Choisir le chapitre
Un nouveau chapitre des études chapitrales
1Choisir le chapitre comme objet d’étude reste une démarche rare. La bibliographie est encore réduite et consiste essentiellement en l’ouvrage fondateur d’Ugo Dionne (souvent cité et par ailleurs contributeur au présent volume) : La Voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque (Seuil, coll. « Poétique », 2008), gros travail de poétique historique et de typologie concentré sur le roman d’Ancien Régime1. À signaler tout de même également un collectif paru en 2011 sous la direction de S. Triaire et de P. Victorin : Deviser, diviser : pratiques du découpage et poétiques du chapitre de l’Antiquité à nos jours (Montpellier, PULM, « Collection des Littératures », série Le Centaure).
2Ce nouveau volume sur le sujet correspond aux actes d’un colloque organisé à Paris en 2013. L’édition est belle, malgré quelques coquilles, avec un index (mais pas de bibliographie) et des illustrations (même parfois largement décoratives). Surtout, de précieuses introductions et conclusions intermédiaires font avancer la réflexion par d’éclairantes synthèses, des réponses et des relances, ainsi que de nouvelles références. Dirigé par trois jeunes chercheurs qui firent leur doctorat ensemble à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, l’ouvrage examine la question du chapitre à partir du xixe siècle, c’est‑à‑dire au moment où le chapitre s’impose avec une sorte d’évidence propre à en faire oublier les tenants et aboutissants. Il montre au contraire que le chapitre, son adoption, son découpage, son style et son usage ne cessent d’être un choix. L’introduction générale annonce l’examen des fonctions du chapitre, entre rythmique et herméneutique, à travers une démarche de poétique historique attentive aux questions d’évolution mais aussi de genre et de média, de création et de réception. Le parcours est bien sûr organisé en chapitres, consacrés à la génétique, au feuilleton, à l’intermédialité, à l’histoire et à la phénoménologie de la lecture.
Épisode & chapitre
3Revenons d’abord, pour bien délimiter le sujet, sur la distinction entre épisode et chapitre. Françoise Revaz l’étudie dans un intéressant corpus de périodiques franco-belges des années 1940-1950 conservés à la bibliothèque municipale de Lausanne, et dans lesquels on trouve des planches d’histoires dessinées à suivre de façon hebdomadaire, parfois écrites au fur et à mesure de leur parution. L’épisode, comme le chapitre, se caractérise à la fois par la suspension et la clôture. Pour cultiver le suspense sans perdre le lecteur, il doit construire une unité au-delà des fragments, vers l’amont (récurrence d’un logo, résumé au passé composé) et l’aval (à travers des effets de suspension dans la dernière case), alors même que le titrage ou la numérotation des épisodes, et la construction de micro-intrigues qui forment un tout, tendent à la fragmentation.
4Raphaël Baroni et Anaïs Goudmand examinent quant à eux la conversion des épisodes feuilletonesques en chapitres de roman, et montrent que la coïncidence entre les deux charnières est loin d’être la règle. Comme le rappellent les coordinateurs de l’ouvrage, le chapitre est certes parfois anticipé, comme chez Sue (sans toutefois que l’édition en volume ne respecte forcément le découpage prévu), mais aussi laissé au soin du directeur de revue (pour Zola), ou finalement gommé (par Balzac). En outre, la disparition inévitable, lors d’une réédition en volume, de la discontinuité temporelle initiale des épisodes, oblige à reconduire l’attente – si tel était le ressort principal de l’œuvre – dans le chapitrage. Le rappel de cette donnée concrète suffirait à comprendre que le ressort principal dont use Sue « n’est pas le cliffhanger – ce serait plutôt le procédé plus polyvalent du retardement » (p. 153) par ruptures de la linéarité, possible sans perdre le lecteur d’une livraison quotidienne à l’autre.
Le roman feuilleton : une référence à ne pas caricaturer
5Cette remise en cause de l’importance de la suspension chez Sue et dans le roman feuilleton en général est également le propos d’U. Dionne, qui contredit ainsi non seulement les parodies mais aussi le discours critique du xixe siècle pour montrer que la stratégie de Sue vise la curiosité plus que le suspense, en focalisant le récit sur le parti adverse alors qu’on entre dans un moment de grande intensité.
