Le paradigme Angot, ou la fin des haricots ?
122 novembre 2014. L’écrivain Éric Vuillard est l’invité de Laurent Ruquier sur le plateau du talk show « On n’est pas couché », pour évoquer Tristesse de la terre, son dernier titre en date qui lui avait valu, à l’époque, le prix Joseph Kessel1.
2De manière assez cocasse, un roman qui détaille les origines tragiques de l’industrie du divertissement — le texte est consacré au Wild West Show et au sort sordide réservé aux Indiens dans les mises en scène de Buffalo Bill — trouve donc sa publicité dans des logiques elles-mêmes spectaculaires : format cadenassé (Vuillard s’excuse de répondre trop longuement), scénographie inquisitoriale (l’écrivain comparaît face à ses « juges », dont l’un est présenté comme le « Lucky Luke du journalisme »), goût affirmé pour le pathos (le chroniqueur Aymeric Caron reproche à Vuillard, l’air grave, de ne pas avoir davantage insisté sur le génocide des Amérindiens), revendication d’authenticité (l’acteur Michel Boujenah, également présent sur le plateau, glisse une tirade corporatiste opposant les intérêts mercantiles à la « sincérité » des grands artistes), et surtout, divertissement à tout prix (en clôture de l’entretien, Ruquier tapote sur sa bouche en mimant le « wouh-wouh-wouh » des Indiens). Ainsi, lorsque Vuillard explique que l’alternative pour les Amérindiens était « soit de travailler pour le Wild West Show, soit de vivre une vie très précaire », on se demande s’il n’en est pas désormais de même pour l’auteur contemporain, forcé de jouer son propre rôle sur les plateaux télévisés.
3La séquence est donc une parfaite petite mise en abyme de la « grammaire du spectacle » qui pèse sur les écrivains, comme Vincent Kaufmann s’attache à le montrer dans Dernières nouvelles du spectacle. Ce que les médias font à la littérature. L’hypothèse principale défendue par l’ouvrage pourrait être résumée comme suit : soumise aux impératifs de l’économie de l’attention depuis le milieu des années 1970 — ce sont les débuts de l’émission Apostrophes, présentée par Bernard Pivot —, la figure de l’auteur s’est trouvée, du moins en France2, progressivement défaite de toute autorité, sommée de se profaner à grands coups d’exhibition médiatique et autobiographique, acculée à se soumettre aux diktats d’un public toujours plus puissant. Ces transformations auraient donc non seulement affecté le capital symbolique de l’écrivain, mais aussi la qualité des textes les plus lus et promus (p. 73, 80, 90), ainsi que l’autorité de la critique littéraire. C’est l’institution littéraire dans son entier qui se verrait donc reléguée dans les marges de réseaux médiatiques, où l’importance du trash, du buzz et du like aurait supplanté celle de la reconnaissance par les pairs.
4Kaufmann prend donc à bras-le-corps un certain nombre de diagnostics que les théoriciens de la littérature et écrivains contemporains sont nombreux à poser. Les deux volumes consacrés aux « Fins de la littérature », dirigés par Dominique Viart et Laurent Demanze, rassemblaient en effet de nombreuses contributions de qualité qui s’attachaient à penser (et, dans bien des cas, à nuancer) la perte d’aura de l’écrivain contemporain3. Mais là où ces auteurs cherchaient à éviter un discours « décliniste », Vincent Kaufmann y saute à pieds joints :
Les historiens de la littérature du xxiie siècle relèveront peut-être que, quelque part au cours de la première moitié du xxie siècle, sous les coups conjugués du marché et des technologies numériques, la littérature s’est défaite comme institution, qu’elle a éclaté en une infinité d’usages individuels découplés, d’une part, de tout consensus, de toute norme et, d’autre part, de toute mémoire, de toute continuité. Ils relèveront que peu à peu l’histoire de la littérature a cessé d’exister, cessé d’être possible parce qu’elle procède nécessairement d’un consensus et de normes, de choix de qualité opérés par des institutions, et que ces choix n’ont plus été possibles à partir du moment où les usagers, regroupés en de multiples plateformes ou non, s’en tenaient aux leurs et se fichaient complètement de ce qu’on leur avait recommandé de lire à l’école, mais aussi du Monde des livres ou du Times Literary Supplement dont ils ont simplement fini par oublier l’existence. (p. 232)
5Ce sentiment de « perte » et de dépossession s’appuie sur un certain nombre d’exemples que Kaufmann tire dans différents corpus — en occultant malheureusement systématiquement la créativité que requiert et suscite cette condamnation contemporaine de l’auteur à n’être qu’un « homme dans la foule »4.
