Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
Andrea Del Lungo

Réouverture de la fenêtre. Pour une critique pluraliste

Postface à : Andrea Del Lungo, La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2014, 520 p., EAN 9782021162714.

1Je ne sais toujours pas si, dans nos vies de chercheurs, nous choisissons nos objets d’étude, ou si nous sommes choisis par eux. Je me rends compte, en retraçant l’historique de mes recherches, que tout ce que j’ai étudié relève au fond d’un seul concept, celui de frontière, décliné sous une pluralité d’aspects: frontières du texte littéraire, frontières de la représentation, frontières disciplinaires ou critiques, seuils à double sens (comme l’incipit), signes à double sens (entre le réel et sa transposition littéraire), contradictions poétiques et idéologiques (à partir d’un auteur souvent réputé systématique comme Balzac), images‑seuils comme celle de la fenêtre, dont je vais (re)parler dans ces pages.

2Or, je me rends compte aussi qu’en commençant ce parcours de recherche, j’ai franchi une frontière, cette fois géographique et bien réelle, choisissant de vivre et de travailler en France, de faire ainsi quotidiennement l’expérience de l’altérité jusque dans la langue : une langue dont je perçois toujours l’étrangeté — au sens le plus fécond du terme — même lorsqu’elle se trouve intériorisée. Il s’agissait d’une tentative d’effacer les frontières — spatiales, linguistiques, culturelles — suivant au fond l’utopie propre à ma génération, rêvant d’une Europe dont on observe aujourd’hui, après le Brexit et avant d’autres ‑exit potentiels, les mélancoliques décombres.

3Dans le champ de mes propres recherches, j’ai toujours voulu imaginer la frontière comme un seuil ouvert, un lieu de passage et de transition : que ce soit au niveau des thématiques abordées, ou en ce qui concerne les approches théoriques du domaine littéraire, constamment croisées dans mes travaux en vue d’un décloisonnement critique et disciplinaire. Si je rouvre aujourd’hui mon ouvrage intitulé La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire, paru en 2014, c’est non seulement pour en redéfinir certains aspects théoriques — voire en réécrire des parties —, mais aussi pour affirmer le besoin d’une critique pluraliste.

La fenêtre comme frontière

4Cette réflexion liminaire me permet d’inscrire le sujet de mon livre, la fenêtre, dans l’actualité, dans cette situation de crise où les frontières se trouvent à nouveau tracées. Dans le contexte décourageant d’une délégitimation des études littéraires, je conçois grâce à ce lien une certaine utilité à mon travail. Les frontières sont en effet un objet littéraire par excellence : l’une des spécificités de la littérature consiste à interroger les frontières entre soi, l’autre et le réel, cette spécificité constituant la littérature en tant que forme de connaissance et lieu d’un questionnement sur la connaissance.

5Par sa présence constante dans la littérature de toutes les époques, la fenêtre est l’un des signes textuels les plus évidents de la représentation des frontières, et de la volonté de les interroger. Dans cette perspective, je me suis notamment intéressé à la fenêtre comme seuil, établissant une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, ou entre l’espace privé et l’espace public, qui détermine la relation de l’individu au monde ; et à la fenêtre comme cadre, comme ligne de démarcation qui fonde la représentation artistique.

6D’abord, comme tout seuil, la fenêtre unit et sépare à la fois : elle se situe au cœur d’une relation dont les déterminations spatiales se chargent de valeurs symboliques ou métaphoriques. Ainsi, comme j’ai pu l’écrire :

à travers ce seuil double c’est une relation du sujet au monde qui se joue, relation en réalité ternaire entre l’intérieur, l’extérieur, et un œil mobile qui regarde et articule la disposition des espaces. La fenêtre elle‑même, d’ailleurs, regarde ; selon une métaphore ancienne, elle figure l’œil d’un corps‑maison, qui observe l’extérieur autant qu’il sonde sa propre intériorité : lieu d’un repli du sujet sur lui‑même, de l’ordre de la contemplation mélancolique ou de l’analyse de la conscience. Par la fenêtre l’être humain entreprend le voyage en quête de son propre déchiffrement. Mais la fenêtre‑œil est aussi regardée : elle laisse pénétrer les rayons de l’amour, d’après une autre métaphore ancienne, et par elle l’âme devient visible à la surface transparente de la vitre. La fenêtre est le lieu qui articule une définition identitaire de l’individu à une relation complexe à l’altérité. (p. 9)

