Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Février 2018 (volume 19, numéro 2)
titre article
Philippe Richard

Aux marges du monde qui sont le cœur même du monde

Didier Philippot, Victor Hugo et la vaste ouverture du possible. Essai sur l’ontologie romantique, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix‑neuviémistes » n° 71, 2017, 256 p., EAN 9782406063858.

1Le romantisme a célébré les prestiges de l’irréel grâce à la saisie de ces marges du monde qui existent d’autant mieux qu’elles semblent invisibles, en une contestation radicale de cette prison de l’objectivité par laquelle le réel se trouve si souvent compris. Il revient en particulier à Victor Hugo d’avoir médité la consistance ontologique — et donc la réalité paradoxale — de « ce qui existe sans être objet » ou de « ce qui est réel sans être actuel » — et qui se nomme donc, en régime romanesque, le « possible ». Nulle rupture ici entre le réel et l’imagination du réel, puisque l’un ne serait en fait rien sans l’autre. Voilà le territoire que se propose d’explorer Didier Philippot. L’existence de ce qui est censé ne pas exister et la part inaliénable de l’existence qui se nomme imaginaire (ou encore invisible ou, pour le dire autrement, possible) apparaissent en ce sens comme « la texture imaginaire du réel » et la garantie même du fond du monde1. On se gardera en effet de ne comprendre l’imagination que de façon psychologique et on l’envisagera surtout de façon cosmique ou comme trait d’union entre le moi et le monde. « Il s’agit donc d’aborder les productions de l’imagination non sous l’angle de la psychologie mais sous celui d’une ontologie, en refusant précisément la séparation dualiste du sujet et de l’objet, rendue caduque par cette grande pensée romantique du lien qui fait triompher, sur tous les plans, le monisme de l’incarnation contre la métaphysique de la représentation », note en ce sens D. Philippot (p. 12), dont les analyses sauront s’appuyer sur un riche apparat critique philosophique auquel le lecteur devra patiemment se familiariser s’il ne veut pas se perdre en sa lecture (Aristote, Leibniz, Spinoza, Flammarion). Hugo traduit en tout cas la conviction fondamentale du présent ouvrage dans le beau chiasme des Misérables qui exprime au mieux cette essentialité du possible : « réalités pleines de spectres, fantasmagories pleines de réalité ». Les analyses de Claude Millet sur « l’événementialité obscure » servent manifestement de paradigme pour penser un sublime au ton nouveau, dans cette métaphysique du possible qui s’écrit en récit parce que le livre du monde et le monde du livre se répondent.

L’élancée de l’esprit dans le possible

2Il est vrai que la démesure du réel ne peut qu’appeler en retour, dans l’écriture hugolienne, l’ouverture de l’esprit à ce possible toujours imminent dans le réel. Songeons à la vision panique du mur de nuages dans la tempête, lorsque s’ouvre un abîme au cœur du chaos, dans les Travailleurs de la mer (II, III, 6) :

Le mur de nuage était maintenant un autre. Il y avait des voûtes et des arches. On y distinguait des silhouettes. Des têtes monstrueuses s’ébauchaient ; des cous semblaient se tendre ; des éléphants portant leurs tours, entrevus, s’évanouissaient. Une colonne de brume, droite, ronde et noire, surmontée d’une vapeur blanche, simulait la cheminée d’un steamer colossal englouti, chauffant sous la vague et fumant. Des nappes de nuées ondulaient. On croyait voir des plis de drapeaux.

3Or une telle vision de l’impalpable marquée par la complication tératologique ne constitue ni une hallucination ni une exception dans le monde hugolien. Elle est au contraire la norme même de ce monde, en ce tremblement visionnaire du réel portée par le « on » qui pourrait être n’importe qui. L’imagination en acte, résolument morphogène (natura naturans), réalise la connexion entre rêverie pensive et attente anxieuse pour mieux élancer l’entrelacs obtenu en une stupeur sacrée née comme naturellement d’un possible extraordinaire pourtant enraciné dans le réel. Il y a là ouverture au possible du voyant, livré à l’effroi sacré de l’Erfahrung comme à la motion de la Gestalt. Nous sommes face à un irréel réel au cœur de l’ontologie romantique que D. Philippot identifie à une expérience de l’absolu.