6Ainsi, la trilogie Fifty Shades of Grey prouverait que les logiques collectives — à l’œuvre dans le milieu des fanfictions où l’auteure, E. L. James, s’est d’abord faite connaître — font mauvais ménage avec la littérature, puisqu’elles favoriseraient un style médiocre (mais la finesse du style est-elle le critère le plus efficient pour penser les enjeux d’une littérature érotique ?). Le cas de Zoella, une youtubeuse dont le premier et déjà très vendeur roman a été publié sur les recommandations de la fille de treize ans du CEO des éditions Penguin Books, devrait nous mettre en garde contre la liquidation du travail des lecteurs professionnels (mais les textes étudiés à l’Université et récompensés par les prix les plus prestigieux ne prouvent-ils pas la persistance de réseaux de reconnaissance, à distance des seuls chiffres de vente ?).
7Dans le champ littéraire français, c’est la vogue de l’autofiction, depuis la fin des années 1970, qui met Kaufmann sur la piste d’une « deuxième mort de l’auteur » : si Foucault et le structuralisme en avait annoncé la mort, effacé dans le texte qui seul compte, l’auteur serait revenu sur le devant de la scène avec les textes de Doubrovsky, Guibert, Angot… non pas ressuscité mais sous forme d’un corps profané, puisqu’on attend désormais de lui qu’il convoque lourdement sa souffrance et son vécu le plus brut. Le chapitre que Kaufmann consacre à l’autofiction est le seul dans lequel il discute véritablement des textes, mais sans y faire, de son propre aveu,un travail de « profondeur » (p. 135). Kaufmann sélectionne et met justement en évidence des convergences entre ces textes (un caractère sacrificiel, une scénographie du règlement de compte, le fantasme d’une littérature meurtrière), mais on regrettera soit qu’il s’y attarde — alors que l’autofiction a déjà fait l’objet de nombreuses critiques et semble servir de repoussoir à bon nombre d’écrivains contemporains —, soit qu’il ne s’y arrête pas plus longuement — puisqu’une analyse rapprochée aurait certainement permis de complexifier le lien entre la « médiasphère5 » du spectacle et celle de la littérature, certains textes mettant à l’œuvre une capacité à se jouer des enjeux du spectacle, et non seulement à s’y conformer.
8À bien des égards, les différents exemples évoqués par Kaufmann — de la controverse sur le « plagiat psychique » opposant Camille Laurens à Marie Darieussecq6 à la place grandissante laissée aux lecteurs (et acheteurs) dans les expérimentations de Tim Krohn7 — dessinent un paradigme : celui d’un auteur qui fait de sa subjectivité son fonds de commerce et se plie sinon aux formats de la téléréalité, du moins aux goûts d’un public avide de révélations et de sensations fortes. Au fond, c’est le modèle de Christine Angot que Vincent Kaufmann semble ériger au rang de paradigme de « ce que les médias font à la littérature ». S’il s’en dégage une forme particulièrement saillante, celle-ci nous semble néanmoins échouer à comprendre la multiplicité des relations que les écrivains entretiennent, de manière plus ou moins heureuse, avec la télévision et les réseaux sociaux. On regrettera par ailleurs l’absence notoire, dans ces pages, du non moins sulfureux Michel Houellebecq, véritable stratège médiatique que Vincent Kaufmann a ailleurs confié, de manière quelque peu surprenante, considérer comme l’un des derniers « grands auteurs » contemporains8.
9La force de l’ouvrage de Kaufmann nous semble donc moins résider dans ses analyses et conclusions que dans ses ambitions et partis pris méthodologiques, qui visent à décrire les conditions de visibilité des écrivains à l’aune du concept debordien de « spectacle », et de celui, bourdieusien, de « capital symbolique ».