7Ensuite, par son rôle de cadre, la fenêtre est l’espace — réel, imaginaire ou fantasmatique — qui rend accessible à nos sens l’infini insaisissable du monde, en même temps qu’elle permet un accès à la connaissance, articulant le voir au savoir. C’est aussi dans ce sens que la fenêtre constitue une métaphore de la création, figurant le rapport au monde sur lequel se fonde la représentation artistique, ou la projection imaginaire de l’œuvre d’art, selon un paradigme pictural qui remonte à la Renaissance, et dont la littérature s’est souvent inspirée.

8Je n’hésiterai donc pas à définir l’utilité de cet ouvrage : étudier l’image de la fenêtre dans la littérature signifie analyser les manières dont celle‑ci définit la relation entre l’individu et le monde, au sein d’une représentation qui intègre ce questionnement existentiel au savoir — historique, sociologique, scientifique ou conceptuel — inscrit dans le texte.

9Malgré l’utilité et la motivation — j’oserais dire éthique — d’une telle réflexion sur la fenêtre comme frontière, j’ai souvent eu des doutes quant à la pertinence de ce sujet dans le panorama de la critique actuelle. Exception faite de quelques analyses de Philippe Hamon, qui considère la fenêtre comme un topos descriptif réaliste‑naturaliste (notamment dans Du descriptif et dans Expositions), et de Jean Rousset, qui consacre un essai aux fenêtres de Madame Bovary dans Forme et signification, aucune étude d’ensemble n’avait paru dans le domaine littéraire, alors que les arts visuels ont souvent exploité ce sujet pour établir une « histoire du regard » (voir l’ouvrage intitulé Fenêtre. Chronique du regard et de l’intime, de Gérard Wajcman, dans une perspective qui est aussi philosophique) ou pour sonder la pertinence de l’image de la fenêtre en peinture, dans un bon nombre d’ouvrages ou de catalogues d’exposition. Il est donc clair qu’en abordant ce sujet, je devais me rapporter à un héritage post‑structuraliste (Hamon) ou thématique (Rousset), et me confronter à ces approches en partie dépassées, ou d’une certaine manière épuisées1.

10J’ai alors essayé de théoriser mon objet d’étude par l’analyse de ses fonctions, définies en quatre points : cadrage visuel, investissement libidinal, connaissance indiciaire, séparation symbolique. Cette multiplicité fonctionnelle relève d’une acception vaste de la fenêtre, considérée à la fois comme élément référentiel, comme image au double sens du terme (représentation littéraire, mais aussi objet à valeur métaphorique), comme « technème » qui préside à l’organisation de l’espace (comme l’a montré Philippe Hamon), comme thème qui traverse l’histoire de la littérature (analysé dans ce sens par Jean Rousset), comme dispositif optique inscrivant un point de vue subjectif et cadrant la représentation.

11L’analyse de la centralité de l’image et la définition de son caractère multiple auront ainsi permis de dépasser son statut strictement thématique et technique, afin que la fenêtre puisse être considérée comme un objet herméneutique, un vecteur fondamental de la représentation auquel j’ai assigné une valeur de signe articulant un ensemble de relations, et organisant un système de signes autour de lui. Le pari méthodologique de l’ouvrage consistait donc à articuler une histoire littéraire des fenêtres à une réflexion d’ordre sémiologique sur la représentation.

De la nécessité (& de la difficulté) d’une ouverture critique

12Au fondement de cette pluralité fonctionnelle et statutaire de la fenêtre résidait une volonté de faire bouger les lignes de frontière de la critique, voire de les supprimer. D’abord, par un décloisonnement disciplinaire qui m’a incité à traiter d’architecture, de peinture ou de photographie : interdisciplinarité volontairement « limitée », non seulement par les compétences (parfois peu assurées) que l’on peut avoir dans d’autres domaines, mais aussi par la nécessité de rendre une centralité au texte littéraire, malmené dans les cultural studies qui l’utilisent trop souvent comme prétexte. Ensuite, et surtout, il s’agissait d’opérer un décloisonnement critique.

