Mallarmé et la crise de la littérature : le rire, le langage et la cité
Mallarmé, d’une crise à l’autre : un poète du xixe pour penser le xxie siècle ?
1La critique mallarméenne peut grossièrement être divisée selon deux choix de lecture : d’une part, une lecture plutôt réflexive, où la parole poétique ne renverrait nullement au monde et où les mots seraient de purs signes ne valant que pour eux‑mêmes, Mallarmé signant ainsi une poésie du blanc et du silence ; d’autre part, une lecture plutôt référentielle, où les mots atteindraient un référent extérieur au poème, bien qu’il puisse y avoir une réflexivité du langage par endroits. L’ouvrage d’Annick Ettlin s’inscrit d’emblée dans ce second type de lecture, dans le sillage des travaux de P. Bénichou1, de B. Marchal2 ou de B. Bohac3 pour n’en citer que quelques‑uns. Mais au‑delà de penser la poésie mallarméenne de façon référentielle, « le parti pris de ce livre […] est pragmatiste » (p. 18), l’auteur revendiquant comme présupposé théorique à son analyse une filiation avec le « tournant pragmatique » (p. 14). Son propos, qui ne relève pas de la linguistique, souhaite plutôt lire « Mallarmé à partir du lieu et du moment où [le critique se] trouve » : une sorte de lecture rétrospective qui souhaite aborder le poète depuis l’Europe du xxie siècle. Par pragmatique est‑ce sans doute cette orientation d’une lecture d’actualisation qu’il faut entendre. En ceci, l’auteur se réclame de l’héritage théorique d’Y. Citton4, qui appelait, il y a dix ans, à cette actualisation des textes littéraires, quitte à commettre de légers anachronismes (p. 13‑15). Si A. Ettlin souhaite lire Mallarmé depuis l’ici et maintenant, c’est parce qu’elle s’intéresse à la crise des Lettres qui secoue la fin du xixe siècle et au rôle de Mallarmé dans cette crise, afin de mieux cerner comment nous, hommes et femmes du xxie siècle, pourrions mieux penser, grâce à Mallarmé, la propre crise que traverseraient les études littéraires à notre époque5 — d’où la nécessité de lire le poète depuis notre contemporanéité. L’idée d’une crise qui poindrait à l’aune du xixe siècle, pouvant s’étendre à l’aube du suivant, est bien connue. Plusieurs ont même été identifiées et étudiées : crise du roman selon M. Raimond6, crise du français7, crise littéraire suite à la libéralisation du marché éditorial qui standardise les productions écrites8, entre autres. Crise du vers enfin, dont Mallarmé a été l’un des témoins, laissant des textes théoriques célèbres à propos de celle‑ci : cette crise du vers, qui prend sa source dans l’expansion de la pratique du vers libre, s’élargit à la littérature même, posant gravement la question de son existence. Le texte de Mallarmé « La Musique et les Lettres », issu d’une conférence outre‑Manche, en est un témoignage. On peut regretter que l’analyse qu’en fait A. Ettlin demeure plus contextuelle que textuelle (p. 20‑29), d’autant plus que ce propos, bien qu’elle en affirme le contraire (p. 20), a déjà été exploré, notamment par M. Murat, qui, en replaçant Mallarmé dans l’histoire du vers libre, a montré que le poète, contrairement aux idées reçues, « n’a joué aucun ‘‘rôle efficace’’ dans le déclenchement de la crise de vers9 ». Il analyse aussi très bien comment « Mallarmé dépasse la crise de vers au sens restreint10 » pour en arriver à la question de l’existence même de la littérature et comment le poète avait senti que cette crise n’était pas seulement littéraire, mais aussi « de nature sociale11 ».