La vision comme apparition du possible

4Une précision non seulement terminologique mais surtout conceptuelle s’impose toutefois ici. Mesurons en effet que nous ne parlons pas là d’un possible épistémique (ce qui peut être vrai — possible relatif à la connaissance du sujet) ou d’un possible ontique (ce qui peut arriver — possible relatif à la marche du monde) mais d’un possible intrinsèque (ce qui révèle un réel à double fond — le seul possible à être pur). On est alors au‑delà des limites de la rationalité, dans un excédent et un horizon de sens inépuisable : « le possible n’est pas le pensable ; il serait même plutôt ce qui fait exploser les limites de la pensée » (p. 28). Expérience sublime qui confronte la mesure de l’être à la démesure de l’infini. C’est la pression de l’ombre, niant la distinction entre sujet et objet. Il y a une logique de l’infini mais elle ne nous est pas connue. Baudelaire sait d’ailleurs bien que Hugo « laisse errer sa pensée dans un dédale enivrant de conjectures » ; « en racontant le possible, il reste fidèle à sa fonction ; il est une âme collective qui interroge, qui pleure, qui espère, et qui devine quelquefois2 ». Les profondeurs du possible ne sont pas accessibles au regard terrestre mais à l’imagination et à l’intuition, et il faut en conséquence sonder la profondeur de l’abîme.

 Sans qu’il soit possible de distinguer entre l’intérieur et l’extérieur, entre le rêve qu’on a en soi et celui qu’on a et qu’on voit hors de soi, ce qui se dessine alors confusément dans l’ombre est, ce n’est pas seulement le reflet de notre vision intérieure, mais l’ouverture, le déploiement indécis d’un monde frontalier, l’incommensurable monde du possible (p. 40).

5Il n’y a pas dès lors ouverture du réel sur le rêve (schéma classique) mais ouverture du rêve sur le réel (schéma romantique) puisque le possible et le réel ne s’opposent pas mais que le possible est proprement l’ouverture sur le réel : « C’est le cas de dire, avec Baudelaire, que l’imagination n’est pas la faculté de l’irréel, mais celle du possible. La puissance heuristique du possible fait de la vision une apocalypse réelle » (p. 41). Ainsi l’affirment Les Misérables (II, III, 5) :

Le bois était ténébreux, sans aucun froissement de feuilles, sans aucune de ces vagues et fraîches lueurs de l’été. […] Les ronces se tordaient comme de longs bras armés de griffes cherchant à prendre des proies. Quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaient rapidement et avaient l’air de s’enfuir avec épouvante devant quelque chose qui arrivait. […] Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte. L’inconcevable s’ébauche à quelques pas de vous avec une netteté spectrale. On voit flotter, dans l’espace ou dans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague et d’insaisissable comme les rêves de fleurs endormies […] Les forêt sont des apocalypses ; le battement d’ailes d’une petite âme fait un bruit d’agonie sous leur voûte monstrueuse.

6L’intensité pathétique du récit hugolien, modélisée autour du motif spectral, fait que se croisent très librement la rêverie et le possible en un mouvement qui nous emmène au cœur même du réel. La nature de la forêt, au‑delà des limites de la rationalité, est bien cet excédent qui sourd du réel et qui incarne le possible comme ce qui fait exploser les limites de la pensée. Il y a là un chiasme très significatif : loin de s’opposer, le songe et la logique échangent leurs qualités apparemment contradictoires — le songe possible (des bruyères qui s’enfuient avec épouvante) devient impossible et la logique impossible (du battement d’ailes de l’âme faisant un bruit d’agonie) devient possible. Tout repose sur l’ouverture du possible qui est bien ouverture du rêve sur le réel, ou, comme le dit D. Philippot, « intuition prophétique » d’un « surnaturalisme » (p. 228). Loin du possible épistémique comme du possible ontique, nous sommes face à un possible intrinsèque, nouveau fond du réel descellé par le possible.