13Qu’il me soit permis, a posteriori, d’apporter une caution politique à un tel positionnement : dans notre époque contemporaine qui essaie de retrouver un sens à la littérature après les apories de la modernité, postulant la fin de l’histoire et des idéologies, il me semble qu’une ouverture critique se révèle non seulement nécessaire, mais aussi indispensable au niveau de la recherche. Si le savoir n’est certes pas « innocent » — et sa transmission l’est encore moins — la critique littéraire ne saurait constituer un champ de bataille où des positions dogmatiques s’affrontent, comme ce fut le cas il y a quelques décennies. Ce que je revendique n’est donc pas une illusoire « neutralité » de l’espace critique, mais l’exigence historique d’une dialectique renouvelée entre approches — poétique et histoire littéraire in primis — qui doivent être considérées comme complémentaires au sein d’une interrogation globale sur le sens de la littérature.

14C’est dans ce dessein que j’ai voulu proposer une approche que j'ai définie comme une « sémiologie historicisée ». Elle vise à se détacher des perspectives de la sémiologie structuraliste, qui a érigé le paradigme saussurien de la linguistique en modèle de la science des signes, afin d’analyser le statut et les valeurs du signe dans le domaine littéraire : car la littérature, évidemment, est une représentation, et en cela la relation sémiologique qu’elle instaure ne peut être dissociée ni du processus interprétatif, par rapport à un lecteur lui‑même inscrit dans l’historicité du texte, ni d’un contexte épistémologique, par rapport à des savoirs également historicisés que le texte intègre grâce au signe.

15L’enjeu théorique de mon ouvrage — que je cite — était alors de « définir un positionnement, en partie inédit dans le cadre de l’épistémologie et de la critique littéraire actuelle, qui puisse conjuguer d’une part les acquis de l’analyse sémiologique, et d’autre part l’histoire littéraire, voire l’histoire des idées. Son objectif est donc un renouvellement des approches du texte littéraire, visant à combler le hiatus de nos jours croissant entre théorie et histoire, entre les approches analytiques (linguistique et stylistique), qui refusent de plus en plus le geste herméneutique, et une vision historicisée de la littérature. De mon point de vue, le texte doit être considéré à la fois comme objet esthétique et comme produit ou témoignage, au sens large, d’une culture ; comme espace dense et densifié d’une signification opaque, et comme lieu herméneutique par excellence, en relation à des modèles, à des codes ou à des sources, mais susceptible également d’anticiper ou d’ouvrir des paradigmes d’interprétation et des formes de connaissance » (p. 13‑14).

16Mais attention : mon objectif n’était pas de fonder une nouvelle approche critique (justement pour éviter le fixisme idéologique qui est propre à cette opération), ni de vouloir mettre une étiquette plus ou moins glamour à cette approche pour qu’elle soit identifiable. C’est pour cela que j’ai évité d’annoncer une prétendue fondation de la « sémiologie historicisée » dès le titre (me limitant à un prudent sous‑titre qui intègre les deux termes : « Sémiologie et histoire de la représentation littéraire »), ou de revendiquer — comme on le fait parfois — l’originalité absolue ou la nouveauté bouleversante de mon approche. Il s’agissait davantage, pour moi, de dessiner une perspective qui tienne compte de l’historicité du signe au moyen d’une analyse diachronique.

17Je donnerai ici un exemple de ce qu’aurait été une analyse synchronique du signe : la fenêtre aurait pu alors être intégrée à un ensemble de signes ayant les mêmes valeurs ou fonctions, et se différenciant grâce à des traits distinctifs, sur le modèle de la linguistique saussurienne. J’aurais pu songer à la relation fenêtre/porte, qui ont comme trait commun le fait de constituer un élément architectural de la maison, et comme trait distinctif le franchissement (permis par la porte, non permis par la fenêtre) ; ou la relation fenêtre/miroir, dont le trait commun est la surface vitrée, et le trait distinctif le passage du regard (fenêtre) versus la réflexion (miroir).

