Usages et mésusages du poème. Comment lire (Paul Celan) ?
1Pourquoi ce poète ? est le fruit d’une recherche qui s’est étendue de 1989 à 2015. Les chapitres qui constituent le livre sont en effet des réécritures d’articles, qui conservent en partie leur unité problématique propre : l’un s’intéresse à la posture des heideggeriens, l’autre à la lecture que fait Gadamer de Celan, deux se penchent sur le cas Derrida et un sur la manière qu’ont Badiou ou Rancière d’interroger le poème dans l’horizon de la politique. Ces cinq premiers chapitres critiquent tous l’usage interprétatif fait par un ou plusieurs philosophes des poèmes de Paul Celan. Les deux chapitres finaux, l’un par la pratique de l’explication de texte, et l’autre par sa théorisation, tentent d’opposer à l’approche philosophique du poème une approche proprement philologique. L’ensemble se donne comme une réflexion sur la nature, les fondements et la légitimité de l’exercice de l’interprétation en général, et de celle de l’œuvre de Celan en particulier.
2Dans un avant‑propos, Denis Thouard présente son projet de la manière suivante : il s’agit pour lui de revenir sur le contresens opéré par les heideggeriens, qui voyaient dans Celan une espèce de Hölderlin moderne dont le « judaïsme permettait de dédouaner de ses attendus conservateurs et mortifères un discours spéculatif sur la poésie qui espérait faire l’économie d’un examen de conscience. On ignorait que la critique des mésusages de la poésie avait lieu dans les poèmes eux‑mêmes » (p. 9‑10). Autrement dit, l’erreur des heideggeriens était, d’après D. Thouard, double : d’une part, ils plaquaient une grille de lecture conservatrice (manifestement peu adaptée) sur les poèmes ; d’autre part, ils ne voyaient pas dans les poèmes eux‑mêmes la dénonciation des « mésusages de la poésie ». Ces deux écueils étant les deux faces de la même pièce, D. Thouard se propose de déconstruire d’une main les préjugés critiques des philosophes, tout en portant d’une autre main son attention sur les poèmes eux‑mêmes : « rendre sa voix éminemment critique à cette poésie en démontant la logique de ces lectures est une façon de ramener l’attention aux textes eux‑mêmes » (p. 10).
3Nous suivrons les deux moments de cette attitude (déconstruction de la logique des philosophes, retour à l’attention des textes), avant de tâcher d’en tirer quelques leçons sur ce que peut vouloir dire une réception probe de la poésie — un usage qui ne fût pas mésusage.
Contre les philosophes
4Dans les premiers chapitres de son ouvrage, D. Thouard critique principalement une réception de Celan qui se place dans l’héritage philosophique de Heidegger.
Contre la dévotion
5Cet héritage, c’est notamment celui de la synthèse heideggero‑structuraliste des années 1970‑1990 en France, années qui virent Celan devenir un classique de la poésie, sinon une nouvelle bible, au prix d’une « inversion […] parfaite. Une poésie d’intention critique est devenue la bible des nouveaux croyants » (p. 24). Le titre du livre de D. Thouard est un clin d’œil au titre de l’article célèbre de Heidegger dans les Chemins qui ne mènent nulle part, « Pourquoi des poètes ? », lui‑même citant le questionnement de Hölderlin dans « Le Pain et le Vin », devenu l’un des topoï les plus répandus de la poésie dans le deuxième moitié du xxe siècle (via la réception de Heidegger en France, justement) : « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » C’est ainsi essentiellement l’attitude dévote, chez les philosophes, que conteste D. Thouard (dans un parallèle qu’il pousse parfois au point qu’on finit par demander s’il vit bien sur Terre au xxie siècle, tant le souci de la poésie pourrait sembler étranger à « notre temps ») : « Parmi les Saintes Écritures de notre temps, il faut aussi compter la poésie, suscitant la même exégèse minutieuse, la même attention entendue et la même dévotion que jadis le texte biblique » (p. 37).
6Mais D. Thouard n’en reste pas à la dénonciation de cette attitude générale, encouragée par l’erreur d’interprétation, produite par le refus de lire ; il s’en prend également à ce qui serait en quelque sorte son corollaire dans la méthode : c’est ainsi que le second chapitre est consacré à l’herméneutique de Gadamer, auquel D. Thouard reproche d’interpréter depuis l’extérieur, à l’aide de normes déjà constituées, alors que le poème célanien est déjà réflexif, et réclamerait donc plutôt un déploiement de sa singularité critique.
