Reconnaître Boileau
1« Boileau poète » : dès son titre, le livre de Delphine Reguig s’impose par sa nécessité, mais aussi par une forme de paradoxe. Le nom de Boileau convoque en effet, pour le lecteur contemporain, la figure du législateur rigide du Parnasse classique bien plus que celle du poète. Et bien que ce nom figure dans la comptine emblématique du classicisme français (Perchée sur la racine de la bruyère, la corneille boit l’eau de la fontaine Molière), il manquait à ce jour une étude de fond qui revienne, après les livres désormais anciens de René Bray, Jules Brody ou Bernard Beugnot et Roger Zuber1, sur l’ensemble de l’œuvre, de la pensée et des pratiques d’écriture de cet auteur, ainsi que sur l’imaginaire que nous en avons aujourd’hui.
La singularité d’un poète classique
2Répondant donc à ce qui apparaît à la fois comme un manque et un trop‑plein de l’histoire et de la mémoire littéraires, D. Reguig étudie la lettre d’une œuvre caractérisée par sa portée réflexive : en prose comme en poésie et quel que soit le genre auquel il s’essaye, Boileau produit un discours qui veut « cerner la situation de la poésie en son temps » (p. 339) : le poète apparaît dans un constant dialogue avec les auteurs qu’il admire, tels que Racine, ou avec qui il entre en polémique, notamment dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes. De nombreux parallèles sont dressés entre sa pratique poétique et celle de La Fontaine, et, d’une manière générale, la relation distanciée et critique que l’auteur entretient avec l’esthétique et les poètes galants de son temps est analysée en profondeur.
3L’étude prend le parti de ne jamais faire abstraction de la forme dans laquelle la pensée métalittéraire de Boileau s’incarne. Les deux parties qui composent le livre portent, pour la première, sur la défense par Boileau de la « grandeur » poétique dans le contexte d’une crise de la poésie et, pour la seconde, sur la manière dont Boileau s’inscrit comme poète dans le champ littéraire de son temps. Ces deux moments de la réflexion se situent dans la continuité l’un de l’autre par leur attention à définir la singularité de style et d’esprit d’un auteur qui a consacré son œuvre à défendre et illustrer les droits de la poésie.
4Se dessine ainsi le portrait d’un poète différent de celui qu’on croyait connaître. La voix et le regard de Boileau n’y apparaissent pas sous la forme d’une collection décontextualisée de vers trop bien ou mal connus. Toujours singularisé dans ses positionnements et ses pratiques, Boileau tient le rôle de poète‑témoin d’une époque littéraire en aucun cas stabilisée, et face à laquelle il réagit avec une affectivité souvent inquiète, toujours prudentielle : par le terme de prudence, que D. Reguig emploie à plusieurs reprises en se référant à l’étude de Francis Goyet2, c’est le sens aigu des circonstances du temps présent mais aussi du jugement en situation qui est souligné chez le poète. Attentif à saisir les tendances profondes du champ littéraire dont il est juge et partie, Boileau est travaillé par la conviction intime d’une grandeur poétique menacée et à défendre.
Trouver une langue poétique
5L’étude du rôle prépondérant attribué à la langue dans les pratiques, le discours réflexif et l’imaginaire de Boileau constitue un apport particulièrement important de l’ouvrage. D. Reguig offre une synthèse des travaux, déjà riches, produits sur cette question (on pense en particulier à ceux de J. Brody), et en renouvelle les présupposés à la lumière, notamment, des recherches de Delphine Denis et de Gilles Siouffi sur les imaginaires langagiers du xviie siècle3. La lecture de D. Reguig présente l’intérêt majeur de circuler dans l’œuvre intégrale de l’auteur, et de cerner ainsi la cohérence et les tensions de l’approche boilévienne de la langue. L’étude rend ainsi compte de ce qui éloigne mais aussi rapproche notre propre modernité des idéaux et des pratiques linguistiques de Boileau : à l’heure de la crise du poétique et du règne des agréments galants, le poète montre la voie originale d’une langue poétique « élevée » mais en rupture avec l’enthousiasme des poètes déchus de la Pléiade et en particulier du contre‑modèle de Ronsard. Dans la perspective de Boileau, le poète exploite et optimise les virtualités de la langue commune : « révérer la langue, faire ce qu’elle veut qui soit, définit le lieu même de la poésie » (p. 70). Boileau s’inscrit à ce titre dans un certain moment de l’histoire de la langue française et de son imaginaire : le français n’est plus, comme à la Renaissance, une langue à défendre. Il s’agit plutôt de la faire parvenir au faîte de sa gloire littéraire, et pour accomplir cette mission, le poète est un acteur privilégié.