6Décidément loin de tout systématisme, Sue procède différemment dans la somme des Mystères du peuple, qui réalisent la gageure de raconter l’histoire de France entièrement sous forme romanesque, à travers des générations de prolétaires, depuis leurs origines gauloises. Comme l’explique Thomas Conrad, l’organisation doit se faire par strates, avec assez de liens entre elles pour ménager une bonne cohésion. L’attention du lecteur ne faiblit pas mais « est moins dirigée vers l’unité suivante que vers l’unité supérieure » (p. 235), ce qui permet de dessiner un progrès historique, credo essentiel du romantisme. La composition latérale (avec intrigues parallèles et retour de personnages), plus caractéristique des Mystères de Paris, tend du reste à réapparaître quand le temps de la fiction rejoint celui de l’époque moderne, ce permet de suggérer un progrès des formes, en même temps que d’opérer une sorte de synthèse romantique des genres.
Le chapitre comme choix esthétique au regard d’une tradition
7R. Baroni et A. Goudmand considèrent avec U. Dionne que c’est au xixe siècle, « notamment sous l’effet de l’esthétique du feuilleton », et une fois le dispositif du chapitre installé, que « la littérature exploiter[a] de manière réfléchie et systématique les potentialités narratives de la fragmentation romanesque » (p. 121), n’en faisant pas une simple pause pratique (rythmique et respiratoire) mais aussi un lieu de choix esthétique, d’affirmation d’un style. Ce choix d’un style de chapitre se fait en fonction de modèles et de repoussoirs, parmi lesquels le feuilleton constitue une référence majeure. Lui-même peut d’ailleurs être replacé en regard des fictions d’Ancien Régime – souvent issues du roman chevaleresque –, qu’il continue et précise, ainsi que le montre U. Dionne en proposant un intéressant parallèle entre Les Mystères de Paris et La Vie de Marianne.
8Mais se placer dans cette continuité ne va pas sans poser problème. Philippe Hamon souligne notamment l’incompatibilité de l’esthétique réaliste avec le chapitrage en tant qu’agencement arbitraire ; tension conduisant à la suppression ou à la naturalisation du chapitre (en le faisant coïncider avec une coupure naturelle de l’univers retranscrit). Étudiant la « génétique et poétique du chapitre chez Zola », Olivier Lumbroso rappelle également l’« héritage du réalisme d’un Champfleury autour de la mise en ordre de la nature dans l’œuvre » (p. 33) ainsi que les approches normatives exigeant une ordonnance classique à la française, sur le modèle théâtral, en même temps que l’influence des genres populaires, en particulier du roman feuilleton. La pratique chapitrale de Zola, qui couvre « tout le circuit génétique et pré-éditorial » (p. 39) aboutit à une impressionnante variété (« le chapitre-écho, le chapitre-symétrie, le chapitre-contre coup, le chapitre-reflet, le chapitre central, le chapitre-dérivatif », p. 38), au sein d’un roman comme d’une œuvre à l’autre, selon « un processus artistique dynamique [plus] qu’applicationniste », « parfois en réponse aux coulées du roman bourgeois, parfois en écho aux grands romans hugoliens », ou en riposte défensive à la décadence (p. 47).
9Isabelle Daunais montre une autre pratique chez Flaubert, chez qui le chapitre n’est pas une unité de planification (faisant l’objet de plans détaillés), mais de mise en forme ultérieure, selon l’effet de scansion recherché, lui aussi différent car le « chapitre flaubertien ne rehausse pas la matière racontée en unités fortes, comme c’est le cas […] chez Zola » : dans Madame Bovary, les grandes scènes sont « soit disséminées sur plus d’un chapitre, soit accolées, au sein d’un même chapitre, à d’autres événements qui les relativisent » (p. 287), tandis que les chapitres de L’Éducation sentimentale ne font que renforcer la déception de recommencements en fait stériles.
10On ne s’étonnera pas d’un fonctionnement comparable dans Les Choses de Georges Perec, où le chapitre apparaît comme « une pause ménagée dans une existence sans surprise » (p. 74), n’apportant qu’une illusion d’aventure. L’article de Marie Bonnot montre néanmoins, chez Perec, un affranchissement progressif du continu et du successif, dont l’ensemble du volume tend à faire, in fine, une tendance historique majeure. Si Les Choses s’écoulent comme un fleuve, W ou le souvenir d’enfance est construit comme une tresse où, d’un côté, « l’alternance des chapitres vient nourrir la tension narrative, encourager le lecteur, raviver son désir de lire ; de l’autre, elle met en avant la discontinuité et le caractère fragmentaire de cette autobiographie parcellaire » (p. 78). Dans La Vie mode d’emploi, enfin, le chapitre devient « monadique » : il n’est plus « un segment, dont chacune de ses extrémités le relierait à ceux qui l’encadrent » (p. 79), mais une cellule en partie autonome, juxtaposée à d’autres éléments disjoints. De façon particulièrement intéressante, M. Bonnot envisage les « outils de réagencement du matériel romanesque » proposés en fin de volume (plan, index, repères, rappel…) comme pouvant chacun faire « écho à un modèle de composition appartenant à l’histoire littéraire du roman » (p. 82) : roman à tiroirs, roman asmodéen, roman encyclopédique, roman état-civil, roman linéaire ; façon de « revivifier une multiplicité de traditions en les réconciliant » (p. 85), bien loin de leur tourner le dos.
