Littérature & écologie. Lire le XIXe siècle pour repenser le monde contemporain
1Si la littérature s’est certainement toujours occupée de la nature et des effets de l’activité humaine sur l’environnement, la recherche littéraire aborde généralement le sujet pour soulever les implications politiques de l’écriture littéraire, c’est-à-dire les outils que celle-ci propose pour penser le monde, ses problèmes, et des solutions éventuelles. Le caractère politique du discours proprement écologique, quant à lui, a longtemps été tenu à l’écart par les classes dirigeantes et les idéologies au pouvoir, avant de parvenir à se faire reconnaître comme une véritable pensée alternative dans les années 19701. C’est le potentiel politique de ces deux discours, littéraire et écologique, que l’essai de Bertrand Guest, Révolutions dans le cosmos. Essais de libération géographique : Humboldt, Thoreau, Reclus fait se rencontrer de façon transversale. À ce premier axe comparatiste s’ajoute une approche interdisciplinaire du fait que les trois œuvres du corpus conjuguent chacune deux catégories d’écriture, « littéraire » et « scientifique ». Rappelons que Alexander von Humboldt (1769‑1859) était un explorateur, naturaliste et géographe allemand, considéré comme le père des sciences naturelles ; qu’Élisée Reclus (1830‑1905) était aussi géographe, également connu comme théoricien anarchiste français ; et Henry David Thoreau (1817‑1862) un naturaliste et un philosophe américain. Dédicacé à la mémoire de Rémi Fraisse2, l’ouvrage avertit d’emblée son lecteur qu’au-delà de la réflexion théorique menée par l’étude, l’élément politique des deux discours considérés concerne avant tout les choix de vie les plus élémentaires de tout un chacun. C’est ainsi par le politique que l’auteur énonce son double projet : « Les présentes recherches portent sur les liens qui se dessinent au xixe siècle entre la nature, les sciences et la littérature qui s’y consacrent ainsi que l’idée de liberté politique. » (p. 11).
Corpus & méthodologie
2Version remaniée d’une thèse de doctorat – soutenue en 2013 à l’Université de Bordeaux Montaigne –, l’essai se lit comme le résultat d’un travail de recherche ambitieux et de longue haleine. Sa lecture est quelquefois ardue et il arrive que le propos connaisse des phases de stagnation, témoignant néanmoins de l’émergence d’une pensée originale tout au long de l’écriture. Le lecteur initié aux exercices académiques appréciera l’exigence structurelle que l’auteur a pris soin de respecter, à la lecture des introductions, des conclusions et des transitions qui permettent au propos de se recentrer efficacement entre les différentes parties. Une autre particularité de l’écriture, qui peut compromettre la lisibilité de l’essai, est l’enchaînement de nombreuses citations dans le corps même du texte, qui ne sont pas toujours référencées de manière systématique. S’il est attendu d’un travail universitaire qu’il fasse la démonstration de lectures critiques conséquentes, il est probable qu’un grand nombre de ces références ait dû être supprimé à la demande de l’éditeur. Ce relatif déséquilibre dans les renvois ne nuit cependant pas aux considérations avancées.
3La principale qualité de l’ouvrage est certainement de poser la question de l’appartenance au canon de la littérature mondiale des trois œuvres, à la fois connues et inconnues du monde littéraire. Dans la mesure où ni Humboldt, ni Thoreau, ni Reclus ne correspondent à l’archétype d’un auteur des Belles Lettres, c’est-à-dire un auteur dont on considère les écrits affranchis des considérations matérielles, telles que politiques ou environnementales, B. Guest estime que leurs textes ont été marginalisés en raison de leur portée « scientifique » (p. 338 sqq.). Chacun des trois auteurs témoigne en effet d’une intention d’énoncer une vérité du monde qu’eux-mêmes, comme ses habitants, observent et expérimentent. Si les œuvres de Humboldt et de Reclus, bien que monumentales, restent assez mal connues dans le monde des lettres, il n’est pas certain que cela soit vrai pour Thoreau, l’écrivain le plus « littéraire » du corpus à qui l’on attribue l’invention du genre du « nature writing » de la littérature américaine – que l’auteur a développé pendant ses années de vie en autarcie passées au bord d’un lac dans une forêt du Massachussetts.