2A. Ettlin innove davantage en posant — c’est sa thèse principale — qu’au sein de cette crise, Mallarmé tiendrait un double discours. Si le poète, pour sauver la littérature de la crise qu’elle traverse, peut sembler cautionner la quête de l’Absolu, cela n’est que duperie ; au contraire, il raille cette croyance, qui ne serait rien d’autre que de la fiction :
L’absolu littéraire qu’ont fantasmé les romantiques, allemands d’abord puis français ensuite, ce rêve dont ils ont transmis l’héritage à leurs successeurs, parnassiens et symbolistes, pourrait ne pas exister. […] Mallarmé opère ici le « démontage impie » d’une fiction littéraire à laquelle son siècle tout entier s’était mis à croire, qui semblait nécessaire à la justification d’une pratique de moins en moins gratifiante sur le plan matériel et qu’il était urgent de réinvestir symboliquement. (p. 27)
Un poète rieur & moqueur : de l’ironie en poésie
3Quel est ce double discours mallarméen ? Il s’agit d’un propos qui serait essentiellement ironique : le poète prendrait ses distances avec les conceptions théoriques du temps — l’Absolu, la scission entre langue commune et langue littéraire, le retranchement du poète maudit, etc. – et en dénoncerait leur aspect de mythes littéraires pour mieux les railler. Mais cette entreprise de démontage de la fiction n’est pas nécessairement le témoignage d’une conscience malheureuse qui renoncerait à toute valeur de la littérature. Cela signifie que la littérature nous apprend à déjouer les illusions car elle « aide les lecteurs à mieux comprendre les pouvoirs de la fiction » (p. 161) :
L’hypothèse de Mallarmé consiste à dire que la pratique de la poésie, qu’elle passe par l’écriture ou la lecture, nous permet de comprendre, d’une manière empirique, ce que fait la fiction. Dire que toute poésie est fiction, par conséquent, ce n’est pas la disqualifier mais, bien plutôt, c’est exprimer sa valeur. En levant le voile sur la fiction littéraire, Mallarmé assigne à la poésie sa nouvelle mission, au cœur d’une modernité largement désenchantée. (p. 168)
4A. Ettlin assure qu’il y a du jeu chez Mallarmé : loin de dessiner le portrait — trop courant — d’un poète grave qui théorise une eschatologie du langage, elle propose un poète dont l’écriture sait se faire ludique et plaisante, qui se joue des mots et des discours ambiants :
Concevoir la poésie comme « subtil mensonge », ou plus vertement comme mystification, permet de faire bouger son sens, et ceci de plusieurs manières. Elle réintègre un espace de jeu, celui, plaisant, des salons de l’époque, ou celui plus subtil encore d’un double discours. Partant, elle reconquiert cette « force illocutoire (celle du faire-croire) et perlocutoire (celle du faire-faire) », qu’évoque Jeandillou dans son essai sur la mystification. Se posant comme divertissement, elle s’installe dans la vie sans faire de concession à son statut d’artefact, mais sans renoncer non plus à une action qui lui serait spécifique. Elle réinscrit le plaisir dans un programme esthétique ambitieux et réactive aussi le jeu de la fiction, sollicitant de la part des lecteurs un investissement ambigu. (p. 191)
5Si A. Ettlin peut faire des propositions audacieuses qui peuvent susciter le débat — la question du double état de la parole (p. 55 sqq), faire de Mallarmé un parangon de la mystification (p. 180 sqq) ou le considérer comme un pragmatiste avant l’heure (p. 140), etc. — il n’empêche que son ouvrage a la témérité de présenter cet autre visage de Mallarmé si peu exploré12 : car si l’œuvre du poète est marquée par le deuil, ainsi qu’en témoignent les tombeaux, portraits post‑mortem et autres éloges funèbres, sans doute ne faut‑il pas oublier qu’il y a du rire et de l’humour aussi chez lui.
6Nous discuterons de quelques points qui semblent appeler au débat ou au prolongement. Plutôt que de rester sur un propos généralisant, nous préférons resserrer la focalisation pour permettre une discussion quelque peu étoffée : ces choix sont inévitablement partiaux et ne sauraient masquer la lecture innovante et ambitieuse que propose A. Ettlin.
Le poète, la démocratie et la foule
7Dans le corps de son propos, A. Ettlin revient sur des points litigieux à propos desquels la critique est divisée : l’image d’auteur et la figure de lecteur visée. Ces deux notions, plus ou moins imbriquées, se rattachent à un autre point car ces figurations appellent la question politique : quelle est la place du poète dans une cité démocratique, quel public vise‑t-il dans une ère post‑monarchique où les lecteurs potentiels sont démultipliés ?
