Dépasser la polémique de part & d’autre de la Manche : pour une dialectique des rapports entre les théâtres français & anglais à l’époque moderne
1C’est à une question bien connue mais dont les enjeux, les tenants et les aboutissants sont encore loin d’être éclaircis que s’attellent les contributeurs du recueil d’articles dirigé par Bénédicte Louvat‑Molozay et par Florence March : celle des interactions entre la France et la Grande‑Bretagne dans le domaine du théâtre du xvie au xviiie siècle1. Question bien connue en effet2, et depuis longtemps, puisqu’elle a été abordée dans de multiples travaux dès le début du siècle dernier3, développée ensuite de façon relativement disparate4, pour mieux ressurgir dans toute sa force depuis le tournant des années 20005.
2C’est donc dans une dynamique de recherche particulièrement actuelle que s’inscrit le recueil qui nous intéresse ici, à la suite du colloque dont il est, en partie, tiré6. Son l’originalité et son intérêt tiennent à plusieurs faits : tout d’abord, il réunit des études diverses qui permettent d’envisager les relations des théâtres français et anglais de façon globale. La plupart des ouvrages consacrés à la question soit se sont concentrés sur une figure précise — et particulièrement sur Shakespeare —, soit requièrent réexamen étant donnée leur date de publication : le recueil dirigé par B. Louvat‑Molozay et Fl. March permet donc une mise en perspective riche, circonstanciée et renouvelée du sujet qu’il aborde. Mais surtout, il envisage ce dernier de façon dialectique et non pas seulement sous l’angle de la simple polémique. Sur ce point, il ne faut pas se laisser tromper par les premières pages du recueil, qui résument brillamment les enjeux de la querelle par un dialogue parodique opposant un Anglais et un Français vantant les mérites de leur propre théâtre7 : les articles du recueil infirment fermement le différend irréconciliable que le dialogue présente au lecteur. B. Louvat‑Molozay et Fl. March le précisent d’ailleurs bientôt :
Il convient […] de nuancer la posture polémique des Anglais et des Français en matière de théorie et de pratique du théâtre. La circulation des personnes et des textes, les échanges d’idées et de bonnes pratiques, les processus d’influence et l’émulation qui en découle naturellement, dessinent des carrefours et des points de convergence qui ne menacent pas de gommer les différences et les spécificités nationales. (p. 15)
3Enfin, ce recueil a le mérite de s’atteler à une question dont le traitement est extrêmement délicat : rappelons en effet qu’avant le xviiie siècle, le théâtre anglais est largement ignoré en France — paradoxalement, puisque la Cour d’Angleterre y a été exilée dans les années 16508. Étudier les rapports qu’entretiennent la France et l’Angleterre dans le domaine théâtral tient donc de la gageure ; mais surtout, cela permet d’aller au‑delà de la simple comparaison des œuvres pour mettre au jour des réseaux d’échanges insoupçonnés d’une part, et des dynamiques culturelles profondes à l’échelle européenne d’autre part, ce qui permet d’éclairer au mieux la fonction de laboratoire que tiennent les théâtres anglais et français à l’époque moderne.
4Le recueil s’organise en deux parties, l’une intitulée « Théories et pratiques du spectacle et de sa réception », l’autre « Carrefours franco‑anglais ». La première envisage les textes qui portent sur le théâtre — « arts poétiques, traités théoriques, paratextes, textes polémiques, essais critiques » (p. 16) —, la deuxième est composée d’études de cas.
Relations franco‑anglaises : histoire parallèle ou dialectique ?