Le rêve de l’âme comme incarnation du possible

7La déconstruction de l’échafaudage du rationnel ou du vraisemblable, pour étendre les frontières d’un réel qui vit au cœur même du personnage sans être actualisé hors de lui, peut dès lors s’opérer par une poétique de la vision ; le personnage devient un autre lui‑même, en une réalité fantomatique qui ne participe pas du vraisemblable mais n’en demeure pas moins en soi possiblement vraisemblable3. On pense à l’enfant Gwynplaine entrant dans la ville de Melcomb‑Regis dans L’Homme qui rit (I, III, 4) :

Le petit errant subissait la pression indéfinissable de la ville endormie. Ces silences de fourmilière paralysée dégagent du vertige. Toutes ces léthargies mêlent leurs cauchemars, ces sommeils sont une foule, et il sort de ces corps humains gisants une fumée de songes. Le sommeil a de sombres voisinages hors de la vie ; la pensée décomposée des endormis flotte au‑dessus d’eux, vapeur vivante et morte, et se combine avec le possible qui pense probablement aussi dans l’espace. De là ces enchevêtrements. Le rêve, ce nuage, superpose ses épaisseurs et ses transparences à cette étoile, l’esprit. […] L’homme éveillé qui chemine à travers les fantômes du sommeil des autres refoule confusément des formes passantes, a, ou croit avoir, la vague horreur des contacts hostiles de l’invisible, et sent à chaque instant la poussée obscure d’une rencontre inexprimable qui s’évanouit.

8On comprend que le possible n’est pas alors le contour du réel non actualisé mais l’événement pressenti (or le paradoxe est la forme même de l’événement, toujours imprévu dans son étrangeté — sans quoi il ne serait pas, à proprement parler, événement). L’irréductibilité aux conditions a priori de l’existence est ici pensée en régime romantique comme la démesure toujours présente dans l’événement, cette démesure qui est un autre nom du possible, et Hugo prend toujours soin de mettre l’accent sur l’embranchement des possibles au moment où le hasard, l’anankè, semble décider de tout. Voilà qui donne au texte une signification intime, une portée herméneutique et une dimension allégorique (le sens « est livré à l’interprétation pensive de l’homo viator, voué à être aussi un homo lector », car « l’inscription des possibles dans le récit fait également signe vers la grande question, ouverte, de la logique du possible » p. 58). Il était donc bienvenu que soit convoquée la phénoménologie dans le présent ouvrage ; si l’éthique du possible est dramaturgie de l’événement « non sans vertige devant les inexprimables arborescences du possible » (p. 61), le possible a sa pente, proprement poétique, et seule une herméneutique de l’advenant, au sens où l’entend par exemple Claude Romano, se révèle capable de l’expliciter. Le rêve n’est donc jamais nocturne et inconscient chez Hugo, mais au contraire toujours somnambulique ; l’onirique n’est plus alors abîme de la conscience mais conscience de l’abîme (avec une vraie portée métaphysique)4.

La co‑naissance du possible

9L’ouvrage de D. Philippot traite donc de ce que Claudel nommait « co‑naissance » et que les romantiques appréhendent par le songe, authentique mise en contact de l’être et du possible :

L’observation rêveuse est relayée par la « contemplation spectrale » de l’invisible, et la passerelle du songe assure le glissement d’un monde à l’autre : au‑delà du visible s’offre la « vaste ouverture du possible ». Comme l’indique l’usage du substantif, le possible n’est plus seulement ici le monde flottant de la conjecture, mais le monde auquel ouvre la conjecture : la « vaste ouverture du possible » est l’ouverture d’un monde, d’un monde autre, ou d’une autre région du réel infini, la « continuation occulte » de la nature dans la surnature (p. 88).

