Rimbaud poéticien ou la force des formules
1La parution de ce volume fait suite au colloque qui s’est tenu à l’université Ca’ Foscari de Venise en novembre 2013. Quinze contributions sont rassemblées par Olivier Bivort, qui signe la brillante introduction. Leur ambition est à la fois audacieuse et singulièrement pertinente : il s’agit d’interroger, pour la première fois de façon spécifique, la manière dont l’œuvre poétique de Rimbaud développe un propos réflexif, voire métadiscursif, sur la poésie, aussi bien en tant que tradition par rapport à laquelle elle prend position qu’en tant que genre dont elle explore ou élargit les possibles. Par cette approche originale de Rimbaud, les contributions éclairent de manière nouvelle « les rapports chez lui du langage et de l’ambition poétique » (Yves Bonnefoy), mais ouvrent également de belles perspectives sur l’histoire littéraire de son temps comme sur la réception de son œuvre.
Rimbaud & les autres
2Le volume recèle d’abord de belles contributions vouées à inscrire la poétique rimbaldienne dans le contexte littéraire de son temps. Ainsi l’article initial de Dominique Combe propose‑t‑il, en partant du constat que dans la seconde moitié du siècle la distinction entre rhétorique et poétique s’efface, de lire les lettres programmatiques de Rimbaud à la fois à la lumière du « modèle de l’éloquence apprise au collège » (p. 16) et sur « l’horizon » du discours théorique que constituent les préfaces et les « textes à forte portée critique ou réflexive » (p. 19) qui se sont multipliés depuis Vigny et Gautier jusqu’à Verlaine et Mallarmé. Rimbaud en retient notamment « le style prescriptif ou normatif hérité des arts poétiques classiques depuis Horace » (p. 19). Mais la poétique de Rimbaud doit également être confrontée aux productions poétiques mêmes de son époque, ce que permettent deux autres contributions qui s’interrogent à nouveaux frais sur la relation du poète de Charleville au Parnasse et particulièrement à Albert Mérat. Yann Mortelette montre ainsi les divers traitements que Rimbaud, dans son œuvre en mouvement, réserve à la poésie parnassienne, « du plagiat à l’imitation, puis de la transposition constructive à une parodie ludique, chargée d’exprimer des divergences esthétiques » (p. 71). Rimbaud refuse en particulier « l’apollinisme parnassien » (p. 68) tel qu’il est formulé par exemple par Léon Dierx en 1865. Quant à A. Mérat, Yves Reboul examine les raisons qui ont pu amener Rimbaud, qui l’a pourtant parodié dans l’Album zutique, à le qualifier de « voyant » dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, ce qui n’a pas laissé de surprendre les critiques. Y. Reboul dévoile avec méthode les deux aspects qui, par‑delà une esthétique proche de celle de Heredia, peuvent avoir arrêté l’attention de Rimbaud : d’une part, dans Les Chimères de 1866, l’affirmation d’un « matérialisme de l’avenir » (p. 77) qui s’accorde avec les prophéties rimbaldiennes de 1871 ; d’autre part, dans L’Idole de 1869, le dévoilement de « la présence – et la puissance – du sexe » (p. 83).
Pour une lecture « dans tous les sens » du corpus métapoétique
3Mais, outre qu’il permet de comprendre que l’œuvre de Rimbaud ne saurait être lue sans prendre en compte les relations, souvent complexes, qu’elle entretient avec les arts poétiques de son temps et avec l’esthétique parnassienne, le volume affronte avec courage l’épineuse question de savoir si cette œuvre comprend véritablement un discours réflexif, constitué et cohérent, qui puisse être délimité et considéré comme tel.