6Le travail poétique de la langue ne confine pas, cependant, à un formalisme appauvri ou encore à une sorte d’art pour l’art : D. Reguig insiste en particulier sur les positions théoriques de Boileau concernant la versification. La contrainte du vers n’est que l’une des conditions de réussite de l’énoncé poétique : en aucun cas elle ne « saurait se substituer à un travail global de l’expression, et notamment à une recherche de fluidité syntaxique » (p. 108). À ce titre, l’accord préconisé par Boileau entre la rime et la raison s’inscrit dans une pensée de l’harmonie globale du poème et d’une parfaite connexité du complexe forme‑sens au sein du poème. Dans sa perfection, l’expression poétique donne forme à une vérité dont elle n’est pas dissociable. Lecteur de Platon, Boileau conçoit la beauté poétique comme une immanence, perceptible grâce à l’adéquation de l’idée au langage qui la formule.
7C’est dire si laraison, faculté inspiratrice du travail poétique, est intimement liée à la matérialité sensible du langage. D. Reguig s’arrête longuement sur ce terme pour en débarrasser la lecture des connotations négatives ou erronées qu’il peut avoir aujourd’hui. Sous la plume de Boileau, raison n’est pas antinomique de sensibilité : bien au contraire, le mot s’inscrit dans un réseau lexical de l’affectivité. On pourrait même dire que pour Boileau, la raison n’est pas rationaliste au sens trivial du terme, c’est‑à‑dire excessivement planificatrice et rigide. Sémantiquement proche voire synonyme du bon sens,la raison se définit comme une « faculté d’appréhension du fait esthétique » (p. 137) qui inspire la méthode foncièrement empiriste du travail poétique et assure le partage sensible entre le poète et son public :
La raison boilèvienne relève de l’opération dynamique par laquelle s’adjoignent l’intuition, la conception, et le discours, et par laquelle s’intègrent l’affectivité, le raisonnement et la parole. (p. 136)
8Enfin, l’efficacité de la langue poétique trouve dans la réception son principe ultime d’évaluation. Elle se qualifie comme style en vertu de l’effet qu’elle produit sur le public et la postérité :
La création poétique ne vaut précisément que par le plaisir qu’elle procure et l’impression qu’elle produit sur un lecteur. Or, l’agrément poétique ne peut naître d’une forme creuse : il naît toujours de la présence sensible d’une âme dans la parole poétique. (p. 110)
9D. Reguig montre combien la sensibilité prévaut également dans cette pensée boilévienne de l’effet de l’art, en analysant la manière dont Boileau réactualise des qualifications stylistiques héritées de la rhétorique antique telles que la saveur, la froideur ou la clarté. Au centre de cette pensée métaphorique de l’impression esthétique se trouve l’illumination, produite par l’effet du sublime. Dans des pages très stimulantes, l’auteur met en perspective l’ancrage à la fois platonicien et cartésien de cette métaphore de la révélation esthétique comme sentiment d’évidence :
Il y a chez Boileau, inspiré de Longin pétri de platonisme, une foi certaine dans un « je lis donc j’existe » qui ne se réalise jamais mieux qu’à la faveur du texte sublime. Dans l’émotion sublime se perçoit l’aspiration de toute âme à penser l’infini et l’existence sensible d’un sujet fini. Si le vrai « bien énoncé » produit infailliblement son effet, c’est bien parce qu’il met le lecteur en prise directe avec sa propre langue et sa pensée intime, dans une proximité qui est une reconnaissance. (p. 171)
Du sublime au satirique boiléviens : ancienneté & modernité
10Enrichie des travaux, notamment, de Pascal Debailly4 et de Jean‑Charles Monferran5, l’analyse du satirique boilévien et de son traitement autoréflexif ouvre une réflexion très neuve sur l’esthétique comique au xviie siècle et l’importance des pratiques de Boileau dans l’évolution des pratiques d’écriture poétique et de leur théorisation. D. Reguig interroge ce qui pourrait être vu comme une contradiction entre le poète et le poéticien Boileau : en dépit de son tropisme intellectuel pour le sublime, le poète donne sa faveur, dans la plus grande partie de son œuvre, au genre familier de la satire.
