Différences sexuelles
1L’ouvrage réunit, dans une première partie, huit communications d’un colloque qui s’est tenu en avril 2004 à l’Université Paris-VIII autour des « différences sexuelles » que le récit, chez Marguerite Duras, met en scène et en question. Dans une deuxième partie, six études sont rassemblées sous le signe du « geste d’écriture » durassien, autour de la volonté d’en appréhender les enjeux. Dans la dernière partie, trois études ont été choisies parce qu’elles témoignent de l’activité de la recherche durassienne en Tunisie : elles ont été présentées lors d’un colloque en février 2004 à l’Institut Supérieur des Langues de Tunis et la Faculté des Sciences Humaines et Sociales.
2La première section est donc essentiellement consacrée aux différences sexuelles que le récit durassien explore, et s’ouvre sur ce que Mireille Calle-Gruber appelle « la dérobée du récit » (p. 15), autrement dit ce que l’écrit peut rendre durable, mourir et crier par exemple. L’écriture durassienne fait apparaître que l’essence des êtres et des choses est l’ouverture à l’autre. La littérature ne serait rien de moins que l’essence volatile des êtres et des choses. Marguerite Duras fait la littérature comme elle fait l’amour, c’est dire qu’il n’y a pas d’écriture qui ne soit sexuelle. « Une énergétique transexuelle » (p. 22) hante le récit de la scène obsessionnelle — phantasmée par Lol V. Stein — de l’enlèvement de la robe d’Anne-Marie Stretter par Michael Richardson. Cette scène d’un dévoilement qui n’a pas eu lieu développe une grande force narrative de par son inaccomplissement. Ainsi, la force transgressive de Duras, c’est d’inscrire dans le récit l’illimité des lectures de la différence sexuelle.
3Le propos de Bernard Alazet s’articule autour d’une phrase du Vice-consul : « […] elle marcherait, et la phrase avec elle »1. Il l’inverse volontairement afin d’en violenter l’ordonnance, afin que l’on lise : « la phrase marcherait, et le personnage, l’histoire avec elle » (pp. 29-30). L’écriture durassienne emprunte des parcours possibles dont la phrase est à chaque fois « l’origine et l’horizon » (p. 30), et ouvre la voie à « une langue qui se surprendrait à rêver ce qui d’elle-même ne se serait pas encore produit » (p. 30). La phrase doit élaguer la masse des mots pour dégager sa singularité. Il faut travailler jusqu’à la maigreur du texte, mais il faut pourtant garder tous ces mots que la phrase n’accueille pas sinon dans son ombre, « des mots qui, bien qu’invalidés, insistent d’une présence fantomale » (p. 31). La phrase durassienne, en obligeant les personnages à se faire poreux, à quitter leur forme et leur identité sexuelle pour laisser se confondre ce qui les distinguait, conduit le texte vers une forme androgyne. Figure oxymorique, l’androgyne conjoint ce qu’il distingue, remettant en jeu la totalité vers laquelle il fait signe. Exhumer de la langue ce dont l’écriture ne sait rien encore, c’est rejoindre un inconnu de soi, des mots, de la phrase, dont Maurice Blanchot nous dit qu’il est « verbalement neutre2 ». L’androgyne rejoint le Neutre dans la langue et travaille à installer dans la phrase « une dialectique sans résolution, qui ne permet pas au sens de trouver place définitive » (p. 34). Et la phrase marcherait, emportant avec elle les voix, les formes, les identités, « dans un territoire indécidable où l’androgyne superpose les marqueurs sexuels » (p. 38).
4Johan Faerber reprend la définition du Neutre telle qu’elle a été énoncée par Maurice Blanchot et rejoint l’analyse de Bernard Alazet. Le troisième sexe durassien serait une origine inassignable qui ne limiterait pas les genres à la bipolarité masculin / féminin, mais serait à la recherche d’un espace blanc. Ainsi se donnerait à lire un sexuel non encore rencontré, pas encore raconté. Ce troisième sexe durassien serait un des possibles du Neutre. Johan Faerber explique comment le troisième sexe est celui qui vient se glisser (au sens propre) entre les deux premiers sexes. Le troisième sexe s’ouvre au triolisme mais un triolisme qui s’appuie sur des « glissements progressifs » (p. 55). Il avance ensuite l’hypothèse selon laquelle le troisième sexe s’incarnerait dans la figure de l’Enfant, figure du Neutre, un devenir qui ouvre au désir d’écrire.