4Or cette question, qui parcourt en fait tout l’ouvrage, est immédiatement traitée, d’abord, par l’introduction d’O. Bivort, qui distingue d’emblée deux « ensembles métapoétiques » (les lettres à Izambard et à Demeny de mai 1871 et « Alchimie du Verbe ») dont il rappelle d’ailleurs à juste titre la découverte progressive au cours du premier tiers du xxe siècle. Il insiste sur l’hétérogénéité de ce corpus, tant au niveau du statut et de la typologie des textes qu’au niveau de leur destination. Mais ce qui frappe, c’est évidemment que, malgré le caractère « fragmentaire et problématique » (p. 10) de ce corpus, les formules par lesquelles Rimbaud a énoncé sa réflexion poétique ont acquis « une autorité critique qui les a élevées au rang d’instruments herméneutiques » (p. 11). On aura intérêt à relier cette présentation à la manière dont D. Combe, dans sa contribution déjà citée, envisage le style sentencieux, voire oraculaire, des phrases de Rimbaud, comme la source de leur succès dans la vulgate critique moderne mais aussi, paradoxalement, de l’image durable d’un écrivain « a‑théorique, pour ne pas dire anti‑théorique » (p. 25). En outre, à l’autre bout du livre, la contribution finale d’Adrien Cavallaro, conclut cette réflexion par un repérage et une analyse des réinvestissements des formules rimbaldiennes les plus célèbres (de « Je est un autre » à « l’amour est à réinventer ») dans le discours critique et théorique du xxe siècle, aussi bien chez Jacques Rivière ou chez les poètes du Grand Jeu que dans le « petit temple bretonien » (p. 224) où elles prennent une double valeur « talismanique » et « prescriptive » (p. 225). On retiendra en particulier de cette riche étude les deux aspects, largement développés, qui selon l’auteur peuvent expliquer la fortune des formules métapoétiques de Rimbaud : leur « puissance d’isolement » qui en nourrit l’inépuisable polysémie, et à laquelle répond leur « faculté combinatoire » (p. 195), qui en permet les réagencements multiples.
5D’autres contributions, plus resserrées autour de certains textes de Rimbaud, viennent enrichir l’analyse et l’interprétation des énoncés métadiscursifs du « voyant ». Elles portent tantôt sur des énoncés très restreints, tantôt sur des textes plus amples, mais toujours avec autant d’acuité. Henri Scepi dégage ainsi par exemple les enjeux esthétiques et politiques de l’idée de « poésie objective », formulée dans la lettre du 13 mai 1871 à Izambard, et met au jour la manière dont celle‑ci s’inscrit dans une « délyricisation du dire » (p. 40), qui
laisse émerger l’impersonnel comme ce qui dans le poème parle et nous parle non plus comme le fait d’une expérience circonstancielle mais comme le fruit d’une expérience à la fois située et élargie, historique et politique, et résolument poétique, c’est‑à‑dire vouée à un en‑dehors du temps. (p. 45)
6Mais plus nombreuses sont les contributions qui s’arrêtent sur Une saison en enfer, et bien entendu tout particulièrement sur « Alchimie du Verbe ». Parmi les diverses analyses qui portent sur ce texte, on retiendra notamment l’étude de Yoshikazu Nakaji sur le rapport entre geste autocritique et mise en fiction, qui fait dialoguer certaines propositions de Steve Murphy et de Michel Murat pour montrer que « la poétique du voyant » est représentée « comme une expérience qui s’achève, avec une modulation dramatique », inscrivant les vers orientés par l’idée de folie dans un « geste conjuratoire » (p. 99) qui n’équivaut pas pour autant à un reniement. Cette approche est discutée par M. Murat lui‑même – auteur, par ailleurs, d’un article sur l’ironie rimbaldienne (p. 105‑117) – dans une « Note après‑coup » (p. 100‑103) qui permet de poursuivre la réflexion. Seth Whidden s’attache à la notion de sacré dans « Alchimie du Verbe », et Aurélia Cervoni part du même texte pour aborder la notion de sophisme, dont elle montre l’enracinement romantique (chez Musset, Nerval et Hugo) et qu’elle relie à une poétique de l’hallucination, que la contribution de Jean‑Luc Steinmetz développe. J.‑L. Steinmetz distingue les pratiques rimbaldiennes de l’hallucination « simple » et de l’hallucination « prolongée par les mots » (p. 153) de l’hallucination « pure » ; il opère aussi de suggestifs rapprochements avec Gautier et surtout Baudelaire, rappelant en particulier que les « sophismes magiques » que Rimbaud relie à « l’hallucination des mots » dans la Saison empruntent aux « sophismes du haschich » des Paradis artificiels. Des perspectives fécondes sont ainsi ouvertes, nous semble‑t‑il, par la manière dont les analyses se répondent.