18J’ai au contraire analysé la fenêtre suivant une coupe diachronique, me fondant sur la centralité de ce signe dans un corpus vaste et de différentes époques, qui permet d'inscrire la différenciation à l’intérieur du signe lui‑même : la fenêtre, en effet, n’a pas le même statut, les mêmes valeurs ni le mêmes fonctions au cours de l’histoire (l’objet référentiel étant aussi soumis à des variations de forme et de technique). Cet ensemble de variations devient dès lors irréductible au schéma synchronique qui implique une définition fixe et stabilisée du signe, capable pour cela de se différencier ou de s’opposer à d’autres signes par des traits distinctifs.

19Ai‑je réussi le pari de conjuguer sémiologie et histoire, d’articuler synchronie et diachronie, de faire la théorie d’un objet littéraire tout en décrivant son devenir temporel ? Clairement non. Je me suis confronté à la grande difficulté qui reste à mes yeux insoluble et qui consiste précisément à associer la théorie, avec sa quête d’universaux et sa fondamentale atemporalité, et l’histoire avec ses incessantes variations, avec ses particularités et ses spécificités qui constituent autant d’exceptions aux axiomes théoriques. Ce flottement, voire ce ratage, est parfaitement perceptible dans l’ouvrage. Celui‑ci commence par des affirmations théoriques fortes (et par l’ambition de faire de la fenêtre un objet théorique), et par la définition des fonctions de la fenêtre, qui président même à la partition de l’ouvrage ; mais cette strette théorique initiale se délie progressivement, se dénoue dans une harmonie lente, dans une analyse qui joue sur les leitmotive mais qui s’attarde aussi sur des improvisations, des phrases sans suites, ad libitum.

Comment améliorer une théorie ratée

20Je vais donc me soumettre à un exercice « pétro‑bayardesque » afin d’essayer d’améliorer, si ce n’est une œuvre ratée, au moins une théorie ratée — la mienne, hélas — dont je récrirai quelques parties.

21Le problème central concerne la définition de mon objet comme signe. La fenêtre n’est naturellement pas un signe en soi, mais le devient dans ma propre conception qui voit dans la représentation littéraire un espace sémiologique, et dans certains signes le vecteur fondamental de la représentation. J’aurais dû dire plus clairement que cette acception ne s’oppose ni à thème, ni à technème ni à dispositif (car j’ai adopté aussi ces perspectives), mais qu’elle relève simplement d’un autre point de vue.

22Je crois l’avoir affirmé, entre les lignes, dans un passage qui donne la définition du signe, à laquelle je souscris toujours : un signe, c’est un élément textuel susceptible de permettre la représentation littéraire ; d’articuler ce passage entre l’infini du monde et le fini de l’œuvre, entre la concrétude du réel et sa figuration littéraire ; et de produire une signification par la relation du signe à d’autres signes textuels, et via le processus interprétatif de la lecture telle qu’elle est inscrite dans le texte.

23J’ai cependant voulu franchir le pas au‑delà, et définir une catégorie prétendument théorique sous le terme d’hypersigne, définie de la sorte :

L’hypersigne est un noyau de la représentation artistique, qui articule autour de lui le système de signes instauré par l’œuvre ; par sa centralité, il donne un sens à d’autres signes et permet de fonder des paradigmes de connaissance, ainsi que les modèles herméneutiques de son déchiffrement. (p.20)

24Et à la phrase suivante, pointe l’aveu :

Cette catégorie n’est pas théorisable en termes absolus : chaque œuvre présente des hypersignes particuliers qui construisent et articulent la signification de l’œuvre même.