8A. Ettlin affirme que « Mallarmé s’inquiète profondément des rapports entre la poésie et la cité, montrant un esprit qu’on pourrait qualifier de démocratique » (p. 72), même si le poète a pu revendiquer que l’artiste devait « rester aristocrate13 » dans un article de jeunesse de 1862. Selon elle, le propos de Mallarmé est à nuancer en raison de la date de rédaction : il s’agit d’un texte par lequel le poète encore inconnu se conformerait aux idées ambiantes pour se faire une place dans le monde littéraire. En revanche ses œuvres ultérieures témoigneraient qu’il s’adresse « bien souvent [à] des lecteurs profanes », comme « dans La Dernière Mode, Les Mots anglais ou Les Dieux antiques », et même s’il a préparé des « éditions luxueuses et à petit tirage — L’Après-midi d’un faune en 1870, les Poésies en 1887 », s’y opposent « des anthologies populaires, visiblement destinées à un large public — Album de vers et prose en 1887‑1888, Vers et Prose en 1893 » (p. 80‑81). Cet état de l’aspect matériel de ses œuvres est peut-être à modérer. D’une part, parce que LesMots anglais ou Les Dieux antiques, bien qu’ils soient des manuels pédagogiques, ne vont pas vraiment à la rencontre d’un lectorat profane, et ce, pour deux raisons : Mallarmé les considérait comme un travail purement alimentaire qu’il abhorrait ; ces œuvres ne sont jamais reprises dans ses bibliographies personnelles officielles qui figurent à chaque édition de ses recueils poétiques et théoriques, ce qui témoigne du peu de considération accordée14. Pour ce qui est de l’accessibilité des éditions de ses autres œuvres, il n’est pas certain qu’il y ait des anthologies populaires, mais plutôt une seule, et semblablement peu assumée : il n’y a bien que l’Album de vers et de prose15, vendu pour 15 cts. de franc qui soit à diffusion large. Mais il ne reparaît jamais dans les bibliographies que dresse Mallarmé de ses œuvres publiées, ce qui montre là encore qu’il n’assume pas vraiment cette édition. Les éditions luxueuses dont parle A. Ettlin sont nombreuses, allant de 15 à 100 francs16. On retrouve néanmoins des éditions plus accessibles mais les recueils sont toujours aux alentours des 3 francs, ce qui, pour le dernier tiers du xixe siècle n’est pas une somme modique : dès les années 1850, les éditeurs se déclarent une véritable « guerre des prix », lancée notamment par Louis Hachette et la Libraire Nouvelle qui vendent des volumes à un franc, bientôt suivis par Michel Lévy, qui se plaint que la vente des « volumes à 3 f et 3 f 50 [soit] devenue extrêmement difficile » en raison de la forte concurrence qui pèse sur le marché éditorial17. Au‑delà de l’aspect matériel de la publication de ses œuvres et de la pensée théorique de Mallarmé, n’est pleinement démocratique, ne s’adresse pleinement à la foule que celui qui emploie la langue de tous18. Or A. Ettlin n’interroge pas vraiment le problème que peut poser le style de Mallarmé dans cette adresse à la foule : comment peut‑on qualifier de démocratique un auteur dont l’écriture semble à rebours de la phraséologie du français ?
9À cette question de la démocratie est corrélée l’image d’auteur, et A. Ettlin revient sur la problématique « disparition élocutoire du poète », pensant que ce dernier est bien plus présent qu’absent. Durant trois sous‑chapitres (p. 86‑127), A. Ettlin étudie la notion d’auteur selon Mallarmé, telle qu’elle peut apparaître dans ses textes théoriques : savoir s’il cautionne ou non l’image du poète comme artiste maudit qui vit en marge de la société. Elle montre finement la raillerie sous‑jacente de Mallarmé envers cette figure auctoriale. Mais avec la notion de « disparition élocutoire du poète », par l’adjectif élocutoire il s’agit d’un « événement discursif et rien que discursif » (p. 86) comme elle le souligne très bien. La disparition du poète dans son discours, autrement dit, l’illusion de la disparition de son ethos, impliquerait donc une étude des poèmes mallarméens, pour voir ce qu’il en est de l’inscription de l’instance énonciatrice dans le discours même. Le travail d’A. Ettlin, qui se concentre donc plutôt sur la notion d’auteur d’un point de vue théorique à partir des textes métadiscursifs, afin de pouvoir pleinement affirmer que Mallarmé n’adhérerait pas vraiment à la disparition élocutoire du poète (p. 120), pourrait être prolongé par une étude de la notion d’auteur au plan discursif dans l’œuvre poétique.