5La première partie s’ouvre sur une contribution d’Alban Déléris9 qui envisage de façon conjointe l’Apology for poetry de Philip Sidney (1595) et l’Art poétique de Pierre de Laudun d’Aigaliers (1597). La chose ne va pas de soi puisque ces derniers n’ont jamais entendu parler l’un de l’autre. Le rapprochement n’est pourtant ni abusif ni gratuit : A. Déléris montre qu’ils ont un projet de semblable nature puisque leurs discours sur le théâtre sont englobés dans le cadre plus large d’un art poétique, qu’ils manifestent tous deux la distance qui peut séparer la théorie de la pratique, qu’ils adoptent une démarche sinon polémique, du moins nettement argumentative, et qu’ils posent déjà la question de la querelle de la moralité du théâtre. Leur mise en parallèle met donc en évidence l’émergence du théâtre comme forme esthétique autonome à l’échelle européenne, émergence qui prépare les querelles qu’il va déchaîner au siècle suivant. En cela, cette étude nous semble constituer une entrée en matière extrêmement prégnante, en particulier si on la met en regard avec les articles de Clotilde Thouret, de François Lecercle et de Jeffrey Hopes10. L’auteur ne met pas pour autant les œuvres de Laudun d’Aigaliers et de Philip Sidney sur le même plan : de deux projets similaires, il étudie les applications singulières. Alors que Laudun d’Aigaliers cherche à fonder l’originalité de l’auteur en tant que théoricien et praticien de la poésie, Sidney fait œuvre de polémiste. L’un défend un théâtre spectaculaire qui ne dédaigne pas de recourir à la grossièreté ; l’autre, en vertu d’une conception profondément morale du théâtre, va jusqu’à le condamner avec sévérité — en particulier quand il s’agit de la tragi‑comédie.
6L’article de Véronique Lochert montre toute l’ambiguïté des relations franco‑anglaises dans le domaine du théâtre11 : dans les années 1660, les Anglais — et particulièrement Thomas Rymer et John Dryden — développent une théorie dramatique qui leur est propre à partir de la production française, à laquelle ils empruntent de nombreux principes. Ainsi n’envisagent‑ils pas cette dernière comme un repoussoir, selon une logique de pur affrontement, et lui rendent‑ils au contraire un véritable hommage. Celui‑ci n’en est pas moins paradoxal, puisqu’en dernière instance, ils cherchent à affirmer la supériorité de leur propre théâtre. Ainsi l’auto‑promotion nationale que Rymer et Dryden mettent en place manifeste‑t‑elle non pas une opposition aveugle au théâtre français de l’époque, mais plutôt un sentiment d’émulation éclairée et féconde. C’est pourquoi ils peuvent, de façon surprenante, préférer Corneille à Shakespeare en toute sincérité — et surtout en toute honnêteté intellectuelle.
7L’étude que fait Anne Teulade de la présence de Corneille dans l’œuvre de Dryden12 approfondit et illustre celle de V. Lochert de façon fort heureuse. Elle y montre toute l’ambiguïté des rapports qu’entretient Dryden avec l’œuvre du dramaturge français dans son traité intitulé Of Dramatick Poesie, dont Corneille constitue la pierre angulaire. Quoique Dryden s’enthousiasme devant la vertu des héros cornéliens et devant le sentiment d’admiration qu’ils suscitent, il n’en passe pas moins sous silence ce qu’il doit au Français quand il cherche à mettre en valeur l’originalité de sa démarche. Aussi le prolongement de la démarche cornélienne que constituent ses heroic dramas est‑il également ambigu : si ces pièces s’inspirent directement des tragédies de Corneille, elles n’en adaptent pas moins leur modèle par la mise en œuvre d’une forme hybride. Elles témoignent donc tout autant de l’intérêt sincère que Dryden porte à Corneille que de sa volonté de rénover le théâtre anglais. L’article d’A. Teulade montre donc de façon particulièrement vive le caractère dialectique, et non simplement conflictuel, des relations qu’entretiennent les théâtres français et anglais au xviie siècle.