25Le chercheur, comme le disait Pessoa à propos du poète, est un fingidor, qui feint parfois de croire à sa propre théorie ; ou qui, devant la difficulté, s’acharne à rebâtir une construction théorique défaillante, par nécessité d’y trouver une cohérence. C’est ainsi que par une malhabile pirouette, je me suis évertué à trouver des exemples de certains types de signe qui se révèlent particulièrement aptes à constituer des noyaux de la représentation et à fonder des paradigmes herméneutiques. Et l’idée m’est même venue d’en dresser une liste, précédée d’un avertissement convenu (liste « naturellement non exhaustive »), que voici : les objets réflexifs (livres, tableaux, photographies ou autres productions artistiques), qui permettent une mise en abyme de l’acte créateur de la représentation, ou de la réception de l’œuvre ; les objets techniques ou scientifiques, qui impliquent l’intégration d’un savoir dans le texte, mais qui visent aussi à fonder de nouveaux modèles de déchiffrement ; l’ensemble des marques ou des indices qui définissent l’identité de l’individu ou qui articulent un espace social de relation entre les individus ; l’ensemble des signes temporalisés, qui renvoient au passé (le passé historique, pour les objets qui ont une fonction de témoignage de celui‑ci, ou le passé fictionnel, pour les indices référant à la temporalité du récit) ou qui anticipent le futur ; les signes constituant des dispositifs qui organisent l’espace de la représentation et qui articulent des champs visuels.

26Et je concluais, désormais convaincu de ma propre démonstration :

la fenêtre participe naturellement de cette dernière catégorie ; mais grâce à sa multiplicité fonctionnelle, elle peut relever aussi des autres catégories (les objets réflexifs, techniques, indiciaires et temporalisés), constituant ainsi un hypersigne par excellence, dont l’étude pourra fournir, dans le cadre de cet ouvrage, un exemple d’application de la sémiologie historicisée. (p. 21)

27Je relis maintenant, à trois ans d’écart, ce passage, muni du crayon rouge — réflexe d’enseignant — pour noter dans la marge : trop vaste ! réflexion qui s’expose au risque d’une dilution du concept. Ce qui est faux, au fond, n’est pas le développement, mais la définition : il ne fallait pas créer une catégorie « supérieure » de signes, mais plutôt penser à un signe que l’on pourrait qualifier de palimpseste : un signe dont les réécritures constituent autant de variations, qui est donc le même en terme de fonctions et de statut (la fenêtre comme seuil, par exemple), mais qui est aussi toujours autre, par ses dispositifs particuliers, par les spécificités que le devenir historique lui assigne.

28Un autre passage à redéfinir sur le plan conceptuel concerne mon insistance, quelque peu déplacée, sur l’acception du signe comme indice, qui limite du coup la multiplicité interprétative qui était à la base de ma recherche. Dans ce cas aussi, j’avais clairement établi la motivation de ce choix, privilégiant dans l’étude de la représentation, et des modèles herméneutiques qui la fondent, le statut du signe‑indice à celui du signe‑symbole (en référence aux définitions de Pierce). Le symbole, disais‑je :

repose sur une règle qui détermine son interprétation et qui accentue le caractère conventionnel du signe (le crâne des vanités, par exemple, ou les allégories figuratives) : il n’est pas en lui‑même le vecteur d’une démarche herméneutique. Ce qui m’intéresse davantage dans la perspective d’une sémiologie historicisée est en revanche un type de signe qui se définit de deux manières : par son caractère concret qui assure la représentation référentielle ; et par son aspect indiciel, dans la mesure où le signe articule un rapport, souvent opaque, au réel, à une interrelation, d’ordre herméneutique, au sein du texte. À la suite des travaux de Carlo Ginzburg, mon hypothèse fondamentale est que le signe se présente d’abord comme un objet se situant au cœur d’une activité de déchiffrement et d’interprétation qui concerne aussi bien le domaine artistique qu’une vision de l’histoire, qu’une perception du réel, qu’une définition de l’état social. (p. 19)

29Il me semble que le paradigme dix‑neuviémiste adopté ici m’a un peu fourvoyé, et amené à assigner un privilège au régime de l’indice qui est en effet au cœur de la littérature de l’époque, et ce au détriment de la vision de la fenêtre comme symbole, avec la portée métaphorique complexe qui est la sienne, et qui s’est finalement imposée à moi au fil des pages : encore une fois, je dois constater un hiatus entre l’affirmation théorique initiale et, finalement, le développement ultime de mon ouvrage. L’intérêt de la fenêtre est précisément d’articuler les trois dimensions du signe que définit Peirce : l’icône, renvoyant à la virtualité d’un signe qui se définit en tant que tel ; le symbole, impliquant une règle qui détermine son interprétant (comme le signe linguistique) ; l’indice, établissant une relation au contexte.