10La problématique de l’auteur est aussi abordée à travers la question épineuse du nom propre. Même si ce nouveau chapitre est amorcé par les travaux de S. Kripke, qui annoncerait plutôt une étude linguistique du fonctionnement du nom propre dans le corpus mallarméen, il s’agit d’une étude de la pensée du nom chez Mallarmé dans les portraits qu’il a écrits et que l’on retrouve dans les Divagations. Puisque l’étude de ces textes constitue un chapitre entier, on regrette un manque de nuance dans l’état de la recherche sur le nom propre :
Pour les uns, linguistes et philosophes, le nom propre ne possède de sens que référentiel ; les autres, critiques littéraires, y décèlent au contraire, sous l’influence notamment de Barthes et de son analyse de la Recherche de Proust, une « épaisseur touffue de sens, qu’aucun usage ne vient réduire, aplatir ». (p. 265)
11Certes, Barthes et Genette (cités p. 266) ont pu faire des analyses du nom propre conditionnées par la pensée structuraliste, mais il n’est pas certain qu’ils soient représentatifs des « littéraires » dans leur ensemble, et qui plus est, de ceux d’aujourd’hui. Pour ce qui est des « linguistes et philosophes », il faudrait peut‑être préciser que ce sens seulement référentiel, cette « vacuité sémantique » (p. 266) est loin de faire l’unanimité. Bien que fondateurs, il semble difficile d’évoquer les travaux de S. Kripke comme indiscutables et représentatifs des orientations de la théorie linguistique et philosophique du nom propre :
À la suite de Saul Kripke, […] on peut opter pour une définition du nom propre comme « désignateur rigide ». […] Pour Kripke, le nom propre ne renvoie pas à un contenu sémantique, représenté dans des descriptions ou par des périphrases, mais il se contente de désigner un référent sur l’identité duquel une communauté devra s’accorder. […] Dénué d’un sens propre, il dépend d’un « acte de baptême » qui ritualise son usage mais fige la relation qui le lie à son référent. Dans tous les mondes possibles, argue Kripke, quand bien même sa définition devrait être corrigée, le nom propre désigne une chose unique, dont il stabilise le sens. (p. 265‑266)
12Affirmer que le nom propre est un « désignateur rigide », c’est‑à‑dire qu’il n’aurait qu’un seul référent à la différence des noms communs dont les référents sont démultipliés, amène à le distinguer des singletons, ces substantifs qui n’ont aussi qu’un seul référent. D’autre part, certains linguistes, à rebours de Kripke, postulent que le nom propre est doué de sens, même si son sémantisme fonctionne différemment de celui du nom commun — qui possède pour sa part une intention et résulte d’un ensemble de sèmes qui constitue sa définition. Ainsi de G. Kleiber, qui a montré que le nom propre pouvait avoir un sens et que ce sens pouvait s’entendre en termes de mise en relation de l’entité avec le nom propre : c’est ce qu’il a appelé le « prédicat de dénomination19 », pour aujourd’hui ne retenir que le « sens dénominatif20 » que posséderait le nom propre.
13A. Ettlin propose quant à elle d’étudier les valeurs que peuvent porter les noms propres :
Le nom d’auteur, en effet, subsumant dans un signe aisément partageable les identités complexes de l’auteur réel et de l’œuvre, en diffuse auprès du grand public une idée, un résumé. Il détient et propage la substantifique moelle de toute une vie et de toute une carrière, avec d’autant plus d’efficacité que le poète qu’il désigne, son référent, est lointain ou disparu, plus idéalement encore s’il est mort. (p. 269)
14Nous sommes bien d’accord avec A. Ettlin à propos du fait que le nom propre colporte des propriétés qui sont attribuées au référent initial : simplement, cette idée n’est pas très neuve et en cela, elle ne peut pas s’opposer aux thèses de linguistes — certains ont déjà souligné cela, comme Marie‑Noëlle Gary‑Prieur21. Le nom propre ne se résume pas à sa relation au référent : il peut avoir une sorte de contenu, constitué d’un ensemble de propriétés associées au référent par une sphère culturelle donnée, et ce, notamment lors qu’il est en emploi prédicatif. Le nom propre pouvant référer par exophore mémorielle dans ce cas, c’est‑à‑dire par un savoir commun partagé entre les locuteurs, il ne peut être pleinement compris que relativement à ce contenu qui est en jeu ; ainsi de Fais‑moi plaisir, lis du Hugo ou de Mon ami est un véritable Priape22. L’étude d’A. Ettlin ne s’appuie que sur la pensée théorique de Mallarmé à propos des valeurs du nom, telle qu’elle peut apparaître dans les Divagations. Il nous semble que son travail, qui propose une hypothèse ambitieuse, pourrait être affiné en allant voir ce qui linguistiquement est en jeu avec l’usage du nom propre dans la poésie mallarméenne : que nous dit la pratique poétique d’une pensée du nom ?
