Retours au peuple
1Le discours libéral sur la « fin de l’histoire », qui a émergé après la chute du mur de Berlin pour célébrer un monde enfin apaisé, en marche vers le progrès et la paix, a contribué au reflux du discours marxiste et des notions afférentes, jadis incontournables, telles que la « classe sociale » et le « peuple ». L’ouvrage collectifpublié aux Presses Universitaires de Liège sous la direction d’Émilie Goin et de François Provenzano s’inscrit en faux contre cette éviction discursive, en replaçant le peuple — terme « que les sciences sociales semblent avoir aujourd’hui évacué1 » — au cœur de la recherche universitaire. En effet, comme le rappelle l’introduction, « avant de constituer un ensemble social, le peuple est un objet de discours et de savoir. » (p. 7) Ce projet est à inscrire dans une constellation de publications qui, ces dernières années, ont eu pour ambition de penser (ou de repenser) cette notion polysémique : Les Voix du peuple dans la littérature des xixe et xxe siècles2 (2006), sous la direction de Corinne Grenouillet et d’Éléonore Reverzy ; Le Peuple, mythe et réalité3(2007), sous la direction de Jean-Marie Paul ; Peuples exposés, peuples figurants4 (2012), le quatrième tome de L’Œil de l’histoire de Georges Didi-Huberman ; Le Peuple parisien au xixe siècle entre sciences et fictions5 (2013), sous la direction de Nathalie Preiss, de Jean-Marie Privat et de Jean-Claude Yon ; Qu’est-ce qu’un peuple ? (2013), ouvrage collectif comprenant notamment des contributions d’Alain Badiou, de Judith Butler et de Jacques Rancière. Émilie Goin et François Provenzano ont eux-mêmes dirigé le numéro 7 de la revue Exercices de rhétorique consacré en 2016 aux « rhétoriques du peuple6».
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2Comme l’indique le titre de l’ouvrage, c’est par le biais des usages que la question est abordée : comment les écrivains, les politiciens, les universitaires, les enquêteurs font-ils usage du peuple ? Comme en témoignent les dix études rassemblées dans le volume, qui se rattachent à des disciplines et à des domaines historiques et culturels variés (Belgique, France, Italie, États-Unis, Mexique), ces usages sont multiples. L’introduction dit d’emblée le caractère fuyant de son objet : éminemment problématique, la notion de « peuple » semble instable, insaisissable. Ainsi, l’ouvrage se donne pour but non pas d’en fixer le sens ni d’en proposer une vision unanime, mais plutôt d’en explorer différentes facettes, afin d’en montrer la richesse et la complexité, et de lancer autant de pistes qui pourront être approfondies dans de futurs travaux. Les contributions, que nous aborderons l’une après l’autre, sont réparties en quatre sections : pratiques esthétiques, champ politique, éducation, pratiques d’objectivation du peuple (par l’enquête, notamment).
3L’article d’Alain Vaillant qui ouvre le volume interroge l’aptitude présumée de la littérature « à dire le peuple et à faire entendre sa, ou plutôt, ses voix multiples et parfois dissonantes » (p. 13). L’auteur s’attache à complexifier l’association souvent établie entre le roman, dont il rappelle le lien historique aux classes moyennes, et la démocratie, en soulignant que « la délégation littéraire à la fiction narrative rend très métaphorique l’idée d’une démocratie de la parole. » (p. 18). En s’appuyant sur l’exemple de Germinie Lacerteux des frères Goncourt, il montre que ce roman, loin de « faire parler le peuple » (p. 19), comme on le prétend souvent, construit plutôt une image particulière du peuple, « un peu bestial » (p. 23), proche de l’animalité. L’auteur en conclut à la nécessité de s’intéresser davantage aux productions esthétiques dans lesquelles le « peuple » s’approprie la première personne et revendique son statut de sujet politique (la poésie, la chanson, le rap) — à côté de la figuration du peuple, il faudrait ainsi se tourner vers l’expression du peuple.
