Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
Françoise Lavocat

La frontière entre fait & fiction est‑elle anti‑moderne ?

Postface à : Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2016, EAN 9782021242713.

1La question posée par le titre de ma contribution n’est pas seulement un clin d’œil à Antoine Compagnon. Le jour même où un titre, pour cette intervention, m’était demandé par son équipe, j’étais tombée sur cette appréciation de mon livre, de la part de Frédéric Martel, dans le contexte de son émission intitulée « Creative writing, narrative non fiction » et diffusée sur France Culture le 12 juin 2016 :

Parfois la fiction et la non‑fiction demeurent des territoires bien distincts et certains théoriciens littéraires militent pour préserver cette frontière (c’est le cas par exemple de Françoise Lavocat, dans son nouveau livre manifeste « Fait et Fiction, Pour une frontière », Seuil, 2016 — mais, me semble‑t‑il, c’est finalement un ouvrage profondément conservateur) […] En définitive, et n’en déplaise à Françoise Lavocat, la frontière entre faits et fiction est chavirée de toute part aujourd’hui — et c’est tant mieux. Vive la fin de la frontière1 !

2De ce point de vue, mon livre est donc irrémédiablement anti‑moderne. Ce serait aussi dans doute l’avis de David Shields, aux États‑Unis, auteur de Reality Hunger (2010, traduit en français sous le titre Besoin de réel, en 2016). Ce livre, qui est, contrairement au mien, vraiment un manifeste, proclame et réclame la disparition totale de toute distinction entre fait et fiction, au motif (principalement) qu’aujourd’hui les formes de « non fiction » prolifèrent. Dans son cas, comme dans celui de Frédéric Martel, il est un peu étonnant de tirer à boulets rouges sur la fiction, et d’invoquer avec tant d’insistance et de naturel la « non‑fiction », tout en affirmant que la distinction entre ces deux termes est dénuée de toute pertinence.

La bataille du sous‑titre

3À vrai dire, l’équipe éditoriale du Seuil avait anticipé ce genre de réaction. Avant la publication, le sous‑titre proposé par moi, « Pour une frontière », avait soulevé de vives réticences de la part du comité de lecture. Selon ces professionnels, il aurait fallu quelque chose de plus ludique, de moins offensif. On m’a fait remarquer que mon livre était beaucoup plus nuancé que ce que le sous‑titre laissait entendre, ce qui est vrai. Mais les nuances font des titres trop longs. J’ai dû me montrer entêtée, et recevoir l’appui du directeur de la collection « Poétique », Gérard Genette — qu’il en soit à nouveau remercié —, pour conserver ces trois petits mots : « Pour une frontière », en acceptant qu’ils figurent en caractères beaucoup plus petits que le titre sur la page de couverture. Je me disais que l’accent légèrement polémique du sous‑titre ferait peut‑être ouvrir le livre ; j’acceptais à l’avance le risque de recevoir une volée de bois vert de la part de gens comme Frédéric Martel. Cependant, à cette réaction près, j’ai d’abord été plutôt surprise du peu d’opposition que l’ouvrage a rencontré, alors que je supputais que l’opinion « intégrationniste », pour parler comme Thomas Pavel (Univers de la fiction, 1988), ferait plutôt consensus contre lui. L’organisation par Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, dans le cadre de la Nuit Blanche, le 7 octobre 2017, d’un événement intitulé « Le procès de la fiction », m’a depuis révélé que les opposants à la position différentialiste étaient en effet plus nombreux.