8La contribution suivante13 a l’intérêt de montrer que la réception du théâtre français par l’Angleterre n’est pas univoque. Charles Whitworth s’y penche sur la fortune diverse que connaît Boileau auprès de ses contemporains d’outre‑Manche. Chez Dryden, elle donne lieu à une reprise très fidèle, pour ce qui est du fond, de l’Art poétique. Cependant le poète anglais ne se contente pas de traduire l’œuvre de Boileau : il l’adapte véritablement, puisqu’il remplace chaque nom français par un nom anglais — ce qui suppose à la fois une véritable reconnaissance de sa source française, mais aussi une volonté de la mettre à distance pour mieux affermir le théâtre national14. L’étude de deux réponses parodiques à l’Ode de la prise de Namur (1693) met en perspective la démarche de Dryden : celle que compose Pierre‑Antoine Motteux est une critique maîtrisée et élégante du chauvinisme de Boileau ; la seconde, écrite par Matthew Prior, le raille vigoureusement voire lourdement. Ces deux exemples montrent que le caractère dialectique des rapports entre théâtre anglais et théâtre français dépend avant tout de la mise à l’écart de toute considération politique. Aussi l’excursion que l’auteur fait hors du domaine théâtral — quoique problématique au premier abord, puisque non reliée au thème du recueil — nous semble‑t‑elle, en fin de compte, pleinement justifiée.
9L’article de C. Thouret15 pose, à l’origine, le même problème que celui d’A. Déléris, puisqu’elle y confronte deux œuvres dont les auteurs — Ben Jonson et Pierre Corneille — n’ont aucune connaissance l’un de l’autre. L’auteur ne manque donc pas de mettre en lumière plusieurs points de convergence entre les deux dramaturges avant d’étudier leurs positions dans le cadre de la querelle de l’utilité du théâtre. Pour sa part, Jonson revendique l’utilité morale et politique du théâtre et fait du poète le censeur des mœurs de son temps. Cela lui permet d’affirmer sa propre autorité de poète dans une démarche de provocation du spectateur et de mettre en place une sorte de tribunal dans son théâtre. À l’inverse, Corneille développe une relation de confiance avec son public, fondée sur la conviction que ce dernier est capable de tirer les conclusions qui s’imposent d’une situation donnée. L’article de C. Thouret a donc l’intérêt de faire un constat paradoxal : alors même qu’une querelle similaire secoue la France et l’Angleterre du xviie siècle, les deux pays la pensent de façon rigoureusement distincte et lui apportent des solutions qui leur sont toutes spécifiques. Alors que la querelle de l’utilité du théâtre aurait pu déboucher sur un point de contact, elle exhibe, au contraire, un hiatus entre les deux pays concernés.
10On comprend d’autant mieux pourquoi François Lecercle défend la nécessité d’une histoire parallèle et non dialectique des polémiques théâtrales dans la contribution qui suit16. En Angleterre, l’obscénité est tout autant un moyen d’attirer le public qu’une arme contre les censeurs. Après la Restauration, c’est-à-dire après une période de fermeture des théâtres par les puritains, elle sert une stratégie de revanche menée par les auteurs. Aussi n’est‑il pas question d’interdire les spectacles en Angleterre. À l’inverse, le débat français s’inscrit dans le cadre d’une « attaque défensive » (p. 107) dont Molière est le principal acteur et où les dévots cherchent à éradiquer totalement le théâtre. Les travaux de C. Thouret et de F. Lecercle montrent donc que les rapports entre les théâtres français et anglais du xviie siècle sont complexes en raison de la sélectivité de leurs points de contact.
11L’étude que Jeffrey Hopes fait de la défense du théâtre anglais contre les attaques de Jeremy Collier et des Sociétés pour la réforme des mœurs17 illustre si bien cette sélectivité qu’il n’y est pas question du théâtre français : en cela, elle ne nous semble pas correspondre strictement au projet du recueil. Elle apporte néanmoins un éclairage précieux sur le versant anglais du débat en question et sur la diversité des arguments qui y furent mis en œuvre au tournant des xviie et xviiie siècles. J. Hopes y développe l’argumentation de Collier, puis celle que lui ont opposée plusieurs dramaturges : John Dennis, John Dryden, John Vanbrugh et William Congreve. Suit l’analyse de deux textes qui prolongent ce débat en 1702, qui achève de prouver que la controverse dont il est question est fondée sur deux conceptions opposées de la mimésis aristotélicienne, l’enjeu du débat étant le soutien du théâtre par la monarchie anglaise.