4Luciano Curreri propose une lecture de deux nouvelles de Leonardo Sciascia, La Tante d’Amérique et Le Quarante-huit, qui traitent de l’engagement séparatiste sicilien : l’auteur étudie notamment la manière dont Sciascia oppose la « foule », allègre et bruyante, au « peuple », silencieux et replié sur soi. Cet article fait suite aux propos d’A. Vaillant, dans la mesure où L. Curreri s’intéresse, entre autres, à certains personnages de Sciascia qui inscrivent des messages politiques sur les murs de Sicile, prenant ainsi la parole à la première personne précisément parce qu’ils sont « fatigués d’obéir aux mots d’ordre politiques » (p. 35).
5Nancy Delhalle s’intéresse, quant à elle, au « théâtre populaire », qui voit le jour en 1895 avec la fondation par Maurice Pottecher du Théâtre du Peuple, dirigé contre le théâtre bourgeois du xixe siècle. Dans un essai préfacé par Romain Rolland, Pottecher présente son projet qui vise à repenser l’architecture du théâtre, le moment des représentations, la formation des acteurs et le répertoire théâtral. Bien qu’il oppose dans son essai les citoyens éclairés au peuple naïf, « limité au monde de l’émotion » (p. 50) — reproduisant ainsi l’opposition dénoncée par A. Vaillant —, Pottecher considère le Théâtre du Peuple comme une « pratique sociale » (p. 51) qui vise précisément à dépasser cette opposition. Après la Seconde Guerre mondiale, ce type de théâtre sera assimilé, notamment par le biais du Théâtre National Populaire de Jean Vilar, à un « service public » soutenu financièrement par l’État, notamment dans le but de « renforcer un sentiment d’appartenance malmené par la guerre. » (p. 53) Vilar prolonge ainsi le projet de Pottecher, en démythifiant l’institution théâtrale et en visant à la fois le divertissement et l’émancipation du « public-peuple ». Ce dernier est appréhendé par Vilar dans toute sa complexité, comme « une instance en permanente construction et reconstruction. » (p. 60)
6Les deux articles suivants sont consacrés à la question du populisme. Jérôme Jamin entend « dédramatiser » (p. 69) ce concept et oppose pour ce faire un populisme « sincère », qui « interroge la légitimité des élus, et propose de remettre le peuple au centre du débat » (p. 68), et un populisme démagogique, qui se fonde sur le mythe du « peuple homogène » (p. 68) et abuse ses électeurs en lui proposant des cadres interprétatifs simplistes. L’exemple du sénateur Huey Long, qui, suite au krach de 1929, prend la défense du peuple américain contre Roosevelt, permet de mettre en lumière le populisme « sincère », « de gauche » (p. 73), qui repose sur une image ambivalente du peuple, assez floue pour rassembler et assez précise pour exclure les élites corrompues. L’article de Kristin Vanden Berghe porte sur les relations entre les intellectuels et le « peuple » au Mexique. Mariano Azuela et Octavio Paz s’accordent, dans les années 1950-1960, sur le caractère à la fois héroïque et irrationnel des paysans durant la Révolution mexicaine — et cette irrationalité justifie à leurs yeux l’existence d’une élite intellectuelle censée les guider. Ces questions ressurgissent au moment de la révolte zapatiste au Chiapas : alors que Paz critique, à nouveau, le caractère irréfléchi des indigènes, ces derniers « inventent » la figure du sous-commandant Marcos, qui ne les représente pas, mais traduit et exporte leurs idées au dehors. K. Vanden Berghe s’évertue toutefois à déconstruire ce discours, en rappelant que Marcos a exercé une grande influence au sein du mouvement ; elle termine en se rapprochant finalement des vues de Paz, lorsqu’elle rappelle l’importance des intellectuels dans les mouvements révolutionnaires (sans d’ailleurs interroger la notion même d’intellectuel, historiquement datée et liée à l’occident).