10Connaisseur de Guy Debord — auquel il a consacré un essai sous le titre Guy Debord. La révolution au service de la poésie —, Kaufmann rappelle l’actualité des thèses du situationniste, que l’apparente « horizontalité » des médias numériques peine à faire invalider. Kaufmann fait en effet valoir que le régime de visibilité des mass media, parce qu’il repose nécessairement sur une forme d’exclusivité9, demeure la voie royale pour les écrivains en quête de reconnaissance. Ainsi, les images, règne presque autonome et détaché de la réalité, continuent de dominer les spectateurs (et potentiels lecteurs). Plus encore, selon Kaufmann, l’autonomisation du spectacle, décriée par Debord, se serait renforcée sous le coup d’une information devenue pléthorique:
Dans les années 1960, le spectacle était plus ou moins le porte-parole de la société de consommation, qu’il s’agissait effectivement de porter, de soutenir pour éviter qu’elle ne s’écroule. Aujourd’hui, il se pourrait que le spectacle soit aussi surtout le porte-parole de sa propre visibilité, et la raison en est que partout le règne de l’attention, clairement mieux adapté à la consommation d’informations et de bien immatériels, s’est substitué à celui, classique, de la marchandise, de sa production et de sa consommation. (p. 63)
11Vincent Kaufmann partage donc un certain nombre de références et de thèses avec Yves Citton10. S’il cite les précurseurs de l’analyse de l’économie de l’attention, Kaufmann ne cite néanmoins pas Pour une écologie de l’attention, que Citton a fait paraître en 2014. C’est dommage, car Citton y répond, en introduction, à un reproche qui pourrait être également adressé à Vincent Kaufmann : celui de faire comme si une économie immatérielle de l’attention avait supplanté une économie des biens matériels. Si la surabondance d’informations et de biens culturels exige effectivement de repenser la conceptualisation économique classique, fondée sur la rareté, il n’en reste pas moins que les écrivains demeurent des êtres incarnés dans des conditions d’existence sociale et économique, comme l’a notamment montré Bernard Lahire11. Articuler ces deux plans, ceux de l’économie matérielle et de l’économie de l’attention, permettrait sans doute d’affiner la compréhension des relations entre les écrivains et les médias. Par ailleurs, les conclusions d’Yves Citton et de Vincent Kaufmann divergent nettement en ce qui concerne le sort des études littéraire : là où le premier voit dans les enjeux de l’économie de l’attention une formidable occasion de revaloriser la pratique de l’interprétation, Kaufmann considère que la lecture attentive, l’herméneutique, et à travers elles, toute une modalité de subjectivation12, sont au contraire gravement mises en danger (p. 262).
12En s’intéressant aux enjeux de l’économie de l’attention, c’est non seulement le concept de « spectacle », mais aussi la schématisation bourdieusienne du champ littéraire que Vincent Kaufmann tente d’amender : non seulement le pôle de l’avant-garde n’existe plus, mais l’autorité interne au champ, garante de son autonomie, est en perte de vitesse et se voit concurrencée par une nouvelle autorité de la visibilité (p. 21). Si la témérité de Kaufmann a de quoi faire sourciller les héritiers de Bourdieu, elle a le mérite de remettre sur le métier la pensée du sociologue sans céder aux sirènes de l’apparente démocratisation de la fonction de l’écrivain. En remontant à la grande époque de la télévision, Kaufmann refuse en effet le seul enthousiasme face aux réseaux sociaux, et s’efforce de penser les déterminations conjointes des sphères de l’écrit, de la vidéo et des réseaux, qui toutes affectent à leur manière la « fonction-auteur ».
13Conformément à l’image idéale qu’il se fait de la recherche (liberté de penser, capacité à se soustraire aux impératifs de l’hyper-citation), Kaufmann se livre, dans Dernières nouvelles du spectacle, à un exercice de « haute verve13 », parfois hâtif (« Proust et Shakespeare sont ce qu’ils sont parce qu’ils ne répondent pas sur Facebook, et ceux qui le font ne seront jamais Proust ou Shakespeare », p. 239), souvent incendiaire, mais toujours soutenu par une vivacité de ton14 qui souligne l’urgence de se saisir de ces enjeux… Espérons que d’autres sauront entendre cet appel, en accordant à la fois plus de crédit à l’obstination, l’endurance et la ruse de la littérature, capable de foisonner dans un climat économique et médiatique globalement hostile15, et en attachant un peu moins d’importance à certains cas, indéniablement intéressants, mais moins représentatifs d’un état du champ que propices à la déploration.