La pensée mallarméenne du langage
15A. Ettlin revient longuement sur le célèbre texte de Mallarmé, « Crise de vers », inséré dans les Divagations, et plus précisément, sur les formules très citées concernant le double état de la parole :
Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d’attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel. Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut‑être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains. (p. 57)
16A. Ettlin rappelle que la formule du double état « est moins spéculative qu’elle ne témoigne d’un état de fait, lui‑même historique plutôt qu’ontologique », qu’il s’agit là de « l’observation d’un témoin » (p. 58), car cette thèse relève d’un « désir indéniable à [s]on temps » comme le stipule le début de l’énoncé. En revanche, nous souscrivons plus difficilement à la suite de son analyse, qui affirme que l’idée, au‑delà de ne pas être de lui, « ne semble pas non plus le convaincre tout à fait » (p. 59). A. Ettlin argumente cela très rapidement en paraphrasant un segment de « Crise de vers » :
Le « comme en vue d’attributions différentes » ne peut être compris que dans le sens plus explicite suivant : « comme s’il existait » des attributions différentes, c’est-à-dire, pour autant qu’on veuille bien postuler l’existence d’actions séparées, nécessitant pour les unes la parole brute et pour les autres la parole essentielle. La division des deux langues se formule en une hypothétique, suggérant qu’elle ne peut constituer qu’un désir, ce que le texte indique d’ailleurs explicitement. (p. 59)
17Sans doute que Mallarmé n’adhère pas entièrement à cette dualité du langage, où l’on aurait d’un côté langue commune et de l’autre langue littéraire, mais A. Ettlin ne justifie pas la possibilité d’un sens hypothétique — par ailleurs nullement répertorié dans les dictionnaires d’époque pour ce syntagme23. Le « comme en vue de » n’a peut‑être pas tant un sens hypothétique qu’un sens final : c’est l’expression du but qui est ici explicitée par l’emploi de la locution figée « en vue de » ; le « comme » signalant l’expression de la manière. Si l’on interprète cette séquence dans un sens final, la phrase du poète prend tout son sens. Ce n’est pas tant le « double état de la parole » dont Mallarmé discute24, mais la « séparation » nette de ce « double état » dans des buts différents et cloisonnés : l’état « brut » aurait pour finalité de « narrer, enseigner, même décrire » ; l’état essentiel aurait pour horizon la « littérature ». Enfin, A. Ettlin, en suggérant que les termes d’« universel reportage » ne soient pas négatifs, souhaite attester que Mallarmé ne souscrit pas à cette séparation. Elle suppose que le poète, par ces mots, « fait plutôt allusion à la communication au sens neutre du terme — ‘‘reporter’’, c’est tout simplement aussi déplacer vers un autre lieu, diffuser une parole vers un auditoire » (p. 59). Il est vrai que l’un des sens du verbe est de « déplacer » ; mais peut‑être, étant donné la mention de la « pièce de monnaie » pour figurer la communication, que reportage, au‑delà de signaler la presse en tant qu’emprunt à l’anglais, peut aussi signaler l’un des sens usuels de reporter et de report, termes de comptabilité qui signalent le déplacement de sommes25. D’autre part, l’emploi de l’italique, qu’A. Ettlin interroge peu, incite pourtant soit à lire un mot senti comme un emprunt à l’anglais, soit à lire une syllepse : il est donc presque certain, que péjoratif ou non, reportage n’invite pas un sens unique, quel qu’il soit. Enfin, l’étude des textes théoriques pourrait être enrichie d’une étude des textes poétiques pour essayer de reconstituer la pensée littéraire de Mallarmé. Quand bien même Mallarmé mettrait en doute dans « Crise de vers » ce cloisonnement du double état de la langue, il n’empêche que son œuvre, a priori, semble l’attester : comment comprendre le décalage stylistique entre ses poèmes qui déploient une langue si peu idiomatique et sa correspondance ou ses manuels qui eux, attestent plutôt d’un français standard ?
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18Ces quelques points de discussion ne sauraient masquer que l’ouvrage d’Annick Ettlin porte de fortes propositions : bien rares sont les critiques à s’être confrontés avec autant de finesse à la problématique si épineuse de la figure d’auteur ou de la distanciation ironique du poète vis‑à‑vis des théories du temps. Il s’agit là d’un travail qui développe des hypothèses audacieuses qui invitent à relire Mallarmé et à interroger les catégories interprétatives selon lesquelles on le lit. Et surtout, et c’est sans doute la plus prometteuse proposition : qu’il y a du rire avec Mallarmé, et que cela fait peut‑être plus d’un siècle qu’il s’est moqué de nous.