre théorique est emprunté au concept de « Tout‑Monde » d’Édouard Glissant, dont l’une des citations figure en épigraphe, et à celui d’« écrivains pulvérisés », proposé par Nancy Huston. Si l’autorité d’Édouard Glissant fait l’unanimité dans le domaine des études littéraires francophones auquel est vouée la collection où paraît cet ouvrage, nous sommes tout de même surpris que le manifeste « Pour une littérature‑monde en français », dont ce dernier est signataire, et les livres qui en sont issus2, de même que le collectif Pour un Théâtre‑Monde3 ne soient pas évoqués. En effet, non seulement ils revendiquent eux aussi l’héritage d’Édouard Glissant, mais ils proposent nombre d’analyses qui auraient à coup sûr enrichi la réflexion de l’auteur. Celle‑ci ne repose pas sur une définition stricte de la notion du « théâtre‑monde » et procède sans méthodologie précise, en dehors d’une analyse interculturelle certes rigoureuse, qui articule de manière diachronique les parcours personnel et professionnel de José Pliya ainsi qu’une étude de ses œuvres et de leurs représentations scéniques. Or, la définition du théâtre‑monde que livrent Yamna Abdelkader, Sandrine Bazile et Omar Fertat aurait donné un cadrage théorique qui entre en résonnance avec les schèmes qu’elle se propose de lire : le théâtre-monde
désigne le trait d’union qui relie le théâtre au monde, voire aux mondes. Il s’agit donc […] d’étudier les liens, les relations, les connivences comme les confrontations et les tensions qui s’avèrent manifestes ou sous‑jacentes d’une scène à l’autre, de la scène à la salle, du texte à la scène, d’une langue à l’autre, de la langue au langage du corps, d’une culture à l’autre, de la scène à l’école, d’un espace à l’autre, du groupe à l’individu, de soi à l’autre, de maintenant à hier et à demain4.
2Le théâtre‑monde se caractérise ainsi par la nécessité de représenter les dynamiques de construction du monde. Théâtre‑monde parce qu’il met en jeu les multiples rapports de l’expression corporelle avec les différents modes de communication. Théâtre‑monde du fait qu’il est une pratique pédagogique de transmission de savoirs, d’expérience de vie, du parcours personnel du dramaturge dans ses représentations scéniques. Théâtre‑monde, aussi, car il est le lieu où se manifeste la relation avec le divers du monde, de la rencontre et du dialogue avec l’Autre, de l’interaction et du croisement des éléments artistiques, culturels et linguistiques. Étudier le théâtre‑monde, c’est donc chercher à « examiner les terrains de partage où sont susceptibles de communiquer à la fois les mondes de l’art, de l’éducation, de l’institution, les cultures populaire, savante, artistique, scientifique, ainsi que les cultures ethniques5 ».
3L’ouvrage de Stéphanie Bérard s’ouvre sur une brève introduction qui brosse un portrait de l’identité littéraire du dramaturge et inscrit son œuvre dans le sillage des « écrivains africains immigrés tirant leur inspiration d’une vie décentrée » (p. 10). Le premier chapitre, qui est aussi le plus court, une vingtaine de pages, et de loin le moins important, porte sur les « repères biographiques, littéraires et dramatiques » qui entrent « en résonance avec l’expérience multiculturelle vécue » (p. 14) de l’écrivain. Le deuxième chapitre interroge les notions de « quête » et d’« errances » autant dans ses œuvres que dans sa trajectoire. Les deux derniers chapitres évoquent respectivement la violence inéluctable de la rencontre des personnages et le recours aux modèles épiques et initiatiques comme caractéristiques de la dramaturgie de Pliya.
4Outre quelques légèretés typographiques (« Ecco, Umberto » p. 206), l’ensemble de l’ouvrage est d’une lecture agréable ; les chapitres en sont bien organisés avec des intertitres cohérents, les citations en langue étrangère (essentiellement en anglais) sont accompagnées de traductions et le livre comporte une bibliographie fournie ainsi qu’un index nominum.
L’identité « sur les rivages du monde »
5Le théâtre de José Pliya est indissociable de sa biographie : il est aussi l’histoire de ses déplacements dans l’espace, un « parcours original dont les voies multiples s’entrecroisent, convergent et divergent tout en restant inéluctablement liées les unes aux autres » (p. 17). L’auteur, attentive à la chronologie autant qu’aux conditions sociales et aux nécessités pratiques qui se sont fait sentir dans l’évolution de l’écrivain, y distingue quatre phases qui correspondent à autant de changements dans l’identité et dans l’esthétique.