4Bien que B. Guest analyse les trois œuvres dans leur ensemble, ainsi que de nombreux paratextes tels que la correspondance des auteurs, l’essentiel de sa réflexion s’appuie sur Kosmos de Humboldt (publié entre 1845 et 1862), le Journal de Thoreau (écrit entre 1837 et 1861) et L’Homme et la Terre de Reclus (écrit à partir de 1895 et publié de façon posthume entre 1905 et 1908). Plus spécifiquement, B. Guest recourt aux textes ayant pour objet le continent américain, Nouveau Monde alors en pleine colonisation, espace de projection et de réflexion pour la géographie continentale européenne sur la place de l’homme dans le monde (p. 236‑237). Ce choix lui permet d’identifier dans chacune des œuvres une écriture ou une voix singulière, qui donne la primauté au regard et porte la même intention de constituer un savoir sur le monde. La compréhension de celui-ci est au demeurant entendue comme fonction exclusive de l’expérience directe et intuitive que l’individu peut en faire (p. 15). Le moi est donc au centre de ces trois écritures – il en « détermine l’économie complexe » (p. 126) –, ce qui supprime, selon B. Guest, la distance entre écriture scientifique (qui vise la constitution d’un savoir, souvent à portée éducative) et littéraire (exprimant une pensée originale sur le monde et les hommes qui l’habitent). Cette pensée unique à deux pans est nommée « cosmiciste » par l’auteur, qui la rattache au grand mouvement romantique du xixe siècle, dans la mesure où elle véhicule une idée du monde laïcisé, conçu comme un tout organique (un cosmos), en mouvement perpétuel, non totalisable et non rationalisable, et uniquement perceptible à travers le prisme du moi.
Comparaison ou amalgame ?
5Dans son désir de faire émerger une pensée commune aux trois auteurs, B. Guest prend toutefois le risque d’atténuer leur singularité respective. Dans les deux premières parties de l’essai, qui dressent les conditions de comparabilité des œuvres et interrogent les liens entre science, poétique et politique, il fait preuve d’érudition et d’une grande habileté à replacer les textes et leurs auteurs auprès de leurs contemporains dans l’Europe et l’Amérique du xixe siècle. Il dépeint avec force détails le contexte historique, intellectuel et politique de cette période de révolutions, d’expansion territoriale pour les puissances européennes, de colonisation et de réduction des terrae incognitae sur le nouveau continent, de mise en place des structures à la base de l’économie capitaliste (dont l’esclavagisme), ou encore de la systématisation de la mesure du temps et de l’espace permettant le contrôle des puissances occidentales sur l’intégralité du globe. Cette époque étant également le moment de l’autonomisation des savoirs et de l’institutionnalisation des disciplines au sein de l’Université – à l’origine de la division aujourd’hui difficilement réductible entre « science », affirmée comme unique moyen valide de connaître le monde, et « littérature », reliée au domaine des arts et de l’expression personnelle –, B. Guest voit ainsi en chacun des auteurs un romantique, un poète et un scientifique refusant en bloc cette idée de la modernité rationnelle qui standardise et « désenchante » le monde3.
6Excès d’enthousiasme ? Ce tableau brillamment illustré, et témoignant d’un travail impressionnant de lectures croisées – par exemple à propos des liens entre peinture et écriture, ou des développements de Reclus et de Thoreau sur le végétarisme –, conduit l’auteur à considérer que les trois hommes de lettres parlent en quelque sorte d’une même voix. Certes, son travail relève la particularité de chaque texte – la question de la langue d’écriture, les projets individuels ou encore les contextes spécifiques à leur diffusion et à leur réception – mais B. Guest généralise la période étudiée au siècle du positivisme triomphant et voit en Humboldt, Thoreau et Reclus la même personnalité d’opposition qui s’exprime tour à tour contre l’esclavagisme, le colonialisme, le capitalisme, le despotisme, le racisme, les violences faites aux hommes comme à l’environnement, ou encore la division et la désensibilisation des savoirs. La « pensée cosmiciste » qu’il décrit semble ainsi une catégorie bien commode, lui permettant d’englober une multitude de discours dissidents (et parfois contradictoires) tels que le révolutionnarisme, le libertarisme, l’anticapitalisme, l’antimodernisme, l’antipositivisme, et même le millénarisme. Il parvient toutefois à rassembler ces courants discordants sous l’étiquette d’une « science romantique » (p. 23) redéfinie comme un vaste mouvement de pensée philosophique et non uniquement esthétique (p. 72)4.
7Cette assimilation dessert ainsi la compréhension des enjeux légitimement soulevés par la relecture des trois œuvres, notamment en ce qui concerne le discours écologique (avant la lettre) dont B. Guest cherche à identifier les prémisses. Si les trois auteurs entendent penser les lois générales du monde à partir de la compréhension des structures d’environnements spécifiques, et font ainsi des dynamiques du local l’assise du global (p. 173), B. Guest considère que chaque œuvre dissémine des idées démocratiques et libertaires en faveur, notamment, de l’éducation populaire et du partage du savoir et du pouvoir à tous. Contestant la division entre « littérature » et « science », qui redouble de surcroît l’écart entre les régimes savant et vulgaire du discours, il dépeint les « écrivains du cosmos » en « prophètes » (p. 268), « décrivant le monde pour en prescrire d’autres » (p. 181) qui feraient une plus grande place à la démocratie et à la liberté. Il est vrai que son analyse n’entre pas en contradiction avec les opinions explicitement anarchistes et réformistes de Reclus et de Thoreau, mais il lui est cependant moins aisé d’affirmer la même chose de Humboldt, malgré les propos philanthropes et abolitionnistes de ce dernier. Il argumente en effet contre la critique majeure du courant postcolonial, pointant la récupération des écrits de l’explorateur par le discours colonialiste, dans la mesure où celui-ci, qui n’a jamais mis le pied au-delà des frontières coloniales, a contribué à faire du nouveau continent un espace vierge et sauvage qu’il était justifié de conquérir et de civiliser5.
