La connexion orientale : sur les pas du savant et du poète
1Les artistes comme les savants européens ont entretenu pendant des siècles une fascination durable pour ce qu’on appelle encore aujourd’hui « L’Orient » ; les seconds fournissant souvent une féconde source d’inspiration aux premiers. L’étude érudite des langues et littératures dites « orientales » (arabes, turques, perses) a exercé une influence considérable sur les représentations littéraires occidentales de cette région. Ce sont ces correspondances fécondes que se propose d’étudier Pierre Larcher, éminent spécialiste de linguistique arabe et de poésie préislamique, dans les sept études réunies ici sous le titre Orientalisme savant, orientalisme littéraire. De fait, trois siècles, de Voltaire à Aragon en passant par une étude transversale des opéras « arabisants », de réceptions « orientales » sont ici couverts. Le projet du livre se dessine nettement, il s’agit de montrer les connexions entre l’orientalisme savant (celui, académique, des érudits, puis des universitaires) et l’orientalisme littéraire (celui, imaginaire, des auteurs, des poètes, des musiciens et des artistes)1 et, par extension, de mettre en avant l’influence de la culture ‘orientale’ sur la littérature française. La démonstration de ces connexions se place résolument sur les plans linguistiques et esthétiques, mais néglige l’aspect idéologique pourtant prégnant de ces nombreuses réceptions « orientales ».
Une savante archéologie des sources
2Larcher annonce d’emblée que ces sept essais sont des « enquête[s], à l’intersection de l’histoire et de la littérature » (p. 8), autrement dit qu’il s’agit de partir, en véritable détective, sur les traces des sources, arabes le plus souvent, des œuvres européennes qu’il aura sélectionnées, au hasard de lectures ou de « suggestion[s] d’un maître ou d’un collègue » (p. 9). Le premier chapitre cherche ainsi une possible source coranique au chapitre XVIII, « L’ermite », de Zadig de Voltaire. Le second tente de répondre à une épineuse question d’histoire littéraire : sur quelle traduction s’appuie Johann Wolfgang von Goethe lorsqu’il adapte, dans son recueil West-östlicher Divan [1819] (ou Divan occidental-oriental), un poème attribué au poète préislamique Ta’abbaṭa Šarran ?
3De cette interrogation, Larcher tire une véritable petite archéologie de la réception de la poésie arabe par le poète allemand. Dans une lettre à un jeune professeur de langues orientales à l’université d’Iéna, Johann Gottfried Ludwig Kosegarten, datée du 23 septembre 1818, Goethe demande en effet à son correspondant d’identifier un poème arabe qu’il annonce avoir « trouvé en prose dans une quelconque description de voyage » et « transposé en cette libre sorte de rythmes » (p. 44). En 2006, Wolfhart Heinrichs dénombre sept traductions du poème antérieures au recueil de Goethe. Parmi celles-ci, quatre sont mentionnées dans la réponse de Kosegarten à Goethe. Des trois restantes, celle d’Anton Theodor Hartmann fait effectivement partie d’une description géographique de la péninsule arabique mais, d’après Larcher et Katharina Mommsen, elle est également plus éloignée linguistiquement de celle de Goethe que les autres versions mentionnées ; elle est notamment « rythmique » alors que Goethe affirme l’avoir trouvée « en prose ». Plus intriguant encore, une version allemande ‘anonyme’ fut publiée en 1798 dans une encyclopédie littéraire compilant les « poètes les plus renommés de toutes nations ». Ainsi que le souligne Larcher, « il serait surprenant qu’une encyclopédie littéraire, spécifiquement dédiée aux poètes du monde entier, ait échappé à l’attention de Goethe » (p. 48), proto-théoricien de la Weltliteratur. Cette version « anonyme » est en réalité celle d’Ernst Friedrich Karl Rosenmüller, un professeur de langues orientales à l’université de Leipzig. Larcher, comparant cette traduction à l’adaptation que Goethe fit du poème dans le Divan occidental-oriental, éclaire avec précision les similitudes linguistiques et métriques, ainsi que les indices para-textuels qui indiquent que Goethe se serait d’abord appuyé sur la traduction de Rosenmüller, avant de retravailler son texte à l’aide de Kosegarten et des versions supplémentaires que ce dernier lui a indiquées.2 Cet exercice minutieux, tant linguistique qu’historique, est exemplaire des multiples connexions « orientales » dénichées par Larcher dans ces essais remarquablement interdisciplinaires.