5Désir d’écrire et prostitution, tel est le thème développé par Chloé Chouen-Ollier. En s’appuyant sur La Maladie de la mort et Les Yeux bleux cheveux noirs, l’auteur s’intéresse à ce contrat de prostitution qui est posé comme postulat à une histoire entre un homosexuel et une femme, l’argent rémunérant l’impossible désir. Dans le contrat auquel la jeune femme consent dans La Maladie de la mort, la condition essentielle est la prégnance du silence, l’interdiction de toute parole. Mais la phrase va subir une défiguration par le cri, et c’est dans cet espace vacant qui témoigne, selon Chloé Chouen-Ollier, tout autant d’un déssaisissement de la phrase que du sujet, que la relation sexuelle serait donnée à voir. La phrase convoque la mort, il faut se soumettre à une loi, celle de l’absence à soi. Il s’agit de réaliser son propre meurtre au profit d’ « une sorte de mise en disposition totale vers le dehors »3.
6Sylvie Loignon part du postulat que la rencontre qui sous-tend la différence sexuelle n’est possible qu’à travers les mots. En effet, ce sont les mots qui rencontrent les corps des personnages, ce sont eux qui s’essaient à l’amour. Mais c’est dans la lecture ou dans l’écoute qui en résulte que l’amour peut s’essayer, car la lecture se fait passage, circulation autour des corps. Ainsi, il semble que « l’exploration textuelle de la différence sexuelle ne peut se faire qu’en se frayant des passages » (p. 69) que nous empruntons à la suite de l’auteur. L’exploration de la différence sexuelle est donc affaire de lieux, mais aussi de déchiffrement et de trace, celle que l’on veut laisser à l’autre.
7Chez Marguerite Duras, la voix fait corps avec l’écriture. Midori Ogawa, en s’appuyant uniquement sur Le Navire Night (on peut d’ailleurs regretter ce choix exclusif), porte son attention sur la voix en tant qu’élément du récit, dotée d’une autonomie et d’une existence à part entière. Organe sexué mais séparé du corps, la voix ouvre un espace de la différence infranchissable qui sépare le moi de l’autre.
8Pourquoi fallait-il une troisième voix dans le Vice-consul, en l’occurrence celle de Jean-Marc de H ? Parce que le texte avait besoin d’un regard autre, un regard masculin, différent, et dont l’attitude trancherait sur celle des femmes, répond Christiane Blot-Labarrère. Si la mendiante et l’ambassadrice ont pour elles la passivité, Jean-Marc de H. agit. L’auteur ne met pas en doute la masculinité du vice-consul, qui est d’ailleurs totalement nécessaire à la stratégie du récit. Reste que cet homme dérange avec sa voix bizarre, cette virginité qui ne cesse d’étonner, et ses cris incontrôlables. Marguerite Duras était très fière, en tant que femme écrivain, d’avoir fait crier le vice-consul, ce cri qui dit « la défaite hallucinée de l’espérance » (p. 83). L’auteur s’interroge sur la virginité du vice-consul et émet l’hypothèse d’une volonté d’évitement du réel chez cet homme « placé sous le signe inassignable de la prime jeunesse » (p. 84).
9Cette série d’interrogations sur les différences sexuelles se termine avec le texte de Laurent Camerini concernant le dédoublement narcissique. L’auteur écrit que dans l’œuvre durassienne, « des scènes d’eau et de miroir, de mer et de glace semblent se faire écho » (p. 109). Pour étayer son propos, il propose de mettre en parallèle deux personnages pris dans la contemplation du miroir, Aurélia Steiner et Françou (La Vie tranquille), dans l’ébauche d’une érotique de l’entre-deux.
10La deuxième section, regroupée sous le titre Etudes, débute par une réflexion sur l’écriture de la littérature, la seule qui pose problème, disait Marguerite Duras. L’écriture serait un mouvement n’impliquant aucune transformation, puisqu’il s’agit d’accomplir le déchiffrement de ce qui est déjà là. Pour déchiffrer sans traduire, l’écrivain doit veiller à ne pas rompre sa propre « nuit »4. Il faut faire en sorte que, quel que soit ce qui précède, et que cela puisse ou non être traduit, l’écriture devienne illimitée et rejoigne l’illisibilité dont elle procède. Dans cette étude passionnante et rigoureuse, Emmanuelle Touati déplie le processus de création qui est à l’œuvre autour du mot « écrire » et distingue, en reprenant la terminologie durassienne, deux époques dans le travail d’écriture durassien : celle où Duras aurait écrit des livres « harmonieux » , et celle où ses textes sont caractérisés par leur « incohérence »5. L’auteur fait une place particulière à Aurélia Steiner (Emmanuelle Touati la considère comme le double possible de Marguerite Duras) avec laquelle Duras entre dans un espace ouvert, sans limites. Mais c’est sans doute, en effet, avec La Pluie d’été que l’écrivain semble s’être accordé toutes les libertés, en inventant, grâce aux oralismes lexicaux, une langue première, unique, qui s’oppose à la langue artificielle, fixée par la grammaire. Ainsi, ce que Duras cherche à retrouver, c’est « l’enfance de la langue » (p. 150).