Contre la réduction herméneutique
7D’après D. Thouard, le poème de Celan est caractérisé par un triple mouvement : il refuse la lecture évidente, défait la langue meurtrière (l’allemand d’Auschwitz) et refait une langue propre (disons, le « celanien »). Ce triple mouvement justifie de considérer le poème comme auto‑instituant les règles qui doivent prévaloir à son interprétation :
En se fermant à une lecture évidente, cette poésie refuse une immédiateté d’intention et d’expression qui en simplifierait l’accès. Elle crée dans son ordre les conditions de sa lecture. Elle vise à une diction de l’événement de l’extermination dans la langue même qui l’a rendu possible. Pour cela, Celan doit défaire cette langue allemande meurtrière (et non seulement meurtrie) pour refaire une langue autre, une langue propre, la sienne : ajustée à l’événement, à sa singularité. La langue de Celan se constitue ainsi en une contre‑langue. (p. 38)
8Dès lors, toute herméneutique « extérieure » d’un texte de Celan semble paradoxalement (puisqu’elle prétend interpréter) fondée sur un refus de lire, une cécité à l’auto‑institution par le poème des usages que l’on doit en faire : « la question qui se pose pour la poésie est alors celle de la pertinence de cette herméneutique, car le poème ne revendique aucun statut normatif, mais se donne au contraire lui‑même les règles de son déchiffrement » (p. 50).
9Dans cette critique, D. Thouard fait donc jouer la singularité contre l’universel. D’un côté ce poème‑ci, l’irréductible parole de Celan, d’un autre côté la démarche d’une herméneutique générale prétendant lui appliquer des mêmes règles universelles : « On voit que le procédé fondamental de cette interprétation est celui de l’identification. Il s’agit d’établir des concordances avec ce qui est déjà connu ou familier » (p. 63).
10Or, il ne saurait s’agir pour D. Thouard de céder à la tentation inverse, autrement post‑heideggerienne : celle de la déconstruction systématique de l’universel du logos au profit de la reconnaissance stérile d’une singularité muette. C’est le sens de sa charge contre les travaux de Derrida.
Contre la déconstruction instrumentale
11Dans une perspective opposée à celle de Gadamer, dont l’herméneutique tendait à contester l’irréductible singularité de l’œuvre au profit d’une interprétation s’appuyant sur des identifications au déjà‑connu, la lecture derridienne de Celan semble prendre au sérieux cette singularité. Mais dans la mesure où elle l’instrumentalise pour en déduire l’inanité générale de la logocratie, le geste qui la constitue relève d’une erreur symétrique mais de même taille : « Le paradoxe de Schibboleth serait ainsi celui d’un discours philosophique qui prend le parti du poème non pour celui‑ci, mais pour défaire à partir de lui les prétentions du logos » (p. 75).
12Dans un premier temps, D. Thouard reproche à Derrida de vouloir rendre impossible toute herméneutique. « Le poème doit plutôt faire l’objet d’un partage, d’une confidence : il est un lieu de reconnaissance » (p. 76) ; or cette démarche qui bannit l’interprétation et « impose le sentiment » a des « effets stérilisants » (p. 77). Le geste de Derrida, qui s’appuie sur l’usage que fait Celan des dates pour en fixer la signification dans une insurmontable singularité, est en fait contradictoire : d’un côté, on ne peut rien dire du poème qui ne soit une violence à cette singularité absolue, d’un autre côté on interprète quand même son acte dans le cadre le plus général qui soit : celui de l’histoire de la métaphysique et de sa déconstruction. Or, pour D. Thouard, l’une et l’autre de ces deux conséquences doivent être critiquées : d’une part parce que derrière la date (dont s’occupe Derrida) se joue l’événement qui, en tant qu’il est historique, porte avec lui une signification qui peut dépasser l’irréductible singularité. D’autre part, parce que le renoncement à la lisibilité n’est pas un déni de toute interprétation possible, mais un appel à une autre lisibilité : « la poésie de Celan est une poésie de l’événement, et l’événement est d’abord historique. Ensuite, c’est une poésie qui a renoncé à l’”évidence” d’une lisibilité immédiate dans l’ambition d’une communication plus précise » (p. 96 ; c’est D. Thouard qui souligne).