7Les trois articles suivants sont consacrés à la question de l’éducation. Emmanuel Danblon et Victor Ferry développent une approche rhétorique du désaccord, en proposant aux professeurs des exercices pratiques permettant aux élèves de développer une « maîtrise de soi » dans les conflits argumentatifs. Ce programme, proche des réflexions d’Habermas sur l’espace public et explicitement « au service du maintien de la concorde » (p. 100) en régime démocratique, est fondé sur la notion (problématique et non interrogée ici) de citoyenneté. L’article de Fabio Bruschi et d’Antoine Janvier problématise davantage le rapport des élèves à la langue, en rendant compte des travaux « trop méconnus » (p. 114) de Renée Balibar sur Le Français national (1974) et L’Institution du français (1985). Ces ouvrages développent notamment une réflexion sur le projet linguistique éminemment politique de la bourgeoisie révolutionnaire, qui témoigne d’une position de supériorité « à l’égard du “peuple-enfant” » (p. 122).L’uniformisation linguistique, et l’instruction élémentaire qui la permet, supposent en effet une forme d’alphabétisation qui, en détachant le français des autres langues (anciennes et voisines) afin d’en simplifier l’apprentissage, ôte aux apprenants qui ne fréquenteront pas l’école secondaire toute capacité critique. Paradoxalement, l’instruction élémentaire apparaît dès lors « comme une opération de domination des masses » (p. 125) — les deux auteurs promeuvent alors la traduction comme outil d’apprentissage susceptible de conduire à une forme d’émancipation. Jeremy Hamers, quant à lui, se fonde sur la théorie critique d’Enzenberger, de Kluge et de Negt afin d’établir les conditions d’un meilleur dialogue entre « le représentant des classes populaires et l’intellectuel critique » (p. 163). Il en appelle, pour ce faire, à un « analphabétisme primaire », défini comme « capacité à se débarrasser d’un savoir acquis » (p. 162), qu’il soit d’ordre « populaire » ou « intellectuel », afin notamment de combler le fossé entre le théoricien et « celui qui agit dans le monde » (p. 163).
8Les deux derniers articles portent sur les rapports compliqués des enquêteurs et des sociologues aux classes populaires. Éric Geerkens s’intéresse à la dimension politique des enquêtes menées sur les ouvriers du xixe siècle jusqu’au début des années 1960 en Belgique. Celles-ci ont contribué à construire une image particulière des classes ouvrières, tout en promouvant des interventions de mise en ordre. En se parant « des attributs du savoir savant » (p. 186), les enquêteurs soulignent leur supériorité par rapport aux classes ouvrières : ils ne leur donnent pas la parole, mais passent par des intermédiaires pour obtenir les réponses, privilégient les questions d’ordre budgétaire et se donnent pour but de remédier à certains « comportements ouvriers » (p. 186) jugés néfastes pour la productivité. Par ailleurs, les enquêteurs (à l’exception des médecins au milieu du xixe siècle) laissent de côté « des pans importants de la condition des travailleurs, comme les effets sur leur santé » (p. 186). Le dernier article, de Grégory Cormann, interroge la fonction du post-scriptum dans l’œuvre de Bourdieu, qui assure notamment « le droit de cité des discours qui avaient d’abord été exclus de ses études » (p. 195). En mettant en lumière le dialogue de Bourdieu avec Sartre et avec Mauss, l’auteur montre que le post-scriptum de La Misère du monde relève d’un « sociocide », d’une « mise en cause radicale de la position du sociologue » (p. 214), dans la mesure où Bourdieu interroge « le rôle éthique du sociologue » (p. 190) face aux enquêtés qui acceptent de se confier à lui.
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9L’ouvrage dirigé par Émilie Goin et François Provenzano s’adresse à tout lecteur travaillant sur la question du peuple en littérature, en histoire, en sociologie, et en philosophie, et propose d’innombrables pistes de recherche pouvant alimenter des travaux futurs ; dans cette optique, la bibliographie fournie en fin d’ouvrage sera également d’une grande utilité. Pour terminer, notons qu’il serait intéressant, en une sorte d’épilogue critique, de proposer une méta-analyse qui déterminerait les représentations implicites du peuple qui sous-tendent chacune des dix études – cette petite cartographie des représentations du peuple chez ceux-là mêmes qui réfléchissent à ses usages serait éclairante, notamment pour initier une réflexion sur l’image du peuple véhiculée par le discours universitaire aujourd’hui.