Frontière mal‑aimée & stratégie d’ouverture

4Cette réception sous le signe de la controverse tient en partie à la notion de frontière. Défendre des frontières, aussi abstraites et métaphoriques que celle entre fait et fiction, n’a rien de sympathique. Un petit air de réaction y est irrémédiablement accolé — ce qui n’a pas échappé à Frédéric Martel. À la fin des années 1980, dans un livre qui a été à l’origine de l’essor des études sur la fiction, et auquel le mien doit beaucoup, Univers de la fiction, Thomas Pavel opposait les « ségrégationnistes » qui estiment que la frontière entre fait et fiction est intangible, et les « intégrationnistes », qui considèrent au contraire qu’elle est poreuse. Le vocabulaire employé était révélateur d’une préférence théorique aux allures morales et politiques. Dans les années 1980‑1990, être « moderne », c’était pourfendre les binarismes. Même si je pense profitable de dépolitiser les catégories et les concepts, j’étais bien consciente, en écrivant ce livre, d’un contexte qui aurait pu me faire passer pour une garde‑frontière revêche et nostalgique de je ne sais quelle pureté ontologique. Je me suis donc empressée, dès l’introduction, d’afficher un esprit de conciliation théorique, en définissant ma position comme celle d’un « différentialisme modéré ». Cela me paraissait amplement justifié par la définition, défendue dans ce livre, de la fiction comme constitutivement hybride, hétérogène — c’est‑à‑dire incluant des éléments référentiels, ou encore accueillant des entités d’espèces et de statuts ontologiques tout à fait différents —, refuge du pluralisme ontologique : celui‑là, même, qui selon Philippe Descola, a déserté la représentation du monde moderne occidental. J’ai aussi insisté sur le fait que mon livre menait une enquête sur le désir de passer cette frontière, que j’explique par la séduction des personnages de fiction et l’empathie qu’ils suscitent. On voit bien que ma stratégie était de rendre la frontière aimable, en l’associant au désir de la traverser pour frayer avec des êtres imaginaires. Le dernier chapitre du livre est consacré à la compréhension de cet élan transgressif et à ses aboutissements fictionnels, les métalepses, dans les textes littéraires, au cinéma, dans les bandes dessinées — comme dans cette planche de Bécassine aux bain de mer (1912), où l’auteur s’est représenté en train de donner son stylo à l’héroïne éponyme.

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5Dans mon livre, les mots « hybride », « hybridité », « hybridation » ne figurent pas moins de 67 fois, les mots « hétérogène » ou « hétérogénéité » 41 fois, celui de « pluralisme » 6 fois. Les maintes fois où j’ai présenté ce livre, je me suis rendu compte que ces mots avaient la faveur du public. Leur répétition, qui m’étonne moi‑même, témoigne certainement d’une volonté, plus ou moins consciente, de compenser la raideur de la position de garde‑frontière et de m’adresser à un public contemporain. C’est dans le même esprit que j’ai fait le choix d’une ouverture spatiale et temporelle importante, en particulier à l’égard de la Chine et du Japon, et que j’ai fait appel à l’interdisciplinarité : les sciences cognitives, la philosophie, l’anthropologie et le droit ont contribué à ma réflexion, ce qui a rendu nécessaire des collaborations avec des spécialistes de ces disciplines. J’ai aussi pris acte, bannissant toute nostalgie, de l’effritement du canon littéraire, de la pluralité des pratiques culturelles concernant la fiction, dont la littérature n’a certainement plus l’hégémonie. Pour ce livre, je me suis plongée dans la théorie et la pratique des univers virtuels et des jeux vidéo : cela impliquait de visiter les laboratoires français les plus performants en matière de réalité virtuelle — en particulier le laboratoire INRIA, à Rennes — ainsi que d’avoir des avatars dans tous les mondes en ligne possibles. J’ai cité des bandes dessinées et des séries télévisées. Cela n’a pas été en vain. Lorsque Les Inrockuptibles (13‑19 avril 2016) ont consacré un article à mon livre à sa sortie, l’illustration qui a été choisie représentait Larry David, le réalisateur et acteur de la série Curb your enthousiasm : celui‑ci n’avait pourtant eu droit, dans Fait et fiction, qu’à une petite page, alors que Jean‑Pierre Camus, l’évêque et romancier du xviie siècle, avait fait l’objet de toute une sous‑partie — qu’il partage, il est vrai avec The Matrix —, mais n’a attiré l’attention de personne. Une autre revue, La règle du jeu (15 Avril 2016)a choisi pour parler de mon livre une photo d’Édouard Louis, dont je ne parle pas du tout, parce que l’auteure de l’article, Alexandra Profizzi, nous associe dans un sujet sur les procès faits à des romanciers. Mon livre est aussi cité dans un article destiné à un assez large public dans le magazine Cerveau Psycho (mai 2017), consacré à la post‑vérité — dont je ne dis pourtant pas un mot.