13Finalement, il apparaît que la démarche de Derrida utilise davantage le texte celanien comme une occasion de se déployer, que comme un objet à questionner : « Ne faut‑il pas s’interroger sur une herméneutique qui cherche avant tout à se comprendre devant le texte ? » (p. 120 ; je souligne).
Pour la philologie
14On le comprend, D. Thouard propose de renvoyer dos à dos ces deux herméneutiques (celle de Gadamer et celle de Derrida), dont les démarches aboutissent toujours à interpréter le texte de Celan dans un horizon pré‑constitué. Mais concrètement, comment tracer une troisième voie ?
L’œuvre comme plan de pertinence
15Pour l’auteur, comme il s’attache à le faire dans le chapitre 6, il doit s’agir de partir du texte lui‑même, et de cette double évidence qu’il s’agit de l’allemand, d’une part, et d’un usage particulier de l’allemand, d’autre part. Il interprète ainsi les poèmes en mettant en rapport les mots avec leur usage courant en allemand et leur usage dans les autres poèmes de Celan, prenant donc au sérieux l’hypothèse de la « contre‑langue » (développée par Jean Bollack à partir d’une citation du Méridien, texte critique en prose de Celan). Cette prise en compte de l’œuvre derrière le poème lui permet notamment de s’orienter, à mi‑chemin de la réduction à l’universel et du mutisme de la singularité, vers des séries interprétatives particulières : informé par exemple de la double inclination de toute l’œuvre pour le minéral et l’organique, ainsi portera‑t‑il particulièrement son attention au sens géologique ou botanique des mots employés par Celan. L’œuvre d’une part, l’allemand courant qu’elle déplace d’autre part, se constituent ainsi comme deux plans intermédiaires, capables de fournir des pistes interprétatives fécondes. Ainsi D. Thouard considère‑t‑il que le plan pertinent est moins tel ou tel texte que « la poésie de Celan » comme manière particulière de faire sens. Car si celle‑ci se prête particulièrement au contre‑sens, elle le doit sans doute à la manière propre qu’elle a de se constituer comme une contre‑langue, portant en son sein une généralité qu’elle conteste :
Le dessein de la poésie de Celan, en chacun de ses poèmes, étant de défendre la contingence traversant l’existence quotidienne qu’il aura pu reprendre selon cette perspective, il est en revanche aventureux de transformer certains énoncés en déclaration de portée générale. Le langage, bien sûr, dans sa logique propre, y porte inévitablement.
Parler, c’est d’abord assumer une généralisation. Parler en poète, c’est déjà tenter de contredire cette généralisation. C’est un langage second, forcément à rebours, déjà réflexif en son commencement.
Celan allait outrer ce mouvement, au point que sa poésie se constitue en contre‑langue, qui est une analyse critique des discours existants. (p. 171)
16En fait, le type d’attention que propose D. Thouard n’est pas simplement calibrée pour la contre‑langue de Celan. Même si elle lui est particulièrement adaptée, cette manière d’interpréter les œuvres correspond à la démarche de Jean Bollack, philologue critique (et interprète de l’œuvre de Celan) dont Thouard se réclame, avec qui il a travaillé et à la mémoire duquel son livre est dédié.
L’art de l’écart
17Dans un article très instructif écrit en 1998 (c’est‑à‑dire après la rédaction de la première mouture de certains chapitres du livre mais avant d’autres ; donc, pour ainsi dire, pendant sa recherche sur Celan), D. Thouard présentait ainsi la démarche de J. Bollack et du groupe qu’il animait à Lille. Il s’agissait, justement, de redonner le sens du texte par un double mouvement de déconstruction de sa réception et de confrontation au plan de l’œuvre :
[…] si nous n'avons accès au texte qu'à travers sa transmission, qui l'altère, comment juger de ces déformations ?
La réponse, dans un premier temps, est double. D’une part, on reconstituera les conditions d'une discussion savante objective au sujet de l’établissement du texte, en faisant intervenir les leçons choisies par les uns et les autres comme représentant chaque fois une argumentation spécifique. On rétablit ainsi la discussion rationnelle en prenant les choix antérieurs non comme de simples opinions, mais comme des hypothèses sur le sens. Avec elle, on restitue les conditions de l'objectivité. […] De l’autre, on fait appel au texte reçu, qui fournit le critère de sa propre correction1.