À l’écoute des Illuminations
7On soulignera enfin l’intérêt que présente le volume pour la lecture des Illuminations, qui n’entrent certes pas dans les textes où le métadiscours est prégnant voire explicite, mais qui, parce que, comme le rappelle O. Bivort, « Rimbaud n’use pas de termes techniques pour qualifier sa poésie » (p. 11), peuvent sembler participer à l’affirmation d’un art poétique, ainsi que le propose Maria Emmanuela Raffi. Les Illuminations seraient‑elles de bruissantes vignettes où peut s’entendre l’appel d’une poésie nouvelle plutôt que la mise à l’épreuve de la voyance ? Dans sa lecture de « Départ », M. E. Raffi interprète en effet le glissement de « vision » à « affection » et de « rumeurs » à « bruit » comme le signe d’une plus grande « implication […] du corps » et comme une « ouverture du sens à travers la polysémie » (p. 187), qui serait plus large, des termes apparaissant en seconde place ; c’est « l’avenir de la poésie » (p. 188) qui se dessinerait alors sous l’allure très affirmative du « Départ ». Cette approche de la teneur conceptuelle des notions d’ « affection » et de « bruit » entre en dialogue avec l’étude précédente d’Andrea Schellino sur « Bruit et harmonie dans les Illuminations » (p. 169‑178), qui analyse comment « l’harmonie postulée dévoile l’inharmonie existante » (p. 177), amenant à conclure que le silence est le moyen trouvé par Rimbaud pour faire résonner cette tension. La microlecture qu’André Guyaux élabore à partir de l’énigmatique pronom « le » dans « Enfance II » introduit enfin une réflexion juste sur les « avatars du moi » (p. 167) et sur le travail d’émergence de l’autre dans le « je ». Les trois études cherchent donc dans les glissements et les ruptures opérés par l’écriture des Illuminations des aperçus sur la poétique rimbaldienne. C’est à notre avis une nouvelle preuve que l’intérêt majeur de ce volume réside dans l’invitation à une relecture du corpus rimbaldien, ressaisi sous un regard qui, pour s’intéresser à la poétique de Rimbaud, n’en profite jamais pour perdre de vue les textes eux‑mêmes.
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8Ce volume d’actes ouvre de nouvelles perspectives sur une œuvre pourtant déjà arpentée en tous sens ; ce n’est pas là une maigre réussite que de parvenir à éclairer d’un jour assez neuf un territoire scrupuleusement parcouru depuis plus d’un siècle. On pourra toujours regretter quelques éléments qui auraient pu participer du projet axé sur la description d’une poétique rimbaldienne, comme la distance prise avec la mimesis et la représentation, qui n’est pas traitée de front, ou encore le rapport du poète à ses contre‑modèles et aux auteurs qu’il élit comme repoussoirs, parmi les romantiques, notamment. Depuis sa parution ont déjà été publiés, cependant, quelques travaux qui permettent de prolonger la réflexion sur la notion de « voyance », tel le numéro de la revue Francofonia dirigé par Yann Frémy qui relit les lettres de 1871, approfondit, parfois sous les mêmes signatures (S. Whidden, H. Scepi), les analyses sur le contenu conceptuel et la dimension programmatique de la « voyance », et surtout vient combler en partie les lacunes que nous venons de mentionner, en abordant la question de la relation au réel dans les Illuminations (Hisachi Mizuno), ou la condamnation de Musset (Sylvain Ledda). La poétique de Rimbaud est donc désormais pleinement l’objet d’une exploration que l’ouvrage dirigé par O. Bivort a lancée, et qui est vouée à se poursuivre.