Post‑post‑modernisme

6L’ouverture maximale que j’ai pratiquée et qu’enregistre cette réception, mes entrées multiples dans des genres, des cultures, des siècles et des disciplines différentes, étaient aussi exigées par mon objet. La pensée de la fiction ne peut être restreinte au domaine de la littérature. Je n’ai fait qu’élargir la brèche ouverte il y a presque vingt ans par Jean‑Marie Schaeffer, dont l’ouvrage, en 1999, Pourquoi la fiction ?, avait surpris, choqué, enchanté, en mentionnant d’entrée de jeu le personnage de Lara Croft — qui, il est vrai, avait aussi fait la couverture, cette année‑là, de Vanity Fair. Cette entrée d’un personnage de jeu vidéo dans un ouvrage de théorie littéraire était néanmoins, à tout le moins en France, une première. Le recours aux sciences cognitives pour décrire l’immersion fictionnelle était aussi inédit. C’est enfin encore Jean‑Marie Schaeffer qui a initié une réflexion comparative sur la fiction avec le Japon et la Chine, en faisant appel à Yasusuké Oura et Sebastian Veg. Il a ainsi créé, dans une perspective comparative, un réseau de spécialistes de la fiction qui est toujours actif2.

7Mon livre se situe dans la continuité de ce travail novateur. Mon positionnement théorique, même s’il s’en distingue par certains aspects, coïncide avec celui qui a accompagné l’essor des travaux sur la fiction depuis le début des années 1990, avec Thomas Pavel, Jean‑Marie Schaeffer, Umberto Eco, Dorrit Cohn, Lubomir Dolezel, Marie‑Laure Ryan, Kendall Walton. Cette mouvance s’est très vite explicitement distinguée du structuralisme et du formalisme de la période antérieure. En effet, s’intéresser à la fictionnalité est difficilement compatible avec la focalisation sur le texte considéré comme un ensemble de signes clos. La fiction n’est pas une propriété réservée au texte seul ; se pencher sur elle implique que l’on réfléchisse à ses rapports avec le monde. La logique analytique, la théorie des mondes possibles dont la plupart des théoriciens de la fiction ont été plus ou moins proches, ont contribué à la réhabilitation de la problématique de la référence. Aussi, c’est non seulement le structuralisme qui a été mis à distance, mais aussi la pensée post‑structurale et post‑moderniste, ainsi que celle que l’on désigne aux États‑Unis sous le terme de French theory. La critique que je fais, dans Fait et fiction, du Barthes du « Discours du l’histoire », de Baudrillard, d’Hayden White, ou plus largement de toutes les formes de panfictionnalisme, qui à mes yeux détruisent l’idée même de fiction, s’inscrivent dans cette optique que je qualifierai de « post‑post‑moderne ».

8Mais, sans trop jouer sur les mots, est‑on « moderne » quand on est « post‑post‑moderne » ? Je suis bien consciente du fait que définir la modernité, ou l’air du temps, est toujours un coup de force. Dire ce qui fait le présent est s’employer à déterminer son futur. Ce geste, qui classe et qui déclasse, relève toujours d’une tentative d’exercer le pouvoir. Mon propre geste, qui consiste à valoriser la philosophie d’Hilary Putnam et de David Lewis, ou, en France, de Jacques Bouveresse et de Pascal Engel, contre d’autres, est évidemment partisan. Je sais qu’en d’autres lieux, d’autres héritages constituent l’actualité et la modernité : mes adversaires, dans le « Procès sur la fiction » qui a eu lieu pendant la Nuit Blanche, pensent que c’est celui de Nietzsche. S’il est vrai, comme l’affirment Tony Beecher et Paul Trowler (2011), que les tribus académiques, dans le champ des sciences humaines, vivent chacune dans leurs villages retranchés sans communiquer les unes avec les autres, il y actuellement beaucoup de définitions différentes de la modernité.

9Aussi, loin de prétendre que les théoriciens de la fiction exerceraient une quelconque position hégémonique, je signalerai seulement, de par le monde, quelques projets et réalisations qui concernent le rapport entre fait et fiction. Je n’ai jamais été l’initiatrice de ces manifestations, même si j’ai été associée à elles. On constate ainsi qu’un certain nombre de tribus académiques, sans communiquer entre elles, se sont posé les mêmes questions, à peu près au même moment.

10Au Japon, au centre de recherches sur les Humanités de l’université de Kyoto, une équipe de recherche s’est réunie, initialement sous l’impulsion de Jean‑Marie Schaeffer et de Yasusuké Oura, pour publier un ouvrage comparatif sur les conceptions de la fiction en Occident, en Chine et au Japon (2010). Yasusuké Oura et son équipe ont ensuite publié un ouvrage en japonais sur les théories de la fiction au Japon (2012). La traduction de cet ouvrage en français est en cours.

11En Hongrie, à l’université de Pécz, s’est tenu un colloque sur la différence entre fait et fiction (2015). Il a été publié en 2016 dans la revue Neohelicon (n° 44, « Factum contra Fictionem »). Il faut signaler qu’il s’agissait de la rencontre annuelle du comité de théorie littéraire de l’AILC (Association internationale de Littérature comparée), qui choisit de traiter chaque année la question qui lui semble le plus d’actualité.

