Penser l’art aujourd’hui avec John Dewey
1Les éditions « Questions Théoriques » publient dans une récente livraison de leur collection « Saggio Casino » un recueil d’articles supposé conclure une lecture de L’Art comme expérience de John Dewey (Art as experience, 1934 ; trad. fr. 2005). La grande qualité de l’ensemble incite à passer sur quelques regrets pour retenir quelques petites perles qui donnent à cette parution l’allure d’un passage de témoin réussi entre deux générations de lecteurs de Dewey.
2Ce dernier aurait sans doute été très étonné de se voir régulièrement identifié au pragmatisme, ce dont lui-même n’était ni convaincu ni enthousiaste ; on peut aussi regretter une bibliographie peu utile au plan académique, plus critiquable pour ce qu’elle élimine que pour ce qu’elle énumère. Au-delà du présent ouvrage, on questionnera le bien fondé d’une transmission intégrale du lexique transparent education, democracy, the public, useful, consumation, a fortiori structure, experience ; ces termes indiquent tous chez Dewey autre chose que ce qu’on leur fait dire de ce côté-ci de l’Atlantique — culture dans le français de 1934 n’avait pas le sens qu’il a aujourd’hui, ni le sens qu’il avait en anglais cette année‑là.
3En ce qui concerne le contenu même du recueil, dont l’intérêt est incontestable, on retiendra plusieurs articles révélateurs d’un renouvellement passionnant de l’évaluation de l’apport deweyen. Par sa fraîcheur et sa démarche innovante, le très inattendu « Swinging Dewey » d’Alfonso Ottobre ressort du lot ; selon lui l’intuition fondamentale à l’œuvre dans L’Art comme expérience est l’urgence de rétablir la continuité entre l’art et ce qui n’est pas l’art — point que développe Yaël Kreplak dans l’autre grande contribution du recueil (« Le continuisme deweyen à l’épreuve des situations »). Roberta Dreon s’est quant à elle clairement positionnée dans le sillage de L’Art comme expérience et cela donne un article très utile sur des courants dont elle montre la parenté — parfois non désirée — avec les thèses deweyennes. À cet égard, les rapprochements avec le concept d’artification et l’usage qu’en fait Ellen Dissanayake, par exemple, sont lumineux. Enfin, Gioia Laura Iannilli (« John Dewey et Nelson Goodman ») s’appuie sur l’évolution de la question de l’art de Dewey à Goodman et leur concept commun d’éducation pour véritablement saisir d’abord ce que la prégnance de l’émotion et du sensible apporte à la compréhension de l’expérience selon Dewey, puis la façon dont Goodman s’inscrit dans la filiation de ce dernier.
Un regard innovant & fécond
4Selon G.L. Iannilli, Dewey comprend l’éducation comme une « capacité à affiner ses sens pour parvenir à une relation plus avisée avec le monde » ; le recours au concept de « localisation spécifique » lui permet d’appréhender l’adaptation par expansion : plus grand est le gain esthétique, plus longtemps l’organisme demeurera adapté ; car la récurrence esthétique est vivante, comme « compénétration continuelle de nouveauté et de souvenir » (p. 124). L’expression est alors un exemple de ce progrès adaptatif. À la base de celle-ci comme de toute activité intellectuelle, il y a l’émotion, « situation qualitative totale », dit Dewey.
5Nelson Goodman retrouve l’auteur d’Art as Experience sur la nécessaire reconstruction de la philosophie, à commencer par son vocabulaire par trop inactuel et qu’il faudrait alléger des mots de connaissance, perception, de certitude, de vérité, et du binôme sujet‑objet dont G.L. Iannilli est la seule à rappeler qu’il n’a plus de raison d’être chez l’auteur d’Art as Experience. Olivier Quintyn signalera pourtant, quelques pages plus loin, que Goodman n’est pas loin de rétablir un dualisme émotion / cognition qui l’éloigne de Dewey. Déjà décisive chez cet auteur, pour qui la pensée se développe sur une matrice biologique, l’adaptation devient chez Goodman le processus principal à l’œuvre dans les sciences et les arts, du fait de la plasticité, de la créativité, propre aux compétences sensorielles. On voit là se dessiner un après-Dewey dont les mots-clefs sont la « correction » (Goodman ne parle plus de « vérité ») comme modelage réciproque de l’individu et de l’environnement, les centres de perception comme pré-fabricateurs, l’expérience comme tension vers l’avenir, la forme comme in-formation, la représentation comme présentation inédite de structures d’abord non-visibles, l’œuvre d’art comme organisation de l’expérience et re-fabrication du monde. Si c’est là ce que G.L. Iannilli entend par « résonance opérative », le projet est dès maintenant enthousiasmant.