12La contribution de Laurence Marie‑Sacks18 porte sur la concrétisation de la mise en parallèle du théâtre et de la peinture dans la France du xviiie siècle. L’auteur y montre que la découverte de la figure shakespearienne a contribué à la mise en place du tableau scénique : les Français de l’époque considèrent Shakespeare comme un dramaturge qui privilégie l’effet sur le public, qui cherche avant tout à plaire au peuple, qui vise l’efficacité en termes dramaturgiques, qui se distancie des règles et qui imite directement la nature sans se référer à des modèles. C’est cette conception du dramaturge élisabéthain qui inspire notamment Diderot : en cherchant à transposer la nature sur la scène et en présentant des personnages considérés comme des êtres vivants, l’inventeur du drame présente des « tableaux » au public français, c’est‑à‑dire un théâtre fortement inspiré par la peinture. L.‑M. Sacks montre ainsi que les relations les plus fécondes entre les théâtres français et anglais sont parfois celles qui s’inscrivent dans la durée.
13L’article de Pierre Degott et de B. Louvat‑Molozay19, qui conclut la première partie du recueil, montre au contraire à quel point l’Angleterre et la France ont pu être animées d’une même dynamique synchronique dans le surgissement de la forme opératique. L’exil de Saint‑Évremond en Angleterre, suite à la chute de Fouquet, lui donne l’occasion de confronter références françaises et références anglaises et lui permet de développer une appréhension complexe de l’opéra, qu’il critique en l’opposant à un théâtre à insertions musicales. Mais ses écrits dépassent largement ses simples convictions personnelles, puisqu’elles contribuent à la création anglaise des semi‑operas, dont on ne pourra jamais savoir, en dernière analyse, s’ils étaient véritablement l’actualisation de l’opéra qu’il souhaitait.
Adaptations & influences
14C’est par une étude comparée de la réception du Pastor fido de Guarini en France et en Angleterre qu’A. Déléris ouvre la deuxième partie du recueil20. On sait que les points de contact sont rares entre la France et l’Angleterre au tournant des xvie et xviie siècles : étudier la réception d’une même source étrangère au sein de deux pays différents a donc un intérêt tout particulier, celui d’éclairer des points de convergence entre les deux pays sans prêter au reproche de l’artificialité et de la gratuité méthodologique. Ainsi A. Déléris dégage‑t‑il un même processus de transmission et d’adaptation du texte guarinien aux patrimoines nationaux français et anglais. Cette identité de processus n’exclut pas la singularité des deux démarches : il n’en est que plus spectaculaire que l’Angleterre et la France imitent moins le Pastor fido lui‑même que le texte théorique de Guarini, le Compendio. Aussi est‑ce moins la fidélité ou l’infidélité des Anglais et des Français à Guarini qui importe que le point de contact avéré que celui‑ci met en place, paradoxalement, à leur insu.
15La contribution de Line Cottegnies21 offre un point de contraste extrêmement original à celle d’A. Déléris : loin de montrer comment la France et l’Angleterre du tournant des xvie et xviie siècles se rejoignent sans y penser, elle présente le cas singulier d’un contact direct et assumé en étudiant la traduction que Mary Sidney Herbert fait de l’Antonius de Garnier (1572). D’une part, le fait que la comtesse de Pembroke mette en regard ce texte avec l’Excellent discours de la vie et de la mort de Philippe de Mornay atteste sa pleine compréhension des enjeux religieux et philosophiques de la tragédie de Garnier. D’autre part, en renouant avec la source antique par‑delà la référence sénéquéenne et par le biais du théâtre français, Mary Sidney Herbert présente une véritable alternative à la revenge tragedy alors à la mode en Angleterre22. Le fait, enfin, que plusieurs auteurs se soient illustrés dans cette veine à sa suite — et ce non pas seulement dans le domaine de la traduction — est significatif : cela montre que la France a véritablement été l’inspiratrice première d’une tendance véritablement anglaise.