12En Allemagne, à l’université de Freiburg, le GRK (Graduirtkolleg) « Faktuales und fiktionales Erzählen » (2012‑2010), sous la direction de Monika Fludernik, a organisé plusieurs séminaires et colloques sur cette question. Un ouvrage sur « Fait et fiction », sous la direction de Johannes Franzen, est en cours de publication. Un Handbook on Factuality sous la direction de Marie‑Laure Ryan et Monika Fludernik est en préparation.

13À l’université de Chicago, un programme « Fact and Fiction », sous la direction d’Alison James, hébergé et financé par le Neubauer Collegium, a eu lieu en 2016‑2017, et a donné lieu à un séminaire et un colloque. Il pourrait être reconduit en 2018‑2019.

Nuage et tempêtes

14Il y a donc bien, depuis dix ans, un nuage d’initiatives allant dans la même direction. Ce nuage a cependant pris récemment une direction particulière. L’article de Cerveau Psycho (mai 2017) que j’ai cité précédemment en est un symptôme. Mon livre y est associé par Sebastian Dieguez à la notion de post‑vérité et aux fake news ; il est cité en conclusion dans la catégorie des remèdes, ce qui est lui faire beaucoup d’honneur. La question qui se pose, en effet, est de savoir dans quelle mesure la mise en cause de la frontière entre fait et fiction est, en quoi que ce soit, responsable du déferlement de la propagande mensongère. La réception de mon livre a été télescopée par l’élection de Donald Trump aux États-Unis — jusqu’en France, comme l’indique la communication autour du « Procès de la fiction » de la Nuit Blanche3. L’article proposé par moi (ainsi qu’Alexandre Gefen et Alison James) au journal Libération à propos de cet événement, intitulé « Nous défendons les faits, nous défendons la fiction » est finalement paru avec le sous-titre, apparemment jugé beaucoup plus accrocheur : « Contre le règne des fake news »4. La problématique de la différence entre fait et fiction est désormais systématiquement rapportée aux « faits alternatifs », concept mis en orbite, comme on sait, par la porte‑parole de la maison blanche, Kellyanne Conway. La parade consistant en la vérification des faits, couramment désignée par le terme anglais de fact‑checking, en français comme l’activité des « décodeurs », marquent notre environnement médiatique. On dirait même qu’il s’agit d’une obsession nouvelle dans le monde journalistique, qui semble sonner le glas de tout scepticisme constructiviste ou panfictionnaliste sur la nature de la réalité.

15Dirai‑je alors que l’actualité donne raison aux thèses défendues dans mon livre ? J’avoue éprouver une certaine satisfaction face à cet apparent consensus très oublieux des aphorismes nietzschéens. La vertueuse obligation de rechercher une forme d’objectivité ne semble plus relever de la plus ridicule des naïvetés. Cependant, je renâcle à rendre les théories des années 1970, même si je les conteste, responsables de l’invention de la propagande. Le vocabulaire de Mrs Conway est peut‑être nouveau — il semble d’ailleurs vaguement inspiré de l’imaginaire des mondes possibles et de l’histoire contre‑factuelle —, les moyens de diffusion du mensonge se sont certainement démultipliés, mais le phénomène en lui‑même n’a rien d’inédit. Il faut avoir oublié les tragédies du siècle précédent pour s’étonner que les peuples soient crédules. D’autre part, lorsqu’il est fait aimablement appel à moi pour rétablir (discursivement) la frontière entre fait et fiction, alors que l’on parle de mensonges purs et simples, je ne partage pas la définition très large et très négative du mot « fiction » qui est sous‑entendue.