6Y. Kreplak reprend la critique, commune à Dewey et Goodman, de la conception muséale de l’art, et recentre autour de la procédure d’exposition artistique la réflexion sur les œuvres. Son article se place délibérément dans l’après Art As Experience, en observant l’omission paradoxale de Dewey en sociologie de l’art mais en retrouvant les intuitions du maître dans les courants contemporains, l’ethnométhodologie par exemple. Y. Kreplak rappelle les trois idées-forces de l’esthétique pragmatiste : le continuisme (l’expérience esthétique n’est en rien coupée des processus normaux de l’existence), l’anti-essentialisme (ni l’art, ni ses produits ne sont d’une essence distincte), le conséquentialisme (les dits objets d’art doivent s’envisager à partir de leurs effets et non d’une hypothétique nature qu’ils auraient en propre). « L’attention aux situations et aux propriétés de l’expérience vivante […] fournit les critères de définition de ce qui fait “art”. » (p. 152), d’où la notion d’une « esthétique naturalisée », dont rien / où rien n’échappe aux conditions naturelles de l’existence. Dans ce cadre, le faire de l’artiste et le sentir de l’amateur interagissent, font l’expérience, font l’art, font de l’objet une œuvre d’art ; ainsi l’œuvre est-elle toujours « à refaire », selon la belle formule de Y. Kreplak, qui pousse au-delà de ses origines deweyennes le concept d’interaction. Celle-ci est « située » (ne l’était‑elle pas déjà chez Dewey ?), qualitativement indéterminée (« indécidable », selon Y. Kreplak…) et surtout consécutive aux résolutions de problèmes rencontrés par les plus impliqués des acteurs artistiques comme des plus ordinaires des spectateurs.
7Cette dimension nouvelle dite de « l’ordinaire » marque une avancée intéressante dans la postérité deweyenne : « s’il y a un gain théorique certain à penser les expériences ordinaires à l’aune des critères exigeants de l’expérience esthétique, il peut y avoir un gain à réintroduire une dimension ordinaire aux activités artistiques et esthétiques » (p. 163). On atteint une esthétique pragmatique élargie dans laquelle ce qui fait qu’il y a art importe autant que ce que l’art fait.
8Il y a chez R. Dreon (« L’esthétique, l’artistique et l’humain ») une intention très claire d’évaluer non seulement ce qu’il reste de L’Art comme expérience, mais aussi ce qui aujourd’hui peut prétendre incarner la leçon exposée dans ledit ouvrage. Sa problématique de départ repose sur le constat, peu commenté, d’un manque de clarté dans l’articulation entre l’esthétique (qui semble prioritairement lié à l’expérience) et l’artistique (réservé aux pratiques). R. Dréon rappelle, peut-être trop tôt, que l’expérience immédiate, dont les traits constituent précisément le domaine esthétique, est dite « consummatory » (est un parachèvement) ; mais appuyer la spécificité de l’esthétique chez Dewey sur une dualité qu’il opérerait entre having et knowing est sans doute exagéré. Il est clair que l’esthétique est du ressort de l’expérience avant d’être de l’art ; cette dimension est ainsi partie prenante de la tendance naturelle de l’homme à la « consummation », à rechercher ce qui parachève l’interaction et l’assimiler à une « fin » au double sens du terme.
9Dewey, tirant parti du post-darwinisme sur ce point, signale qu’aucun organisme humain n’est auto-suffisant, et qu’au contraire il tend en permanence à l’intensification de sa vie. C’est là précisément que l’art trouve son point d’articulation à l’esthétique de l’expérience, en unifiant qualités, émotions et significations dans un même geste d’expression. Or, comme les co-rédacteurs de l’ouvrage, R. Dreon demande pourquoi, au lieu d’intensifier la vie de tous, les arts donnent leur aval aux inégalités sociales.
10Vient ensuite la référence aux recherches d’E. Dissanayake, lesquelles, resituées dans la lignée des thèses de Dewey, sont une remarquable ouverture sur d’autres façons de penser l’art (d’)aujourd’hui. À la question de R. Dreon : « Pourquoi l’homme est‑il naturellement culturel ? » — question deweyenne par excellence — Dissanayake répond en introduisant le concept d’une propension à l’artification : l’inévitable stylisation / déformation qui marque les premiers comportements de l’être humain, comme de l’espèce humaine. Il y a ensuite cette admirable formule des « incunables esthétiques » — ainsi R. Dreon nomme‑t‑elle l’emphase, la symbolisation, des premiers échanges de la mère et de l’enfant ; l’expérience humaine, dès qu’elle est tant soit peu perçue comme précieuse, unique, est « artifiée ». L’essayiste rappelle la proximité de la pensée de Merleau‑Ponty sur cette intuition majeure. Alors, s’agissant cette fois de Dewey, on perçoit ce qu’il veut dire lorsqu’il appelle à distinguer son concept d’experience de « the having of an experience ».