18C’est bien ce double mouvement qui a donné sa forme au livre de Thouard, avec les cinq premiers chapitres critiques, et le sixième qui essaie de repartir du poème pour l’interpréter. Or, pourquoi et comment le texte (le texte en général, on le voit, et non le poème du seul Celan) peut‑il fournir le critère de sa propre correction ? Parce que le sens, essentiellement, est constitué par un écart aux règles générales : « C'est la variation singulière de ces règles de composition qui est productrice de sens, par une logique de différenciation2 ». Si bien que l’horizon d’attente, pour reprendre le concept de Jauss, par lequel le philologue appréhende le texte, vaut moins comme un ensemble de règles que celui‑ci appliquera3, que comme un mécanisme voué à être reconfiguré, déplacé, maltraité :
La prétention du texte à faire sens par reprise et écart des possibilités thématiques et génériques qui délimitent son horizon, ou son intention de signification vaut comme critère des lectures. L’intervention d’un sujet sur une langue, qu’il interprète et transforme, est un travail de resémantisation, qui rend le texte interprétable […]. L’œuvre se sépare de la langue et de la tradition pour recomposer une cohérence particulière4.
19De ce fait, D. Thouard peut considérer que le sens naît moins d’une identification du poème à l’universel (identification en fait imposée de l'extérieur par le philosophe, par exemple Gadamer) ou d’une déconstruction imparaphrasable de l’universel (en fait opérée par le philosophe, par exemple Derrida) que d’un acte particulier du poème dont le philologue n’est en quelque sorte que le spectateur ou le porte‑voix : l’interprète. Au sens musical.
La philologie comme acte du poème
20En effet, dans le dernier article du recueil l’auteur finit par vouloir considérer la philologie comme l’acte du poème lui‑même :
En rappelant que la poésie est aussi porteuse d’un savoir et d’une intelligence, on peut montrer que la distance entre les deux [philosophie & poésie] n’est ni première, ni insurmontable.
Percevoir la philologie dans la poésie, voire saisir la philologie de la poésie moderne, permettrait de redessiner les relations de la philosophie à la poésie autrement […]. (p. 163‑164)
21Le philosophe ne doit donc pas interpréter le poème de l’extérieur, mais « la philologie est dans la poésie, dont elle est la réflexion, à même les mots » (p. 176) Dans cette manière de voir, le poème, en plus de ce qu’il dit explicitement, énonce autre chose qui est le commentaire de son poème. Ou, pour le dire mieux : dire ce qu’il dit de la manière dont il le dit (et qui n’est pas paraphrasable, sans doute) relève d’un acte sur la langue et le monde commun qui peut être compris par inférence en le rapportant aux autres actes des autres poèmes du même auteur. Acte qui peut être compris, donc, et qui peut être décrit, et dont la description en donne le sens. Ainsi D. Thouard peut‑il écrire que « […] le poète énonce une vérité comme à son corps défendant […]. Or c’est bien cette vérité‑là qui peut effectivement intéresser le lecteur‑philosophe » (p. 172).
22C’est, contre la manière badiousienne de politiser le poème de l’extérieur (telle qu’elle est critiquée dans le chapitre 5), une façon de prendre en compte (puisque ce sens est d’abord un acte) la politique immanente au poème, la politique du poème :
Le poème est ainsi le lieu d’une politique, qui provient de sa propre origine incertaine, indépendamment des idées qu’il peut charrier. Il pense en amenant dans la langue des espaces de réflexion, en abritant des moments de contradiction. (p. 187)
Pour Celan. Qu’est‑ce qu’un discours probe ?
23À l’issue de ce parcours dans le livre de D. Thouard, dont l’apparence un peu dispersée des chapitres ne rend pas tout à fait justice à ce qu’il y a de stimulant dans l’unicité de sa propre démarche, il apparaît que ce qui est en jeu, c’est aussi l’éthique du commentaire. Comment juge‑t‑on de la valeur d’une méthode herméneutique ? Et au‑delà : en quoi consiste la probité d’une lecture ?