16C’est l’acclimatation d’une autre source française en Angleterre qu’étudie ensuite Athéna Efstathiou‑Lavabre23, celle du Cid de Corneille par Joseph Rutter. De façon significative, on retrouve ici un procédé dont il a déjà été question dans l’article d’A. Teulade : la reprise notoire d’un auteur français dont on ne cite pas le nom pour mieux valoriser le théâtre anglais. Car Joseph Rutter a beau présenter une traduction du Cid, le texte cornélien n’en fait pas moins l’objet d’une véritable réappropriation : l’auteur anglais y fait des coupes ainsi que des ajouts notoires, transforme souvent les indications scéniques en didascalies internes, fait disparaître le personnage de l’Infante et n’utilise pas de stances. Le moins qu’on puisse dire est donc que J. Rutter ne recherche pas la fidélité vis‑à‑vis de sa source : toujours est‑il qu’il ne se réclame pas pour autant d’une « attitude créatrice24 », ce qui montre toute l’ambiguïté des rapports franco‑anglais dans le domaine du théâtre.
17Il est particulièrement éclairant de mettre en regard l’étude d’Athéna Efstathiou‑Lavabre avec la deuxième contribution de Jeffrey Hopes25, qui se penche ici non pas sur une traduction d’une œuvre dramatique française, mais sur l’adaptation qu’Ambrose Philips fait de l’Andromaque de Racine, The Distrest Mother. L’admiration que le dramaturge anglais éprouve pour Racine lui inspire une pièce très fidèle à sa source ; il en infléchit cependant la portée en mettant l’accent sur le statut de mère, et non de veuve, d’Andromaque. Le cadre domestique prend alors le pas sur celui de la dynastie, ce qui confère à la pièce un sentimentalisme domestique qui a suscité la raillerie de certains contemporains. Nous dirions donc que l’objet d’étude de J. Hopes s’inscrit dans la continuité de celui d’A. Efstathiou‑Lavabre non seulement parce qu’il se fonde sur une connaissance et sur une reprise approfondies d’une source française, mais aussi et surtout parce qu’il passe à l’étape qui suit la traduction : celle de la création.
18L’étude que Yan Brailowsky fait du motif de la gynécocratie dans les théâtres français et anglais de l’époque moderne26 dégage une réalité importante de leurs rapports : le traitement simultané et pourtant contrasté d’un même sujet. Cette diversité tient au fait que sont mises en scène des figures qui suscitent nécessairement des réactions distinctes selon qu’elles sont traitées de l’un ou de l’autre côté de la Manche : Marie Stuart et Catherine de Médicis. Alors qu’Antoine de Montchrestien présente la première comme une martyre sacrifiée par de mauvais conseillers dans son Escossoise, John Pickeryng justifie en sous‑main la déposition d’une reine perfide et par là indigne du trône dans son Horestes. Dans The Massacre at Paris, Christopher Marlowe dépeint Catherine de Médicis comme l’infâme instigatrice de la Saint‑Barthélemy et comme l’adjuvante de la figure diabolique qu’est le duc de Guise ; Pierre Matthieu, lui, se montre plus nuancé dans sa Guisiade en mettant en scène une Catherine de Médicis conjurant son fils de pardonner aux Ligueurs. Y. Brailowsky montre donc bien toute l’ambiguïté à laquelle peut prêter le caractère conjoncturel des théâtres français et anglais des xvie et xviie siècles : parce que les sujets traités intéressent aussi bien l’un comme l’autre côté de la Manche, ils se rejoignent dans le traitement de mêmes figures. Mais c’est également parce que ces pièces sont des œuvres de circonstance, donc dépendantes du public devant lequel elles sont jouées, qu’elles mettent en place des images concurrentes dans le cadre de vifs débats qui dépassent largement les enjeux officiels.
19Les deux mises en scène de l’Arcadie de Philip Sidney qu’étudie Richard Hillman27 offrent une mise en perspective intéressante de l’article de Y. Brailowsky. En effet, le cadre pastoral de La Cour bergère de Jean Mareschal (1640) et de A Pastorall Called the Arcadia de James Shirley (1640) laisse supposer que l’on s’éloigne des enjeux politiques que suppose la mise en scène de Marie Stuart et de Marie de Médicis. Cependant, Richard Hillman montre que, sous La Cour bergère, point une critique de la soif de pouvoir de cette dernière, et que Shirley pourrait avoir « répondu » à Mareschal en mettant en scène la menace d’un chaos apocalyptique dans sa propre adaptation du texte de Sidney. Ainsi la double réappropriation de l’Arcadie qui l’occupe nuance‑t‑elle de façon significative l’ignorance dans laquelle la France se trouvait de la culture anglaise au tournant des xvie et xviie siècles, et laisse‑t‑elle ouverte la possibilité d’un véritable dialogue entre les deux parties.