11Dans le même ordre d’idées, A. Ottobre opère un rapprochement fécond entre le concept deweyen d’expérience et cet art d’improvisation qu’est le jazz, art de condenser toute la dimension individuelle précaire, instable, de l’existence, et de livrer une « œuvre qui s’efface en même temps qu’elle s’accomplit » (p. 117). L’Art comme expérience est bien ce geste d’unir la phase concrète et stable de la nature avec sa phase inaccomplie et neuve. Et pourtant Dewey semble ne s’être jamais penché sur le temps de l’improvisation. A. Ottobre rappelle fort opportunément le paradoxe d’Ellison (célèbre romancier mais chroniqueur méconnu des musiques noires) : le jazzman doit perdre son identité en même temps qu’il la trouve, explorer et non se répéter. Quel thème pour Dewey !
12Ce processus par lequel l’expérience transcende la personne trouve en l’art son accomplissement le plus manifeste et le plus parfait. Ce qui n’exclut en rien l’imperfection, et à cet égard A. Ottobre rappelle avec juste raison que l’erreur témoigne de l’attention aux processus créatifs plus qu’au résultat matériel, l’auteur de Théorie de l’Enquête insistait pour qu’elle ne soit jamais exclue de la description de l’expérience.
13« C’est, conclut A. Ottobre, dans la figure de l’improvisateur que nous pouvons le plus facilement reconnaître les traits de l’artiste deweyen » car le propre de l’art « est d’être une qualité du faire […], il est adjectival par nature » (ibid.). Après L’Art comme expérience, il reste cependant à affronter le rapport problématique de l’art et de l’esthétique, dans la mesure où l’existence des œuvres d’art, qui fonde la théorie esthétique, est devenue ce qui fait obstacle à cette théorie en rejetant l’instable et l’inaccompli.
Des combats de l’avant-garde (ou combats d’arrière-garde ?)
14Inversement la contribution de Diane Scott aurait pu être du plus haut intérêt si le résultat n’était un entrelacs peu clair de deux articles avortés, l’un sur la lecture particulière de Dewey par l’intelligentsia française, l’autre sur les conditions d’émergence d’un art démocratique, tant il est vrai que, sur son sol, Dewey se pose en philosophe pour le peuple et qu’en France il n’est plus perçu comme tel. Il y avait là matière à une remise en question souhaitable de l’interprétation française du philosophe. Sur le dernier demi-siècle, en effet, ceux qui ont tenté une lecture américaine de Dewey — s’appuyant sur la différence democracy / démocratie par exemple — ont été marginalisés.
15Confronté à certaines visions contemporaines d’un art néo-participatif, O. Quintyn (« De quelques usages critiques de Dewey ») les soupçonne d’être un avatar de ce que Dewey appelait la « peur de la démocratie » : « esthétiser librement des rapports humains sans aspirer à leur modification ». O. Quintyn vise Bishop, Bourriaud et quelques autres, et si ses réticences ne doivent pas être sous‑estimées, le rapport à L’Art comme Expérience est sur ce point anecdotique.
16Quant au reste, O. Quintyn a le mérite de clarifier les divers courants et résurgences qui marquent, parfois malgré lui, l’après-Dewey dans le domaine esthétique. Ceux‑ci ont pour point commun de tourner le dos à un usage représentationnel du concept d’expérience esthétique ; l’usage interventionniste, au contraire, cible un contexte vis‑à‑vis duquel les principes de l’art comme expérience fonctionnent comme « levier critique ». O. Quintyn voit dans l’art contemporain, mondialisé, marchandisé, privatisé, le premier contexte‑cible ; le second a nom « philosophie de l’art » — haut lieu du sophisme philosophique dénoncé par Dewey — laquelle, sous quelque forme qu’elle adopte, brise le continuum de l’organisme et de son environnement.
17Or, le projet présenté par L’Art comme expérience est bien de critique sociale : le fait que l’art ne remplisse pas sa fonction est là pour prouver que nos sociétés ne fonctionnent pas. En raison de ce continu et de la redéfinition du concept d’expérience, l’œuvre et le jugement sur l’œuvre sont entièrement à repenser — ce qui se voit dans nombre de tentatives dont l’essayiste a le mérite d’offrir une première taxinomie. Éducation artistique, artialisation, design, expérimentation, art participatif sont quelques-uns des aspects de l’usage critique que l’on peut utilement faire de Dewey. Et quand on sait ce que les termes « art, œuvres » et quelques autres avaient pour référents chez ce dernier (A. Ottobre signale fort justement que « le choix des œuvres proposées par Albert Barnes comme support de réflexion ne permet plus au philosophe de se référer à des parcours alternatifs », p. 115), on comprend que l’on se situe au-delà de ses analyses.