4Le regard porté par l’arabisant sur la littérature française prend toute sa valeur dans l’essai inédit consacré à La Peau de Chagrin [1831] d’Honoré de Balzac. Au cœur de ce roman se trouve la fameuse « peau de chagrin », morceau de cuir gravée d’une « sentence orientale » qui scellera la destinée de son héros, Raphaël de Valentin, dans un pacte d’inspiration faustienne. Or, comme le note Larcher, et l’ont noté avant lui Marcel Bouteron et Edward Saïd, l’antiquaire, propriétaire de la fameuse peau, présente le texte comme celui d’un brahmane, et donc rédigée en sanskrit ; cependant, dans le corps du roman, la supposée retranscription de celle-ci est en réalité une traduction en langue et caractères arabes du français. L’article de Larcher est structuré autour de trois questions : comment apparaît cette traduction dans le roman de Balzac (qui lui-même ne parle bien sûr pas arabe) ; que nous apprend la comparaison du texte français et de sa traduction ; et enfin, qui est Joseph von Hammer, le traducteur retrouvé de la « sentence » ? En vérité, les premières éditions de La Peau de Chagrin ne contenaient que le texte français, la traduction arabe n’apparaissant qu’à partir de la cinquième édition, en 1838. Entre temps, Balzac s’est rendu à Vienne pour retrouver Mme Hanska et, par l’intermédiaire d’un oncle éloigné de celle-ci, a fait la connaissance de Joseph von Hammer, un diplomate et orientaliste autrichien, dont la traduction du Divan de Hafez inspira à Goethe son West-Östlicher Divan. C’est ce dernier qui effectuera donc la traduction, comme le notait déjà Bouteron dans un article de 19503. En revanche, en linguiste aguerri, Larcher peut procéder à une analyse linguistique comparative de la traduction et de l’original, apportant un éclairage inédit à cet extrait crucial du roman. Nous apprenons par exemple avec intérêt donc qu’il est impossible « non pour des raisons linguistiques mais extralinguistiques » (p. 102) de traduire « Dieu t’exaucera » au futur en arabe car cela « constitue une prédiction, donc soumise à la volonté divine : tout arabisant a fait l’expérience qu’un interlocuteur arabe, l’entendant énoncer une phrase au futur, l’assortit d’un emphatique ‘in shâ’a llâh ! » (p. 102). Certaines réflexions (sur le choix de certaines formes verbales par exemple, ou sur les variations typographiques de certaines éditions) cependant requièrent une évidente maîtrise de la linguistique arabe que Larcher ne peut attendre de tous ses lecteurs4.
Un orientalisme « à l’ancienne »
5Reste la question de l’arabe. Pourquoi, après avoir incorporé une traduction arabe dans les rééditions de La Peau de chagrin, Balzac continue-t-il à présenter la « sentence » comme un écrit sanskrit ? Là où Saïd voyait une « confusion fortuite mais sans doute courante, de l’arabe avec le sanscrit »5 et Bouteron une « négligence »6, Larcher le linguiste donne à cette imprécision une « fonction sémiotique » plutôt que « sémantique » (p. 105) ; l’utilisation de l’arabe sert ici à représenter l’Orient, rien de plus précis. Il va même plus loin, tentant de justifier l’inclusion de la Perse et du Bengale (cité par l’antiquaire, propriétaire de la peau) à l’Orient balzacien, bien que le sanskrit ne soit la langue d’aucune de ces régions. « Pour être vaste, l’Orient de Balzac n’est donc ni aussi indistinct ni aussi mal informé qu’il paraît l’être de prime abord : c’est en fait tout l’Orient musulman, c’est-à-dire sous domination musulmane, incluant comme en Inde, des cultures dominées, bien que majoritaires, en premier lieu l’hindouisme. » (p. 106) On est en droit de rester sceptique face à une explication qui absout aussi facilement l’évidente méconnaissance de l’Orient et de l’Asie de Balzac, même s’il partage probablement celle-ci avec la plupart de ses lecteurs.