6Né franco‑béninois, d’un père chrétien et d’une mère musulmane, José Pliya est issu d’une famille où se vivait la rencontre de plusieurs cultures. Le temps de l’enfance (1966‑1985) en Afrique est marqué par le « nomadisme », plus particulièrement par les nombreux déménagements dans les pays voisins en raison des fonctions administratives du père. Les figures tutélaires familiales seront omniprésentes dans ses œuvres : tandis que le rapport à la mère est fusionnel — elle symbolise le pays de l’enfance et la terre africaine originelle — et qu’il enrichit son œuvre à travers la « transformation du matériau biographique, linguistique et culturel africain » (p. 12), la relation avec le père, Jean Pliya, dramaturge lui‑même, est tout autre puisqu’au‑delà de la satire coloniale, elle débouche sur une rupture générationnelle à partir d’un « parricide nietzschéen salutaire lui permettant de se libérer de l’emprise paternelle et de naître à soi dans l’écriture théâtrale » (p. 20‑21). Ses études de Lettres modernes en France nourrissent sa période de formation (1985‑1998), et ses premières œuvres à être primées traduisent l’influence d’un « canon théâtral européen » (p. 25). Enseignant de Lettres à Lille, il occupera plus tard des fonctions administratives dans le cadre de la Coopération française en Afrique centrale. Cette fonction le conduit ensuite dans les îles Caraïbes (1998‑2005), à l’intersection de trois continents, où il découvre un espace riche de son histoire, de ses cultures et de ses langues. Ce carrefour nourrit son imaginaire et favorise un élan de créativité impressionnant qui le conduit à concevoir des pièces exprimant toute la complexité humaine. C’est à cette époque qu’il fonde, avec des comédiens et des metteurs en scène de toutes les îles de la région et du monde, plusieurs institutions transfrontalières et transcontinentales. Ses pièces explorent désormais les questions historiques et identitaires dans toutes leurs atrocités, le retour à l’enfance et au passé africain enfoui ainsi que « les thèmes de la disparition, du manque, de l’absence », thèmes qui « deviennent récurrents » (p. 33). Et lorsqu’il devient un acteur politique important du ministère de la culture guadeloupéen, il opte pour des « créations en “Archipel” » (2005‑2018) dont les projets culturels évoquent essentiellement la « transversalité artistique [qui] favorise le croisement des disciplines (théâtre, danse, musique, cirque) » (p. 35). La politique culturelle insulaire est alors portée par un « réseau » artistique « multiculturel et multiracial » (p. 38). L’analyse de cet aspect, fort pertinente au fil de l’ouvrage, aurait été plus enrichissante si l’auteur sortait, un tant soit peu, du cadre d’étude résolument postcolonial : nous pensons notamment à « l’œuvre‑monde » de Kenneth White qui défend aussi une « éthique et politique en Archipel »6 à partir d’une géopoétique du monde. En effet, en partant de « [l]a critique radicale formulée de Nietzsche à l’endroit de constructions mentales pourvoyeuses de refuges contre l’existence (les arrières‑mondes) ainsi que son exigence d’une fidélité à la Terre »7, Christophe Roncato montre que Kenneth White défend une identité insulaire d’atopie, concept qui se situe à l’opposée de celui d’utopie : « L’“a‑topos” est le lieu où l’être peut se mouvoir librement et augmenter sa sensation de vie. L’atopie est le site vierge où l’être peut exister, c’est‑à‑dire sortir de lui‑même et se réaliser »8. En ce sens, l’attachement à l’insularité de José Pliya ne s’expliquerait pas essentiellement par son besoin de défendre l’interculturalité qui caractérise les Caraïbes, mais aussi par le souci de vivre dans un endroit qui permet son épanouissement sociopolitique.
7À la lumière de cette rétrospective consacrée aux métamorphoses poétiques de l’œuvre de José Pliya, on comprend alors l’usage important qui est fait ici des discours théoriques postcoloniaux, — on y rencontre, parmi d’autres, les noms d’Homi Bhabha, de Patrick Chamoiseau, de Frantz Fanon, de Édward Saïd, de Toni Morrison… — qui nourrissent les commentaires consacrés à son identité‑monde, transnationale ou postnationale, paradoxale, complémentaire, et finalement ambivalente.
Poétique du théâtre‑monde
8Le théâtre de José Pliya, que ce soit dans le texte ou la représentation, donne à voir le monde dans sa complexité et sa diversité. Il met en scène des personnages aux identités multiples et instables : apatrides, solitaires, exclus, cosmopolites, ils sont surtout en situation de quêtes (Quêtes) et d’errances (Nègrerrances) géographiques, physiques ou psychiques. Résultant d’une quête existentielle, les déplacements ou les migrations expliquent la recherche d’un objet perdu ou disparu — pays natal, enfance perdue, parents absents, exil, vide intérieur… Les personnages sont confrontés à un destin « antithétique » puisque le manque reste insatisfait, et le départ, jamais réalisé. Êtres « divisés », marqués par l’indécision et le vacillement identitaire, « ils restent dans un entre‑deux instable[,] emblématique de l’errance et de leur incapacité à s’ancrer quelque part, à trouver leur juste place » (p. 63). Ceci explique entre autres que « quête et errance sont intrinsèquement liées dans le théâtre de Pliya, voire indissociables l’une de l’autre » (p. 45).