18Le seul reproche, au contraire, que l’on pourrait faire à Giovanni Matteucci (« Le paradigme esthético-pragmatiste de Dewey ») est d’avoir, dans un ouvrage intitulé Après L’Art comme expérience, surtout traité de l’avant Art As Experience. G. Matteucci innove en faisant du « champ de l’esthétique la source majeure de la doctrine deweyenne de l’expérience » (certes, mais alors en quel sens comprendre « savoir implique sentir ; l’épistémologie implique une esthétique », p. 27 [nous soulignons]). Du point de vue méthodologique, réintégrer les « quales » sous leurs formes noétique et esthétique dans le réel initialise l’observation la plus fidèle de l’interaction organisme-environnement, et, du point de vue épistémologique, rattache fortement l’expérience deweyenne à sa source jamesienne. L’antériorité passionne G. Matteucci, qui cite Experience and Nature (1925) presque aussi souvent que Art as Experience, précisant que dès le premier de ces ouvrages, la science est subsumée sous le concept de l’art — ce qui est tout à fait exact mais, philologiquement, « art » doit alors s’entendre dans un sens distinct de celui que lui donne Dewey dans le second ouvrage.
19G. Matteucci synthétise donc admirablement la fonction de l’art en un « développement qualitatif de la perception qui condense et intensifie la naturalité ». C’est ainsi que l’œuvre a pour berceau la perception et pour destin de modeler des modes d’accès inhabituels au monde. Monde, en effet, et champ, sont selon cet article deux concepts susceptibles de donner accès à la réalité de la dimension artistique : naturalité et historicité s’y superposent.
20Le détour problématique final est pour le moins surprenant, puisque la référence à Bourdieu amène à réinstituer insidieusement la conflictualité sujet / objet fondamentale chez Bourdieu, mais que Dewey a passé sa vie à tenter de dépasser. En outre cantonner ce dernier aux limites du strict pragmatisme amène inévitablement à ce que G. Matteucci appelle « le problème du pragmatisme » et qu’il décrit en ces termes : « le refus des déterminations catégorielles [conduisant à se contenter] d’offrir un reflet aux pratiques » (p. 41). En somme exactement ce que fait G. Matteucci.
21J.‑P. Cometti apparaît en coordinateur efficace de co‑traducteurs. Son article « Politiques de l’Art » est une bonne synthèse de ses essais La Nouvelle Aura et La Démocratie radicale, mais sans véritable renouvellement de la perspective. Dès la quatrième de couverture, on lit cet extrait de « Politics and Culture » (John Dewey, 1932) : « Ceux qui contrôlent le système existant et qui, par conséquent contrôlent aussi la communication de ces produits […] ». Ces lignes, tout comme Art as Experience, s’inscrivent dans le terrible contexte dit The Great Depression (effondrement de Wall Street et de la croyance populaire en son capitalisme). La conviction de Dewey est qu’un acte de foi en la démocratie fondatrice des États-Unis peut seul permettre à un peuple appauvri de reconquérir son droit au bonheur. L’article de J.‑P. Cometti repose sur cette déploration ; on n’y parle pas de « classes », mais l’art reste un facteur de discrimination sociale. Les institutions se nourrissent de cet état de fait garantissant aux arts un statut séparé fondé sur « l’autotélie des pratiques » ; l’expérience est ainsi le seul « vecteur » d’un rétablissement de la continuité des arts et de « l’agir social ». Car en tant qu’expérience, l’art et ses œuvres s’intègrent à des interactions mobilisant de façon unitaire les diverses ressources individuelles de la cognition et de l’émotion, sans pour autant devoir se conformer à une règle préalable.
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22John Dewey a beaucoup écrit ; il l’a fait avec l’idée que la philosophie occidentale a accumulé les erreurs en suscitant des débats autour de dichotomies purement artificielles servant de bases à des théories qui se sont progressivement éloignées de leur sujet initial : l’expérience humaine comme unité des contraires. On a parfois l’impression aujourd’hui que la leçon a été oubliée : combien de questionnements oiseux là où au contraire il faudrait simplifier ! Problématiser n’est pas complexifier. Après L’Art comme expérience est une réussite qui offre richesse d’information et diversité de points de vue.