Pour persister à faire de la poésie un art de la perfection, Boileau élabore un « système » poétique (ou affiche un simulacre de système) dont la principale conséquence est de relativiser sa propre ambition de poète. Toute l’armature conceptuelle défendue pendant un demi‑siècle — du « travail » de la « raison » vers la « perfection » de la « beauté » — se développe en porte‑à‑faux avec une pratique poétique beaucoup plus distanciée et beaucoup moins absolue. (p. 175)
11Le pas de côté qui écarte Boileau, en pratique, de la grandeur poétique n’est pas pour autant une pleine renonciation. Comprise dans sa subtilité, en effet, la réflexion métalittéraire du poète ne recoupe pas une valorisation des genres nobles. La prédilection théorique de Boileau pour le « néo‑platonisme longinien » conduit ce dernier, selon l’auteur, à « sauver la grandeur en la dissociant du grand style, en la rendant compatible avec la “naïveté” et la “simplicité” du français, en l’identifiant à la force de la clarté. » (p. 173)
12À ce titre, les pires écueils de la langue poétique ne sont pas pour Boileau la bassesse, mais l’emphase excessive et le cliché, incarnés par les contre‑modèles des premières Lettres de Guez de Balzac ou des romans galants, en particulier ceux de Georges et Madeleine de Scudéry. Boileau apparaît dans cette perspective comme un acteur éminent de la « crise de la rhétorique » (p. 173) qui a cours, comme l’a montré Christine Noille‑Clauzade, dans la seconde moitié du xviie siècle6.
13La force du verbe poétique peut dès lors se situer, en pratique, dans une intensité de la rencontre du poète avec sa langue, fruit d’un travail élaboré dans « l’intimité psychique » (p. 208) et matérialisé par l’expression originale qui en résulte. À ce titre, l’objet le plus bas a droit de cité en poésie, pourvu que le poète sache le faire entrer en littérature en lui forgeant une expression juste, nouvelle et forte. La défense boilévienne d’un « style neuf » (p. 216) marque alors paradoxalement le positionnement du poète en faveur des Anciens, contre des Modernes davantage attachés au contenu de l’énoncé littéraire qu’à la manière dont il se verbalise.
14L’infléchissement réflexif et intertextuel que Boileau fait subir aux lieux communs réalistes de la satire marque enfin sa volonté de maintenir l’énoncé poétique à distance de son référent mondain. Cette dialectique entre réflexivité et référentialité du discours poétique est illustrée par un fait souvent montré du doigt dans l’œuvre satirique de Boileau. La présence frappante de noms propres d’auteurs contemporains, trait qui, à l’époque de sa première réception, a valu au poète de nombreuses attaques et qui pourrait passer encore aujourd’hui pour symptomatique d’un « opportunisme » (p. 303) indigne, s’intègre selon D. Reguig dans un système poétique. Tout en activant un « effet de présence produit par la référence directe à un individu » (p. 321), le nom propre construit, notamment par antonomase, une exemplarité. Le poète s’approprie ainsi la « liberté de nommer » (p. 308) et d’établir, à l’instar du Monarque dans le champ politique, un système de valeurs anhistorique et propre au littéraire.