20Magali Soulatges adopte ensuite un angle de vue particulièrement édifiant28 : son étude des Mémoires de Trévoux permet une prise de recul, donc une appréhension véritablement globale des rapports entre théâtre français et théâtre anglais au xviiie siècle. Certes, le Journal de Trévoux n’accorde qu’une attention limitée et lacunaire à la production dramatique anglaise : M. Soulatges montre bien, cependant, qu’il ne faut pas le vouer à une nécessaire incompréhension de celle‑ci. Quoique ces Mémoires l’envisagent sous l’angle privilégié des goûts nationaux et témoigne, à ce titre, de la difficile réception d’un théâtre de la terreur, de l’excès et de l’obscénité en France, ils mettent également en place les conditions d’un rapprochement dans le cadre duquel un censeur comme Jeremy Collier fait figure d’allié dans la querelle de la moralité du théâtre. Ainsi les Mémoires de Trévoux défendent‑ils la vocation universelle et la supériorité du « goût français » tout en s’ouvrant à l’autre, avec une curiosité que seul pouvait permettre un penchant fondamental pour la vulgarisation pédagogique — penchant typiquement jésuite.
21Le recueil se conclut sur l’étude du piratage anglais dont Le Mariage de Figaro a fait l’objet en 178429. Ignacio Ramos Gay y met en valeur toute l’ironie du succès de la pièce de Beaumarchais : en effet, c’est parce qu’elle fait scandale qu’elle attire l’attention de Thomas Holcroft. Conscient de l’intérêt que le public londonien porte alors aux troubles français, il prend la pièce en notes, l’adapte et la fait représenter quelques semaines après sa création en France. Paradoxalement, ce n’est pas une version fidèle à Beaumarchais qu’il présente au public anglais : non seulement les accents révolutionnaires de la pièce originale ne pointent pas dans sa version, mais il la remanie en profondeur pour en effacer tout élément potentiellement dérangeant pour son public, au point d’en faire un simple « vaudeville à tiroirs » (p. 277). Ainsi l’adaptation du Mariage de Figaro par Holcroft témoigne‑t‑elle, de façon intéressante, non pas du caractère conflictuel des relations qu’ont pu entretenir les théâtres français et anglais au xviiie siècle, mais de la facilité avec laquelle certains ont pu tirer profit du désert juridique de l’époque en matière de propriété intellectuelle : Holcroft ne cherchait en rien à établir la supériorité du théâtre anglais sur le théâtre français, mais à profiter d’un effet d’aubaine lui permettant de remplir le théâtre de Covent Garden. L’article d’I. Ramos Gay nous semble donc constituer un point d’aboutissement très significatif du recueil, car il achève de démontrer la nécessité de dépasser la simple idée du clivage quand on envisage de façon conjointe les scènes françaises et anglaises.
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22Le parcours que nous fait suivre l’ouvrage dirigé par Bénédicte Louvat‑Molozay et par Florence March est à l’image du sujet qu’il traite : varié et complexe. Aussi est‑il stimulant à double titre : tout d’abord, par son contenu qui est d’une extrême richesse ; ensuite, parce qu’il ouvre de nombreux questionnements et débats. Certes, on peut regretter que son projet n’ait éveillé, entre autres, aucune inspiration concernant la présence de la cour d’Angleterre en France, de l’exécution de Charles ier Stuart à la Restauration. Cet état de fait doit surtout être mis au compte de l’ambition du sujet envisagé ; par ailleurs, on ne saurait exiger du recueil qui nous occupe d’être exhaustif. À notre sens, il s’agit surtout, à présent, d’espérer qu’il constitue l’étape préliminaire fondamentale d’une future monographie de grande ampleur sur le sujet.