11Les deux études qui suivent s’intéressent aux questions de voix et de polyphonie. La polyphonie est à l’œuvre dans Le Square, de Marguerite Duras, et Pour un oui ou pour un non, de Nathalie Sarraute, d’abord pour des raisons génériques. La pluralité des voix est accentuée par la différence qu’elles ont avec les voix ordinaires mais aussi par les antagonismes qu’elles manifestent entre elles dans le dialogue fictif. Dès lors, des problèmes d’identité se posent. Dans cette étude judicieuse, Pauline Sellier insiste sur un fait d’importance : la double métaphorisation des voix du dialogue : « le théâtre est d’abord lui-même une métaphore du langage, les voix du dialogue sont une métaphore de la représentation » (p. 167). Cette lecture des textes de Duras et Sarraute comme le lieu d’une révolution polyphonique amène à considérer les voix de ces dialogues comme des instances autonomes qui s’imposent de l’extérieur dans les répliques des personnages et qui contaminent en même temps les voix authentiques. L’originalité de ce théâtre est d’établir entre le personnage et sa voix un rapport complexe et conflictuel et non plus une indiscutable identité. Les personnages de ce théâtre sont en grande difficulté avec le langage : soit la polyphonie masque leur voix véritable et donc leur personnalité, soit la voix véritable surgit en même temps que la peur et l’humiliation vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres.
12La Maladie de la mort, de Marguerite Duras, et Le Bavard, de Louis-René des Forêts, ont ceci en commun qu’ils font tous deux entendre une voix narrative qui parle à la première personne, c’est là le premier objet de l’étude de Sabine Doligé. La figure du lecteur, partie intégrante du livre puisque la voix narrative l’interpelle (de façon évidente dans Le Bavard, de manière plus équivoque dans La Maladie de la mort), constitue le second objet d’étude de l’auteur. Le lecteur, en effet mis à contribution, se heurte au mur que représente l’écrit dressé entre lui et cette voix qui dit « vous ». Ces deux textes présentent des structures narratives insolites qui font du sujet de l’énonciation une entité pour le moins problématique : lointaine ou dédoublée, écho ou caisse de résonance.
13Des trois dernières études, l’une est aussi consacrée à la voix, mais de manière plus indirecte. Dans le théâtre durassien, récité, la voix, partie intégrante du jeu, « fait » le théâtre. Sélila Mejri s’intéresse à Savannah Bay en tant que lieu de circulation de « tous les arts, de tous les genres, le lyrique, l’épique et le dramatique » (p. 237). L’auteur rappelle ici comment Duras sacralise le texte et réitère, avec Savannah Bay, sa prédilection pour un théâtre exclusivement récité.
14En mettant en abîme la spécularité du texte de Duras (L’Amant) et de celui de Genet (Journal du voleur), Najet Limam-Tnani propose une lecture métaphorique qui transforme l’œuvre « en miroir de miroir » (p. 208). L’autobiographie n’est pas, chez ces deux écrivains, un genre conjoncturel, mais selon l’expression de Doubrovsky, « un remède métaphysique ». L’écriture autobiographique s’affirme chez Duras et Genet comme tentative de constitution de soi et comme expérience existentielle. Ainsi, dans ce jeu de miroir entre l’écrivain et lui-même, et entre l’écrivain et le lecteur résiderait, selon l’auteur, le sens profond de l’écriture autobiographique.
15L’ouvrage s’achemine vers la fin avec une lecture stylistique du Vice-consul, par Samia Kassab-Charfi, lecture qui se veut « un recentrage élaboré à partir de la densité scripturale, recentrage attentif aux formes prégnantes, aux invariants syntaxiques et sémantiques, […], à cette dynamique de la phrase et du texte durassiens » (p. 243). L’auteur relève par exemple les nombreuses variations sémantiques sur le verbe « marcher » auquel Marguerite Duras fait subir une distorsion par rapport au sens communément admis. Samia Kassab-Charfi n’hésite pas à parler d’une « prosodie » durassienne, et d’une « dialectique de la dépossession et de l’intégrité, de la quête et de la perte » (p. 249).
16Cet ouvrage, outre le fait qu’il intéressera tous les lecteurs de Duras, constitue une réflexion vivante et variée sur les récits des différences sexuelles dans les textes de Marguerite Duras, ainsi qu’un questionnement utilement réitéré de l’écrit durassien.