16Le chapitre des « fake news » est cependant le premier qui ait été abordé lors du « Procès de la fiction » qui s’est tenu dans la salle du conseil de l’Hôtel de ville de Paris pendant la Nuit Blanche, le 7 octobre 2017. Ce projet, imaginé et monté par les organisateurs d’événements culturels Aliocha Imhoff et Kantuta Kiròs (créateurs de la plateforme « Le peuple‑qui‑manque »), est né de la lecture de mon livre et a certainement été inspiré par le désir de le contester. Il s’agissait en effet de faire s’affronter deux groupes, l’un mené par moi (épaulée par deux théoriciens de la fiction, Alexandre Gefen et Alison James), défendant la nécessité d’une distinction entre fait et fiction, l’autre niant celle‑ci (ce groupe était dirigé par Dorian Astor, philosophe nietzschéen, assisté par le philosophe et essayiste Laurent de Sutter et par Fabien Danesi, spécialiste de Baudrillard). Ce procès fictif, qui a donné à la réception de mon livre une tournure franchement agonistique, a suscité un intérêt assez large. Mille deux cents personnes ont assisté à l’événement, dans son ensemble ou en partie ; le soir même, deux mille cinq cents personnes l’ont suivi en ligne5. Le débat contradictoire s’est articulé autour de cinq questions, que la fiction de procès exigeait de présenter sous la forme d’une accusation, portée par les défenseurs de l’idée d’une frontière entre fait et fiction (Alexandre Gefen, Alison James et moi‑même). Outre l’éloquence respective des parties — réunissant chacune une dizaine d’essayistes, d’historiens, de théoriciens de la littérature, d’écrivains, de philosophes, d’avocats, de spécialistes des médias et des sciences cognitives6 — le jugement a sans doute sanctionné l’actualité des arguments, et leur façon de s’inscrire, ou non, dans l’air du temps. Le verdict final, rendu par une cour constituée de membres du public, par les organisateurs de l’événement et deux journalistes jouant le rôle de juges (Caroline Broué et Mathieu Potte-Bonneville), peut être interprété comme un révélateur de l’opinion à l’égard de cette question.

17Les juges et les jurés ont donné raison au parti que je défendais, sur les deux premiers chefs d’accusation, et en partie sur le cinquième. Ils ont estimé que la disparition de la distinction entre fait et fiction favorisait la propagation des fake news, et ils ont montré qu’ils s’en inquiétaient. Il est probable que l’effroi causé par les conditions de l’élection de Donald Trump, ainsi que l’assimilation tenace de la fiction au mensonge expliquent ce résultat.

18Le second chef d’accusation, à mes yeux le plus important, consistait dans la dénonciation des risques que la disparition de cette frontière fait courir à la mémoire et à la transmission de l’histoire : cet argument a également été validé par le jury.

19En revanche, celui‑ci n’a pas considéré que la disparition de la frontière pouvait amoindrir le plaisir que l’on prend aux fictions, ni que la fiction était fragilisée par les procès qui sanctionnent les auteurs et les éditeurs d’autofictions. Néanmoins, l’idée que la disparition de la frontière engendrait une confusion épistémologique et cognitive a été en partie admise par la cour, qui, sur ce point, a donné raison aux deux parties.

20Certes, ce résultat était propre à ne vexer personne. Mais il révèle surtout, d’une part, la hantise du mensonge et de la désinformation, ainsi que le refus salutaire d’une ère un peu trop vite baptisée comme celle de la post‑vérité ; d’autre part, de façon profondément intéressante, que des décennies de docu‑fictions, d’hybridations théorisées entre l’histoire et le roman n’ont pas convaincu de l’innocuité ni de la légitimité de ces pratiques. Ce résultat est d’autant plus remarquable que les historiens invités par les deux parties (Romain Bertrand et Quentin Deluermoz) s’accordaient pour considérer que les faits historiques étaient essentiellement constitués de discours. En outre, le plaisir que provoquent les œuvres hybrides est sans doute aujourd’hui suffisamment fort et partagé pour que la démonstration de la nécessité d’une frontière pour pouvoir jouir de la tentation de la transgresser n’ait pas convaincu. C’est proclamer les droits et la liberté de la fiction, y compris contre le droit ; c’est aussi témoigner que l’hybridité littéraire (celle des auto‑fictions par exemple), pourvu qu’elle ne touche pas à l’histoire, est admise, voire célébrée. Le doute final, concernant la confusion épistémologique et cognitive, montre enfin que les arguments de la philosophie analytique (énoncés dans le procès par Claudine Tiercelin) ont été entendus, mais que l’héritage de Nietzsche et de ce que l’on appelle la French theory n’est pas encore dissipé.

La morale & l’oubli

21Mon livre est‑il alors vraiment en phase avec son temps ?