Comment lire un poème contemporain ?
24Une telle question est particulièrement pertinente pour les textes qui revendiquent leur écart à toute affiliation générique. Dans le cas de genres comme l’épopée, le roman ou la ballade, en effet, le texte semble au contraire appeler explicitement un certain type d’attention de la part du lecteur, en mobilisant une tradition poétique et herméneutique constituée, qui comporte un catalogue de formes, de thèmes. Cette tradition, tel un transcendantal, porte ainsi en elle un ensemble de règles qui permettent de constituer un horizon de précompréhension à tout texte qui s’en réclame (Jauss a d’ailleurs constitué son concept d’horizon d’attente à partir de la littérature médiévale).
25Mais si un interprète a besoin de tracer un plan particulier (par exemple celui du genre) pour dégager le sens d’un texte, on comprend à la fois la violence faite (en forçant le texte à s’affilier à un genre ou à un sens pré‑constitué) et la complaisance suspecte (en déclarant violente toute interprétation) opposée aux textes qui relèvent de la poésie contemporaine. En effet, celle‑ci semble constituée de l’ensemble des textes qui refusent de s’affilier à aucun genre : ils ne se ressemblent pas, ne se font pas référence, n’orientent pas de la même manière leur réception. Et le premier aspect de cette singularité est sans doute l’illisibilité apparente de ces textes (à moins que celle‑ci soit moins un effet qu’un outil rhétorique intentionnellement produit pour décourager l’affiliation générique).
26Or, dans ce cadre, la proposition de la philologie critique défendue par D. Thouard, qui encourage à utiliser non pas le genre, mais l’œuvre comme un niveau intermédiaire où puisse se dialectiser le sens d’un texte (comme reprise et écart), semble particulièrement bienvenue. Qui plus est, en s’en remettant à une auto‑interprétation de l’œuvre par elle‑même, elle échappe à la tentation de l’annexion qui structure le paradoxe d’une lecture philosophique doublement critiquable (en tant que violence, et en tant qu’elle n’est pas lucide).
La philologie critique comme attitude générale
27Mais immédiatement, un soupçon se lève : D. Thouard, qui reproche aux philosophes un usage des textes de Celan principalement destiné à valoriser leur propre philosophie, ne s’en sert‑il pas à son tour comme une sorte d’allégorie des rapports de la philosophie à la pensée ? Et plus, même, comme un terrain de démonstration des méthodes d’une philologie critique en fait destinée à être appliquée à tous les poèmes contemporains — et même : à tous les textes ? N’est‑ce pas problématique de tenir à la fois que la singularité du poème de Celan est de contenir les règles de son auto‑déchiffrement, et que cette propriété (contenir les règles de son auto‑déchiffrement) est en fait l’hypothèse de la philologie critique dans son attitude vis‑à‑vis de tout texte ? N’est‑ce pas problématique de dire que la poésie de Celan est contre‑langue, et que le fonctionnement du sens en général est de contredire les règles de composition ? Bref, sous couvert d’être une analyse de l’œuvre inclassable du poète Celan dans sa singularité, le livre de D. Thouard ne doit‑il pas être considéré comme une sorte de mise en pratique d’un Discours de la méthode général, voire comme la rédaction d’un exemplum ? Prêter l’oreille à la singularité d’un texte, lui offrir la réception qu’il demande, peut‑il aller de pair avec une apologie de la philologie en général (fût‑elle des textes — génitif subjectif), dont l’application ne s’arrête même pas à la poésie contemporaine (puisque J. Bollack était helléniste) ? N’y a‑t‑il pas, là aussi, dans cette attitude, une forme (certes plus douce) de violence, qui demanderait au moins un peu de charité envers les autres démarches herméneutiques ?
28Or, si nous contestons non seulement la légitimité des méthodes d’interprétation (comme celle de Gadamer), mais aussi des méta‑discours destinés à justifier qu’il faut (plutôt que de plaquer une méthode) laisser les textes déployer eux‑mêmes leurs méthodes (comme celui de Thouard), ne sommes‑nous pas définitivement bloqués ? Pour produire une théorie générale de l’interprétation, assurément. Mais il peut bien y avoir d’autres choses à faire, avec les textes, que de les interpréter.