9L’intrigue est dès lors conditionnée par l’« inaboutissement », autrement dit « la fin est le commencement » (p. 79). Le caractère circulaire de l’histoire de ces personnages solitaires et soliloquant est directement tributaire de leur situation conflictuelle : le « duo » complémentaire conduit fréquemment au « duel ». Les personnages, qui souvent ne peuvent être distingués par leurs attributs raciaux, matériels et physiques, ne se distinguent guère que par la culture, le sexe, l’âge etc. Leur association manifeste la fragilité de la cohabitation humaine ainsi qu’une certaine hiérarchisation du monde : les symptômes (malentendu, silence, mensonges, monologue etc.) sont accentués par les conflits de genre et la dénonciation de l’impérialisme. Dès lors, la scène devient un théâtre du monde où la paratopie du lieu redouble celle des personnages ; il est de fait assimilable à un « ailleurs imaginé ou imaginaire, un espace hors‑scène » (p. 69). Ce hors‑scène est aussi le lieu de la représentation de scènes violentes et sanglantes, capables de heurter la sensibilité des spectateurs. Ces derniers sont par ailleurs invités à participer au jeu. L’allusion et l’imagination sont ainsi mis à contribution pour combler le questionnement et les incertitudes vis‑à‑vis d’une « quête inaboutie », de l’inaboutissement ou de la « fin suspendue » d’une scène : « Le dramaturge franco‑béninois met à rude épreuve ses personnages comme son public et déçoit leurs attentes tout en alimentant leurs frustrations. On est souvent amené à croire que tout va finir par rentrer dans l’ordre, que les personnages vont parvenir à destination, vont retrouver l’objet perdu mais il n’en est rien » (p. 72). En convoquant la mémoire et les capacités cérébrales des spectateurs, José Pliya conçoit donc un théâtre total qui met en œuvre « une esthétique de l’ouverture et de la suspension qui lui permet d’échapper au piège du cloisonnement, non seulement celui de l’insularité asphyxiante mais aussi celui d’une dramaturgie trop rigide » (p. 76).
10La nature non conventionnelle de ce théâtre apparaît dans la composition des œuvres, qui vise à créer un jeu plus complexe, hybride et éclaté. La pièce est ici une forme de multigenre qui caractérise l’intergénéricité — mélange de plusieurs catégories génériques. L’intertextualité est le moyen par lequel le dramaturge manipule ses diverses sources, issues des « traditions anciennes et modernes, orales et littéraires, séculaires et religieuses » (p. 159) du monde entier, de sorte que « l’oralité africaine et caribéenne dialogue avec la parabole biblique et le mythe antique qui jouxtent l’univers cinématographique américain ; le primitif et l’archaïque se conjuguent à un art philosophique réconciliant le ludique et l’intellectuel » (p. 202). Les références variées de José Pliya — Racine, Pirandello, Marivaux, Brecht, Koltès, Ionesco, Beckett, Sarraute, Adamov, Céline, Claudel, Flaubert et Rimbaud etc. — sont brassées par une poétique du recyclage et de l’emprunt, une « esthétique du détour » qui prend aussi la forme d’un théâtre parodique. Sous couvert d’hybridation et de métissage, il dit surtout, dans différentes langues qui s’« interpénètrent », les possibles universels du monde dans son humanité comme dans sa bestialité. On retrouve ici, sous un autre aspect, les trois approches du roman contemporain qui caractérisent la poétique de la « récupération » et de la « créolisation » selon Oana Panaïté : dans un premier temps, ces poétiques « adoptent et retravaillent des modèles discursifs non littéraires, exogènes (sociologique, ethnologique, historique) » ; dans un deuxième temps, « elles mettent à l’œuvre les contradictions et l’hétérogénéité du genre romanesque et de ses conventions pour renouveler, de l’intérieur, la pratique littéraire […] » ; dans un dernier temps, « les deux poétiques semblent engagées dans une recherche indirecte, […] au sens anthropologique, […] une vision plurielle du rapport entre cultures, […] entre héritages littéraires, qui permette de sortir du “fantasme de la déperdition”, de la mélancolie et de la perte originaire, et de construire d’autres modèles entropiques, divers, “en branchement” »9.
11En clair, les caractères attribuables aux genres dits du « monde » — le théâtre‑monde dont il est ici question, le roman‑monde10, mais aussi la poésie‑monde ou la poésie planétaire 11— tendent de plus en plus à se rejoindre et à faire entrevoir les « excès »12 des chemins poétiques de l’intergénéricité. L’essai appréciable de Stéphanie Bérard montre tout le profit et la complexité pour ceux qui entreprendront des lectures et des analyses d’œuvres « globales ».