Le poète dans sa lettre, dans son temps & dans le nôtre
15D’une manière générale, l’ouvrage se distingue par sa capacité à articuler la lecture proprement littéraire de l’œuvre de Boileau à la compréhension de son contexte esthétique, intellectuel et social. C’est par ce biais que l’auteur met en perspective les enjeux politiques du discours du poète. Elle montre ainsi qu’en adoptant le registre, modeste en apparence, de la satire familière, le poète invente un espace de liberté et d’autonomie pour son dire, geste en réalité ambitieux dans le contexte absolutiste du règne de Louis xiv. Foncièrement rétif à « l’esprit de sérieux » (p. 241) et à l’instrumentalisation politique de sa parole, Boileau s’invente un lieu d’énonciation et une langue propres, qui ne connaissent de juge que le plaisir du public. Dans la lignée des travaux d’Hélène Merlin7, D. Reguig insiste sur le fait qu’un tel plaisir, contemporain de la parution de l’œuvre et réactualisé par la postérité, dessine l’horizon idéal vers lequel le poète oriente son écriture. La monumentalisation de l’énoncé poétique apparaît comme un fait de réception programmé par la langue poétique elle‑même, selon une « opération esthétique qui consiste à soustraire la langue à l’évolution diachronique » (p. 102).
16Or ce plaisir voué à l’anhistoricité ne repose pas seulement sur la régularité apollinienne d’un verbe clairet bien conçu. La recherche, constante dans l’œuvre de Boileau, de l’expressivité se manifeste non seulement dans la transparence de l’énoncé poétique, mais aussi dans les effets implicites portés par une parole forte ou originale. Posant en conclusion la question de savoir « de quel “classicisme” » Boileau peut être le « bâtisseur » (p. 350), D. Reguig énonce l’idée suivante :
Boileau est le témoin d’un moment historique où la valorisation de l’idéal de clarté coexiste avec une fascination pour l’implicite, la suggestion et l’ellipse, un au‑delà de la langue qui en justifie le polissage acharné. (p. 351)
17Cette ambivalence de l’idéal poétique classique, entre sentiment d’évidence et éblouissement suggestif, D. Reguig l’exemplifie tout au long de son ouvrage en donnant à voir et à entendre un Boileau familier mais rendu à son étrangeté de poète lointain. Les citations qui innervent le corps du texte ou concentrent, dans un vers‑titre énigmatique et brillant, le propos qui va suivre, rendent compte d’un art de la formule qu’avant de lire ce livre on aurait plus volontiers prêté à Hugo, Baudelaire, Verlaine ou Rimbaud qu’à Boileau ; parmi tant d’autres recueillies au fil de la lecture : « Aimez donc la raison », « Nommer tout par son nom », « Tu dirais, reprenant ta pelle, et ton râteau », « Tantôt cherchant la fin d’un vers que je construis, /Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui », « Prendre dans ce jardin la Lune avec les dents » retrouvent une énergie qu’on aurait pu croire en danger d’être ignorée ou mal comprise.
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18Par l’ampleur de ses vues et l’acuité avec laquelle les textes de Boileau sont présentés, cités, analysés et mis en perspective, l’ouvrage de Delphine Reguig offre une lecture qui nous invite à reconnaître Boileau, en différents sens du terme : il s’agit, pour le lecteur contemporain, de prendre de la distance avec une certaine idée de Boileau et du classicisme qui font obstacle à leur juste compréhension, et de saisir avec une nouvelle justesse les enjeux majeurs de l’œuvre du poète et de l’époque dans laquelle elle s’inscrit. On ne peut donc que saluer la réussite d’un ouvrage qui parvient, en relisant avec finesse et pénétration un poète ancien et parfois tombé dans l’oubli, à rendre compte de son intelligence propre, et à mieux comprendre, à travers lui, le moment littéraire du classicisme français.