29Si la littérature contemporaine n’existe pas comme genre, il faut sans doute, en effet, d’abord prendre en compte la différence entre la manière de lire un texte contemporain et la manière de lire tout autre texte (participant, lui, d’un genre) revendiquant son affiliation (il y a sans doute bien quelque chose comme une poétique du poème au Moyen Âge, par exemple). Puis, si l’enjeu est véritablement de lui opposer une attitude de probité, d’écoute à ce que singulièrement il demande de nous, pour chaque texte singulier, le laisser vraiment orienter notre réception. Et il peut l’orienter vers autre chose que l’interprétation.
La philologie critique comme attitude singulière
30Ainsi, tenir le défi d’une attitude de réception qui ne fasse pas violence aux textes, mais leur laisse déployer les effets qu’ils souhaitent obtenir (tels qu’on peut raisonnablement les inférer de leurs propriétés textuelles), implique de répondre aux deux questions suivantes — un texte étant donné :
311. Ce texte appelle‑t‑il, parmi toutes les attitudes possibles, quelque chose comme une interprétation ? On peut tout à fait considérer que l’interprétation est une attitude de réception parmi d’autres, et pas la plus évidente (par exemple, un roman « pour femmes de chambres », comme dit Stendhal, demande sans doute davantage à être lu qu’à être interprété) ; attitude que certains textes appellent, quand d’autres s’y dérobent, le refusent ou l’empêchent. Ce qui pose une nouvelle question, difficile : comment savoir ce à quoi appelle un texte ? Peut‑on déduire des propriétés du Petit Chaperon rouge qu’il demande à être lu à un enfant, et non à être interprété par un psychanalyste ? À l’inverse, l’illisibilité intentionnelle d’un texte, fût‑elle probable, peut aussi bien signifier son refus du commentaire qu’un défi lancé à l’activité universitaire ou critique : empêchement ou invitation à l’interprétation ? Mais cette question elle‑même est trop générale : si l’on fait justement suffisamment attention à la singularité des textes, on peut sans doute savoir que certains demandent à être seulement lus, que d’autres demandent à être interprétés (parce qu’ils sont explicitement allégoriques — comme La Divine Comédie), d’autres à être expliqués malgré ou à cause de leur apparente illisibilité (comme Finnegan’s Wake), et d’autres enfin, peut‑être, à ne pas être interprétés (comme ceux de Beckett, si l’on suit ses ayants droits). Du reste, on peut peut‑être faire confiance, sur ce point, au sens commun : la littérature de gare, sans doute, ne recherche pas l’exégèse universitaire. Dans la plupart des cas, le texte fait sans doute effectivement ce qu’il cherchait à faire : il ne réclame pas seulement sa réception, il la commande, l’opère.
322. Pour mener à bien la réception qui est commandée par le texte, faut‑il toujours considérer ce texte comme l’élément d’une œuvre ? Il y a bien des textes qui requièrent une réception prenant en compte l’existence des genres (Le Rouge et le Noir demande davantage, pour être correctement lu, de la part de son récepteur, l’expérience des romans d’autres auteurs, que des œuvres précédentes de Stendhal), voire des textes qui semblent à la fois refuser le genre et le reste de l’œuvre (ainsi, Ulysse, Finnegan’s Wake ou Les Cantos d’Ezra Pound : les « œuvres‑mondes »), ou refuser le genre et l’œuvre mais appeler des sous‑textes (La Divine Comédie ne demande-t-elle pas à son récepteur la connaissance de l’Énéide et de la Bible ?).
33Concernant l’œuvre de Celan, ces deux questions peuvent se poser ainsi : l’œuvre de Celan appelle‑t‑elle quelque chose comme une interprétation ? Si oui, celle‑ci doit‑elle se constituer dans le rapport de chaque poème à tous les recueils (plutôt qu’à chaque recueil dont le texte est issu) ? Ou à tous les textes de l’auteur, recueils ou non (lettres, proses, etc.) ? Ou encore à d’autres textes que ceux de l’auteur ? À ces questions, Denis Thouard répond oui. Et de façon assez convaincante. Mais cela signifie‑t‑il que la philologie critique fonctionne dans tous les cas, ou qu’elle est particulièrement adaptée à ce poète, parce que c’est la réception que son travail demande ? Oui, pourquoi ce poète ?