11Hélène Baty-Delalande replace elle aussi les romans politiques français des années trente dont elle analyse le traitement de l’Histoire (Guilloux, Le Sang noir ; Aragon, Les Cloches de Bâle ; Malraux, L’Espoir ; Nizan, Le Cheval de Troie ; Martin du Gard, L’Eté 1914)dans l’« héritage d’une esthétique réaliste traditionnelle » et sous l’« influence d’une esthétique de la juxtaposition qui doit beaucoup à la presse » (p. 245) pour leur façon d’isoler des tranches de vie, selon une « logique de la déliaison [qui] suggère le caractère irréductible de l’événement à l’ordre narratif » (p. 248) grâce aux brisures d’un chapitrage par lequel l’événement « fait effraction, au lieu de se fondre dans la progression d’une intrigue » (p. 247).
Reconfigurations des chapitres aux limites du roman
12L’« hypothèse d’une progression historique vers la fragmentation » (p. 88), émise par les coordinateurs du volume, se vérifie à l’extrême dans la trilogie de Beckett (Molloy, Malone meurt, L’Innommable)analysée par Véronique Samson. Dans Molloy, « le dispositif chapitral installe une symétrie que l’on découvre imparfaite et trompeuse, soulignant en fin de compte la résistance de ces deux chapitres ou de ces deux histoires au "liant" romanesque » (p. 321). Dans Malone meurt, leschapitres disparaissent. D’abord, le narrateur s’efforce tout de même de séparer les contenus de son discours mais un brouillage s’installe ; les blancs ne marquent finalement plus que des pauses dans un flux de parole. « Dans L’Innommable, toute forme de coupure finit par s’effacer : ce sont d’abord les paragraphes qui s’agglutinent, puis les phrases qui se rallongent sans cesse » (p. 323). La narration se délite comme les identités et les corps ; les fins se multiplient comme autant de morts successives ; sans articulations, le texte est en fait comme démembré.
13Alors que le Nouveau Roman cherche d’« autres formes de scansion [pour] rythmer une prose qui se défie des fausses continuités » (p. 303), Robert Pinget, dont Nathalie Piégay analyse les romans, abandonne également les chapitres et multiplie les expérimentations, tout en faisant de la coupure un thème central. Il renoue avec le « modèle baroque d’une écriture qui procède par thèmes et variations » (p. 309), privilégie les strophes, les paragraphes numérotés et, pour finir, l’unité même de la phrase si bien que, concluent les coordinateurs du volume, « l’écriture de la prose bascule vers le genre poétique » (p. 328). Ainsi, ajoutent-ils, « que les chapitres soient maintenus ou supprimés, la mise à distance du chapitre à partir des années 1950 dénonce une forme, le récit romanesque en prose, à laquelle il n’est plus possible de faire confiance » (p. 329).
14En effet, à l’inverse, Claire Colin met en lumière des romans plus récents (L’Invention du monde d’Olivier Rolin, 1993 ; Microfictions de Régis Jauffret, 2007 ; A visit from the Goon Squad de Jennifer Egan, 2011) dans lesquels la multiplication des chapitres témoigne d’une ambition qui fait finalement ressortir les limites du romancier. Romans « de l’excès », « de la totalité », dont l’appartenance même au genre romanesque finit par poser problème tant les histoires indépendantes, avec de nouveaux personnages et de nouveaux narrateurs, foisonnent et s’accumulent, sans progression ni hiérarchie, au fil de chapitres dont l’ordre, comme chez Perec, peut être reconfiguré par le lecteur.