6Nous touchons ici au point le plus sensible de l’ouvrage de Larcher : la défense presque acharnée d’un orientalisme à l’ancienne. Bien qu’il s’en défende, on sent chez le professeur d’arabe la volonté de se réapproprier une notion que l’ouvrage éponyme d’Edward Saïd et les études postcoloniales ont teinté d’impérialisme politique :
Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de ce petit livre. Il ne s’agit pas d’une “réhabilitation” de l’orientalisme : il n’a nul besoin d’être réhabilité. Savant, l’orientalisme d’autrefois impressionne toujours l’homme de savoir contemporain par la masse des connaissances accumulées aussi précocement par les Européens sur l’Orient arabe et, plus largement musulman. […]
Littéraire et, plus largement artistique, musical ou pictural, l’orientalisme impressionne encore et toujours l’homme de culture d’aujourd’hui par la quantité et, souvent, la qualité des œuvres produites. Rien ni personne ne m’empêchera de les lire, de les regarder, de les écouter, ni de les goûter et faire goûter. (p. 19-20)
7Cette profession de foi défensive peine à convaincre, comme les nombreuses critiques de Saïd qui émaillent l’ouvrage. On peut certes reprocher à L’Orientalisme les limites géographiques et chronologiques qu’il fixe, en particulier l’omission de l’orientalisme allemand dans son analyse ; il reste audacieux de considérer que les travaux des savants occidentaux se soient tenus à une stricte et impartiale distance des considérations politiques et coloniales de l’époque. Alors que Larcher refuse de faire une lecture politique des œuvres de Goethe, Hugo ou Balzac, on trouve paradoxalement au chapitre VI, l’aveu suivant : « J’avoue ne pas savoir si Louis Aragon (1897-1982) fut ou non un grand poète. Le fait même qu’il ait été, sans repentir aucun, le zélé serviteur d’un totalitarisme, dans sa phase la plus meurtrière, m’a toujours dissuadé d’aller vérifier. » (p. 133) Il semble ici que l’esthétique n’entre pas seule en compte dans les jugements littéraires de Larcher.
Une possible ouverture postcoloniale
8En conclusion, il semble qu’à vouloir défendre sa propre pratique érudite, Larcher rejette en bloc les apports des études postcoloniales à l’étude des langues et civilisations extra-occidentales en général, et des études arabes en particulier. C’est d’autant plus regrettable que son travail minutieux et savant se verrait enrichi par une prise en compte plus large des mécanismes culturels et idéologiques qui sous-tendent la transmission de la littérature arabe en Occident. La pièce Antar [1910] de Chekri Ganem, que Larcher a le mérite de tirer de l’oubli dans le chapitre qu’il consacre au héros-poète préislamique éponyme, ne représente pas, comme il se plait à ironiser, « le comble de l’aliénation culturelle » (p. 14). Au contraire, il serait passionnant d’approfondir l’étude de cette œuvre à l’aide des théories de l’hybridité d’Homi Bhabha par exemple7, ou encore d’étudier l’usage du français par un auteur libanais en relation avec les différentes politiques du langage des littératures postcoloniales.8 En effet, pour « idéologiques » qu’elles apparaissent à Larcher, les études postcoloniales ne visent pas à l’empêcher de « de […] lire, de […]regarder, de […]écouter, ni de […] goûter et faire goûter » (p. 20) les œuvres qui lui plaisent mais à en approfondir la compréhension contextuelle. Edward Saïd lui-même ne déclare-t-il pas, dans l’introduction de Culture et Impérialisme, à propos des romans de Jane Austen, Rudyard Kipling, Charles Dickens ou encore Albert Camus :
Si j’analyse ici certains romans et autres ouvrages, c’est d’abord parce que j’y vois des œuvres d’art et de savoir admirables auxquelles, comme tant d’autres lecteurs, je prends plaisir et dont nous tirons tous profit.9
9Certainement, Larcher lui-même ne pourrait qu’adhérer à ce programme résolument humaniste.