22Avant d’organiser le « Procès de la fiction », Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros avaient organisé à Genève, avec des étudiants7, un procès du livre de Yannick Haenel, Jan Karski (2011). On sait que ce livre avait déclenché à sa sortie une polémique, parce que sous la forme d’un discours à la première personne, fictionnel, étaient prêtées au héros de la résistance polonaise des considérations politiques violemment anti‑américaines qui n’avaient certainement pas été les siennes. Dans Fait et fiction, cet ouvrage était brièvement donné comme un exemple d’abus de la fiction. Or, dans le procès fictif organisé par Aliocha Imhoff en 2011, après des heures de débat, à charge et à défense, aucun étudiant n’a trouvé à redire au livre de Haenel. Les étudiants ont réaffirmé les droits imprescriptibles de la fiction ; ils ont même, pour certains d’entre eux, avoué être reconnaissants à Yannick Haenel de leur avoir appris l’existence de Jan Karski, parce qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. On a vu que dans le procès de la fiction en 2017, le jury s’est montré plus inquiet à l’égard des déformations de l’histoire par la fiction. Mais qu’en aurait‑il été s’il avait été constitué de jeunes gens ?

23À Chicago, entre mars et juin 2017, et dans le cadre du projet conduit par Alison James, j’ai tenu un séminaire intitulé « Fait, fiction, mystification ». J’ai peiné à obtenir de mes étudiants la moindre condamnation morale à l’égard des mystifications, même à l’égard des fausses mémoires de prétendues victimes de la Shoah, comme celles de Benjamin Wilkomirski, alias Bruno Dösseker. Les étudiants n’étaient pas étrangers à toute perspective morale, tant s’en faut. Mais ils s’intéressaient surtout aux effets de la fiction, dans une optique dominée par les théories de la réception. Si les fausses mémoires avaient été accueillies par le public abusé comme des œuvres réparatrices, voire curatives, cela leur semblait justifier suffisamment le mensonge. La problématique de la vérité référentielle, du devoir moral consistant à ne pas falsifier la mémoire et la parole de personnes ayant réellement existé, comme Jan Karski, les touchait peu.

24Cet écart entre ma sensibilité et celle de ces étudiants m’incite à me demander jusqu’à quel point les thèses soutenues dans ce livre sont dans l’air du temps.

25Il n’est pas non plus impossible que l’éloignement du souvenir de la Seconde Guerre mondiale et de l’extermination des Juifs, qui a été une pierre de touche de la distinction entre fait et fiction, atténue pour les générations à venir l’injonction morale attachée à la défense de cette frontière.

Après la frontière

26En ce qui concerne les travaux qui se situent dans le prolongement de ce livre, je dirai quelques mots de deux d’entre eux.

27Après avoir écrit un livre inspiré par l’amour de la fiction, je m’intéresse désormais à la factualité. Intriguée par le livre de David Shields, Reality Hunger, et souhaitant peut‑être y répondre, je souhaite m’interroger, dans un livre de moindre ampleur que le précédent, sur le plaisir que procure le contact — promis, supposé, simulé — avec le réel. J’aimerais comparer, dans le temps, plusieurs époques marquées par cet appétit de réalité. Je suis persuadée que la fin du xviie siècle est une de ces périodes, que j’aimerais comparer sous cet aspect avec la nôtre. Ces périodes me semblent aussi particulièrement propices aux mystifications, qui témoignent de la puissance de l’attrait du fait (prétendument) vrai ; celui‑ci est si puissant qu’il induit le désir d’être trompé. Je mobiliserai à nouveau les sciences cognitives pour tenter d’éclairer cette question.

28Le second prolongement de mon livre consiste à comparer, de façon inédite, la réalité et la fiction : au moyen d’une étude démographique des personnages, que je mène en collaboration avec une anthropologue de l’université de Boston, Meredith Reiches. Fondée sur un corpus important de romans français et anglais de la première moitié du XIXe siècle, qui nous fournissent à peu près dix mille personnages, notre étude statistique porte sur la répartition en terme de genre, de classe et de mobilité sociales ; sont aussi calculés le taux de mortalité et de natalité des personnages. Ces données sont comparées à celles que fournissent les recensements effectués sur les populations réelles de France et d’Angleterre, en 1841 et en 1851. Ce travail, en voie d’achèvement, fait appel aux humanités numériques.

29Ce projet un peu fou se situe dans le sillage de mon précédent livre, dans la mesure où il s’agit d’inventer un instrument de mesure, qui vaudra ce qu’il vaudra, mais qui dira quelque chose de l’écart entre les romans — en particulier ceux qui sont dit « réalistes » — et la réalité. De plus, l’approche démographique des personnages fait le pari de considérer les personnages comme une population de personnes, ce qui était déjà une des problématiques de Fait et fiction, pour une frontière : un livre moderne, post‑post‑moderne, anti‑moderne, un livre sur l’amour pour la fiction qui repose beaucoup sur l’amour pour les personnages.