Une écriture essayiste singulière
8Dans la troisième et dernière partie de l’essai, B. Guest associe la « pensée cosmiciste » à l’écriture pratiquée par les trois écrivains. D’après lui, ceux-ci « relient au sein d’une pensée cosmique et d’une écriture essayiste la géographie de la terre à celle de l’homme, leurs expériences de la nature à une pensée politique des rapports entre individu et humanité. » (p. 11). L’auteur propose le terme de « cosmos » pour conceptualiser une pensée et une manière d’écrire qui sont en fait une même chose, qu’il qualifie de « forme-sens à même de conjuguer l’inachèvement d’un savoir en mouvement et l’ouverture énonciative d’une écriture qui se veut démocratique » (p. 33), « forme-sens de la littérature cosmique à la constance d’autant plus discrète qu’elle est protéiforme » (p. 455). On peut apprécier l’humour de la formule, mais l’on peut aussi regretter que B. Guest fonde dans une sorte de « cosmos » tout-en-un une pensée unique et une écriture également réduite au singulier. S’il s’accommode d’une définition souple de l’essai (fragmentaire, indéterminé et « ouvert » puisqu’il accueille différentes modalités d’écriture), il ne remarque pas que les œuvres étudiées sont hétérogènes, chacune à leur manière. Humboldt, Reclus et Thoreau auraient donc comme projet commun de mettre en relation « tout ce qu’il y a sur Terre dans une science du cosmos, romantique en ce qu’elle embrasserait l’infinité du monde (…) projet, aussi bien scientifique qu’esthétique, d’une systématique de l’infini » (p. 53). Parlant déjà d’une même voix, les auteurs sembleraient désormais écrire d’une seule main.
9La dimension utopique et idéaliste des œuvres étudiées semble ainsi perdue de vue par l’auteur, comme en témoignent ses analyses qui oublient parfois de remettre les propos considérés en perspective. Il conclut par exemple que la langue généreuse et idéale des trois écrivains est la manifestation du monde lui-même (p. 448‑449), et qu’elle donne la parole « à tous les sujets parlants » (p. 337) de la terre. Pareillement, B. Guest ne s’arrête pas véritablement sur la « Science » contre laquelle les auteurs de son corpus et lui-même s’insurgent, qu’il décrit presque comme un monstre toujours prêt à se faire l’instrument de tous les pouvoirs, « visant à soumettre l’ensemble du vivant à sa mainmise » (p. 72) en opérant dans les cercles académiques des institutions « sclérosées » (p. 389) dès leur création. Gardons toutefois à l’esprit que l’ouvrage présente une réflexion développée dans le cadre des recherches doctorales de l’auteur, réflexion qu’il a pu reprendre et affiner par la suite, dans ses articles en particulier6.
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10La critique adressée ici ne doit pas éclipser l’importance significative des recherches de B. Guest, dans le cadre de la réflexion littéraire tout comme dans celui, plus large, de la pensée du contemporain. Interrogeant la distinction entre « science » et « littérature », et ainsi ce qui fait la littérarité des textes à l’étude, Bertrand Guest parvient en effet à s’affranchir de leurs interprétations usuelles en relevant le défi de les lire comme des textes littéraires alors qu’ils ne le sont a priori pas. En d’autres termes, il ne les lit pas comme des copies d’un monde observé préexistant à l’écriture, mais comme des instruments pour imaginer le réel, tel qu’il est et pourrait être, afin d’offrir la possibilité de le transformer. Cette recherche du caractère performatif de l’écriture lui permet de relier le littéraire et le politique avec succès :
Lire [les auteurs étudiés] (…) comme des littéraires n’est donc pas réduire leur œuvre à une esthétique pour en oublier la part politique, éthique et philosophique. Il s’agit bien au contraire de montrer en quoi la poétique de l’écriture rejoue la politique de la pensée en assurant une circulation moderne et démocratique du texte. (p. 338)
11Au-delà du domaine de la recherche littéraire, l’ampleur de ce travail est d’autant plus appréciable que celui-ci cherche à donner aux discours alternatifs contemporains, notamment écologistes et/ou altermondialistes, les moyens de se penser dans l’histoire en se trouvant une généalogie. Depuis la fin des années 1990 et l’effondrement de la pensée marxiste, il est en effet grand temps que l’opposition au capitalisme globalisé, révoltée par les inégalités en accroissement permanent, puisse asseoir sa légitimité.