15Dans un article extrêmement riche, Marik Froidefond montre, à travers le cas de la suite instrumentale (terme utilisé pour désigner aussi bien des œuvres conçues par rapport à un modèle littéraire d’organisation chapitrée que refusant tout assujettissement à un prétexte narratif), comment les « fortes résistances dont le modèle littéraire classique a fait l’objet » (p. 177) trouvent des échos dans le domaine musical, en particulier au xxe siècle, où Stravinsky ou Satie refusent le prétexte narratif et recherchent une esthétique séquentielle, paratactique, à l’opposé « du modèle traditionnel de la linéarité narrative » (p. 182). Inversement, « les écrivains qui autorisent le lecteur à lire dans le désordre […] ont réinventé pour la littérature des démarches d’écriture et de réception des œuvres qui étaient déjà pratiquées en musique à l’époque baroque » (p. 173) où, du livre chapitré, c’est plus un ordonnancement qui était alors retenu qu’une dimension narrative. Paradoxe reconduit au xixe siècle, amateur de pots-pourris : ainsi, « en même temps qu’il accentue la dimension scindée, chapitrée, de ses suites de concert, Bizet s’éloigne du modèle littéraire de la narration et du drame » (p. 179).
Le chapitre comme opérateur de roman
16Si la disparition du chapitre, en littérature, marque un refus du roman, son usage, à l’inverse, fait signe vers le roman, dont les choix chapitraux déterminent en partie l’esthétique, on l’a vu, mais aussi le sous-genre, comme le montrent deux articles. D’abord, une étude par Pierluigi Pellini de la genèse de Mastro – Don Gesualdo de Giovanni Verga (1889), montrant, au terme d’un long processus de création et en particulier à travers les « changements, superficiels en apparence, du découpage du texte » (p. 69) un renversement radical, du Bildungsroman du parvenu, au récit fragmentaire d’une existence morcelée, faisant alterner scènes et ellipses de façon aussi abrupte que moderne. L’étude de Corinne François-Denève sur un corpus de romans de l’actrice montre, de façon symétrique, un changement de paradigme – non seulement esthétique mais « éthico-artistique » (p. 199) – quand des romans chapitrés de façon lâche, proches du roman picaresque ou de mœurs, cèdent la place au « chapitrage "méritocratique" » (p. 198) d’une vie d’artiste quasi exemplaire, comme dans un roman d’apprentissage.
17Mais le chapitre peut apparaître comme un marqueur de roman en dehors même du genre : « comme le signe d’une temporalité essentiellement romanesque » (p. 335), en ce qu’il « permet de créer une durée intermédiaire entre le présent et le continu » (p. 282), mais aussi parce que le « récit chapitré revendique son statut fictionnel » (p. 102). Le chapitre peut alors renvoyer au roman pour en recevoir « un rôle légitimant » ou pour se démarquer d’un « repoussoir » (p. 220), d’où sa « résistance plutôt surprenante » au fil du temps et des révolutions artistiques. Comme le montre M. Froidefond dans son étude musicale, le chapitre est le lieu d’un rapport ambivalent au modèle littéraire, convoité ou refusé.
18C’est en effet un refus, ou du moins un questionnement de la capacité de représentation du roman, assorti d’une préférence pour un autre medium – celui de la bande dessinée – qui s’exprime, d’après Henri Garric (dans un article qu’il aurait été utile d’illustrer de quelques planches), dans Hulk Gray de Loeb et Sale (2003-2005) et La Tour de Peeters et Schuiten (1987). Les deux œuvres « utilisent le chapitre comme un matériau explicitement littéraire […] pour mettre en avant les pouvoirs propres à la bande dessinée » (p. 169), également confrontée au modèle pictural. Comme le résument les coordinateurs du volume, les têtes de chapitres, soulignées par un travail pictural, ouvrent une réflexion sur le medium et le sujet :
Comment représenter un monument en ruine [la tour], un être monstrueux à l’identité schizée [Hulk] ? Ni énonciation pure, ni monstration pure ne fournissent d’outils aussi adéquats que le jeu intermédial propre à la bande dessinée. Le chapitre est ici la trace d’un medium en regard duquel la bande dessinée se pose comme art également légitime. (p. 220)
19En revanche, dans Le Dernier Royaume de Pascal Quignard, analysé par Aude Leblond, c’est bien comme « marqueur de roman » (p. 210) que le chapitre est utilisé en regard – et quasi en contrepoint – du fragment : « un chapitre appelle un autre chapitre », il « pousse à construire une cohérence » (p. 209) ; les blancs « ramènent le lecteur au paradigme cynégétique de la lecture […] traquant la cohésion au-delà des divisions, pour […] se déployer en parcours » (p. 210). En outre, « poétiques parfois, toujours intrigants, les titres de chapitres sont peut-être l’endroit où peut se réfugier une curiosité de lecteur déçue par l’absence de tension narrative de l’ensemble » (p. 208). Il ne semble ainsi pas même nécessaire d’aller jusqu’ à affirmer que « la mise en réseau des chapitres construit un univers de lecture reconnaissable – et [que c’est peut-être] là pour le lecteur une définition suffisante du roman » (p. 213) pour conclure que « la correction du fragment par le chapitre permet de convoquer l’élan reconstructeur du lecteur » (p. 218).