30Or, le vrai problème est que la « fibre » théorique n’a pas résisté à l’historicisation d’un objet textuel. La fenêtre me paraît finalement irréductible à un seul statut du signe, à une disposition spatiale fixe, à des fonctions stables, et surtout à tout effort taxinomique propre à la théorie littéraire. Mon objet s’est constamment soustrait aux catégories que j’essayais de définir pour lui assigner des valeurs générales et transhistoriques.

31Pour répondre à la question initiale, nous sommes choisis par nos objets d’études, qui modifient nos perspectives : dans cet ouvrage, j’ai perdu ma fibre théorique (au début malgré moi), au point d’abandonner progressivement la démarche classificatoire au profit d’une forme complètement démodée, mais dont je défendrai la pertinence, qui est le commentaire. Au lieu de procéder à cette dissection analytique, à cet étiquetage textuel indispensable au développement de la théorie littéraire qui trouve grâce à ce travail préalable ses propres catégories, je me suis livré à une forme d’analyse anti‑taxinomique, à un commentaire qui m’a parfois conduit, au fil de la plume, à m’éloigner de mon propos initial, voire à contredire mes efforts théoriques. Ce commentaire avait cependant pour but de déplier les potentialités sémantiques du texte : il s’agissait donc d’un discours humble, peut‑être même servile, mais utile à une pleine compréhension du texte dans ses valeurs sémiologiques, et à l’analyse du devenir historique du signe.

Remarques finales

32Je ne regrette rien, cependant. Il ne s’agit pas maintenant de fermer les fenêtres — et d’oublier ce livre — mais bien de les rouvrir, en particulier devant cette civilisation de la prétendue « transparence » qu’emblématisent de nos jours les immeubles entièrement vitrés ; et surtout devant ce nouvel avatar de la fenêtre qu’est l’ordinateur (avec son système opératif Windows). Si dans la conclusion de mon ouvrage j’évoquais rapidement les éléments de continuité entre les fenêtres mise en scène dans la littérature et cette nouvelle fenêtre virtuelle, j’en suis aujourd’hui moins convaincu. L’une des caractéristiques des réseaux sociaux, par exemple, serait l’effacement de la frontière entre espace intime et espace social (cette frontière « salutaire » que la littérature a constamment interrogée), effacement qui me semble cependant illusoire, voire pervers du moment que cette nouvelle forme relève de l’isolement et risque de nous engloutir dans un réseau qui n’est qu’un simulacre relationnel.

33Je crois qu’à plus forte raison, devant cette civilisation numérique et cette situation politique qui retracent inlassablement des frontières, la littérature trouve sa raison d’être, voire son devoir moral, dans la nécessité historique d’interroger les frontières du sujet, de l’autre et du réel, de discuter les frontières des appartenances sociales et nationales, de dépasser les frontières idéologiques au sein d’une critique « pluraliste ». Je dois ce dernier adjectif à Roland Barthes, qui avait revendiqué un tel positionnement critique dans le « compte rendu d’enseignement » rédigé à la fin de son séminaire sur Sarrasine, probablement en mai 1969 :

La recherche qui s’est menée pendant près de deux ans dans ce séminaire doit être comprise à la fois comme une contribution à l’analyse structurale du Récit (science qui se développe au gré de recherches voisines), comme une approche du texte classique, destinée à en manifester la nature polysémique, et comme une tentative de critique pluraliste2.

34Au lendemain de mai 68, c’était pour Barthes la manière de se soustraire aux clivages idéologiques qui marquaient la critique, et de refuser la fixation du sens. À notre époque de commémoration de l’événement, cinquante ans plus tard, on peut encore émettre le vœu d’une critique pluraliste, affranchie non pas des idéologies — désormais défuntes —, mais de nouveaux clivages qui se déclinent en studies : d’une critique capable de rouvrir aussi ses propres fenêtres.