10De là une analyse empathique des textes convoqués que l’on aurait toutefois aimée voir se muer plus fréquemment en microlectures, aptes à dévoiler au lecteur comment l’ontologie romantique ici pensée pouvait s’écrire. Il y a en effet toute une stylistique du possible qui ne s’épuise pas dans la considération de son seul climat sublime. La description fantasmatique de la façade intérieure de l’écueil de Douvre, dans les Travailleurs de la mer (II, I, 4), ne consiste pas en effet qu’en une métaphore du charnier :

Quand, dans l’exploration du désert d’eau nommé océan, on arrive aux choses inconnues de la mer, tout devient surprenant et difforme. Ce que Gilliatt, du haut de l’épave, pouvait apercevoir du défilé, faisait horreur. Il y a souvent dans les grottes granitiques de l’océan une étrange figuration permanente du naufrage. Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable. Les oxydes de la roche mettaient sur l’escarpement, çà et là, des rougeurs imitant des plaques de sang caillé. C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie. Il y avait du charnier dans cet écueil. […] On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. On eût dit que des écrasements d’hommes avaient laissé là leur trace ; la roche à pic avait on ne sait quelle empreinte d’agonies accumulées.

11Il y a ici une appréhension somnambulique du monde traduite, par le style, en une vraie  anamorphose de fond, et c’est même à ce compte que la fantasmagorie du récit n’est pas irréelle mais fait effectivement voir un réel dont les bornes ont simplement été déplacées. Se succèdent ici métaphore (le « désert d’eau nommé océan »), réticence (les « choses inconnues de la mer »), rythme binaire (« surprenant et difforme »), allitérations (« grottes granitiques » et « défilé des Douvres »), homéotéleute (« souvent — océan — étrange — permanente »), comparaison (« comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie »), sentence (« il y avait du charnier dans cet écueil »), modalisations (« quelque chose comme » et « on croyait voir »)... Cette appréhension fait voir un abîme parlant du monde et parlant de l’être. S’il y a donc contemplation spectrale unifiant les choses, ce n’est pas pour voir l’invisible à partir du visible mais pour que de l’invisible se révèle un visible mieux vu. En cela voit‑on que l’ontologie romantique se traduit aussi par une manière textuelle de parler et non seulement par une manière conceptuelle de penser. Il n’en reste pas moins que D. Philippot a tout à fait raison de dire que le possible n’est plus seulement chez Hugo le monde flottant de la conjecture mais le monde auquel ouvre justement la conjecture — ouverture non d’un autre monde mais d’un monde autre. Voilà la vraie signification cosmologique du possible5. De là à dire qu’une telle structuration littéraire caractérise les romans et les proses philosophiques de l’exil… Nous devons bien avouer en attendre toujours la justification. L’expression même de « vaste ouverture du possible » peut bien se trouver dans les Travailleurs de la mer, il n’en reste pas moins qu’un roman comme Notre‑Dame de Paris pourrait tout aussi bien illustrer ce monde arborescent qui déborde le réel pour le révéler à lui‑même :

Cet immense obélisque noir ainsi isolé entre les deux nappes blanches du ciel et de la rivière, fort large en cet endroit, fit à dom Claude un effet singulier, comparable à ce qu’éprouverait un homme qui, couché à terre sur le dos au pied du clocher de Strasbourg, regarderait l’énorme aiguille s’enfoncer au‑dessus de sa tête dans les pénombres du crépuscule. Seulement ici c’était Claude qui était debout et l’obélisque qui était couché ; mais comme la rivière, en reflétant le ciel, prolongeait l’abîme au‑dessous de lui, l’immense promontoire semblait aussi hardiment élancé dans le vide que toute flèche de cathédrale ; et l’impression était la même. Cette impression avait même cela d’étrange et de plus profond que c’était bien le clocher de Strasbourg, mais le clocher de Strasbourg haut de deux lieues, quelque chose d’inouï, de gigantesque, d’incommensurable, un édifice comme nul œil humain n’en a vu, une tour de Babel6.


***

12Le retournement des perspectives, l’extension du réel par ses marges, la mention épiphonématique du « promontoire » qui rappelle justement le Promontoire du songe, la chute mythique aux dimensions cosmologiques… Tout est déjà là, nous semble‑t‑il. Voilà qui donnerait certes plus de force encore à la belle thèse de Didier Philippot ; sans doute pourrait‑on faire alors de « la vaste ouverture du possible » une clé herméneutique globale de l’œuvre hugolienne, transcendant les époques d’un romantisme achevé.