20Le chapitre pourrait-il jouer comme un marqueur de romanesque dans les romans non romanesques ? Il semble bien que ce soit le cas quand on se rappelle comment il suggère une illusion d’aventure, chez Flaubert puis Perec, ou comment il est refusé par le Nouveau Roman.
À la croisée des chapitres
21Si intéressante qu’elle soit, l’association du chapitre au romanesque – la conception du chapitre comme marqueur romanesque, au-delà du lien structurel entre un genre et une caractéristique formelle largement répandue et persistante – ne doit pas faire oublier le rôle de fragmentation, de déconstruction et de brouillage de la narration que peut aussi jouer le chapitre. Ainsi, dans W ou le souvenir d’enfance, la scansion des chapitres alternés « a pour effetde retarder et de dramatiser l’accès au sens global mais aussi de le complexifier » (p. 77). De même, dans les romans à portée historique, le chapitrage ne contribue pas toujours tant à « rendre l’Histoire plus lisible qu[’à] en montrer les heurts et les fractures » (p. 225). Les tentatives de roman de la totalité examinées par Cl. Colin ont également montré un effet de juxtaposition et d’accumulation plutôt que de progression.
22C’est pourquoi, au-delà de tous les aspects du chapitre envisagés (ou signalés comme à envisager) dans le volume – point de vue de l’auteur, de l’éditeur, du lecteur ; place du roman dans le processus créateur, comme principe générateur ou canalisateur d’une matière préalable ; interdépendance du chapitre, des genres et du champ littéraire ; échelle d’appréhension ; fonctions et effets du chapitre ; sens possible de cet élément d’abord rythmique, structurel ; reconduit, exploité, refusé ou réinventé… – il ressort surtout du volume, mise en avant dans la conclusion d’ensemble, l’ambivalence du chapitre, « entre unité et dispersion », « entre éclaircissement et refus du sens » (p. 332). Cette nature équivoque du chapitre est au cœur de l’article de Christophe Pradeau, qui insiste, à travers l’évocation de différentes expériences de lecture, sur une double « logique de segmentation et d’enjambement » (p. 290). Elle a été soulignée à propos du roman feuilleton, pris entre des forces centripètes de clôture et de balisage, et centrifuges d’intrigue à suivre, mais aussi des romans politiques des années 1930, où le chapitre « engage une poétique de l’incertitude et de l’élan » (p. 243), ou de l’œuvre de Quignard, où le chapitre joue un rôle de relance plus que de clôture ou d’ordonnancement, fonctionne comme « opérateur de montage » (p. 211), de « rapprochement incongru » (p. 207), à la manière d’une liste. D’où l’hypothèse conclusive d’une réorientation du chapitre, d’une conception temporelle (liée à l’intrigue et au rythme) à une approche spatiale et tabulaire (fondée sur des blocs de sens et des effets d’échos), peut-être moins convaincante, cependant, que le constat d’une incessante négociation entre ces deux pôles.
Perspectives
23Du moins faudrait-il examiner davantage de cas pour mieux systématiser l’évolution des pratiques du chapitre. Les directeurs du volume conviennent eux-mêmes de ses lacunes inévitables, sans avoir à rougir de son apport à la recherche, car le mérite est déjà grand, d’avoir dégagé nombre de possibles tensions dans lesquelles s’inscrit la pratique chapitrale. Les « Perspectives pour les chapitres suivants » qui referment le livre suggèrent en outre des pistes pour de futures recherches, comme une « sociologie du chapitre » (p. 334), à laquelle on adjoindrait volontiers un approfondissement de la phénoménologie de la lecture chapitrée proposée dans la dernière partie. Surtout, les évolutions liées à la dématérialisation des œuvres semblent appeler un important chantier de recherche, sur lequel ouvre déjà Ph. Hamon, envisageant, après lebouleversement de l’ère médiatique (le changement des autorités qui découpent, des frontières, des lieux et du temps de la lecture), « l’ère multi-médiatique moderne, […] ère des reconfigurations continuelles de l’œuvre » (p. 16).
24De nombreuses réponses devraient être apportées par un prochain colloque organisé à Cerisy – maintenant qu’est lancé le projet ANR Chapitres, mené par la même équipe, en particulier par Aude Leblond, et déjà à l’origine de deux colloques supplémentaires sur le chapitre en 2017, à Montréal et à Lausanne (sur les avatars du chapitre en bande dessinée) – qui fera la part belle aux œuvres vidéo et numériques, et dont nous guetterons avec intérêt les conclusions.