L’iconographie de l’Ovide moralisé & les métamorphoses du sens
1L’ouvrage de Françoise Clier‑Colombani, s’il rassemble les fruits de plus de vingt années de recherches, ne s’inscrit pas moins dans la tendance actuelle de la médiévistique, qui cherche à ouvrir le dialogue entre les différentes disciplines qui la composent (histoire, littérature, histoire de l’art, philosophie, etc.). Ce que nous propose l’autrice, à savoir une étude des liens entre le texte et les images dans l’Ovide moralisé, implique de fait une double méthode — celle du littéraire et celle de l’historien de l’art —, mais elle implique aussi et surtout l’adoption d’un regard qui n’est pas orienté. Sans pour autant favoriser explicitement l’étude du texte au détriment de celle de l’image, la tentation serait de considérer cette dernière comme un élément secondaire, comme la simple « illustration » d’une proposition narrative et allégorique dont la force résiderait dans sa dimension textuelle. D’entrée de jeu, F. Clier‑Colombani postule au contraire qu’il importe d’accorder aux miniatures « la même “valeur” qu’au texte et [de] considérer que dans chaque manuscrit s’établit une subtile dialectique entre ces deux formes expressives qui s’éclairent et se répondent » (p. 15). C’est donc dans une oscillation bienvenue entre des constats généraux et une attention minutieuse aux détails propres à chaque codex que l’historienne de formation questionne les rapports que le texte entretient avec les images, dans la mesure où ces deux composantes de l’œuvre médiévale participent également à la création du sens. F. Clier‑Colombani souligne à ce sujet le lien consubstantiel entre imagines et imaginatio : l’image réelle résonne dans la mémoire et se fait « médiatrice entre […] le monde des realia et celui du rêve » (p. 16). L’enjeu est alors de « comprendre ce qui se joue dans la pratique de la contemplation et de la lecture » (p. 9) pour cette œuvre dont le fond païen et mythologique doit inévitablement être adapté aux réalités chrétiennes de l’époque — et la grande richesse de l’ouvrage est sans doute d’avoir démontré le rôle joué par l’image dans cette entreprise de moralisation du texte ovidien, à travers l’importante récupération d’un vocabulaire iconographique chrétien.
2L’ouvrage de F. Clier‑Colombani, qui dépasse largement la simple recension ou typologie, permet de faire le point sur un aspect fondamental de l’Ovide moralisé, les études de son iconographie se limitant jusque‑là à des examens de cas précis, essentiellement traités dans des articles ponctuels1. Bien que certains manuscrits soient privilégiés au cours de l’étude (les mss. Thott 399, Rouen O.4, Arsenal 5069 et BnF 137), c’est l’ensemble des codices enluminés des différentes versions de l’œuvre (la version originale en vers et ses deux mises en prose) qui est considérée, permettant ainsi une vue d’ensemble sensible aux différents types d’images et à l’appartenance de celles‑ci à leur contexte manuscrit.
Figurer ce qui est sans figure
3S’inscrivant dans la lignée méthodologique proposée par Sandrine Hériché‑Pradeau et Maud Pérez‑Simon2, F. Clier‑Colombani interroge l’iconographie en récupérant certains procédés rhétoriques et formels issus de l’analyse textuelle — par exemple des figures de styles telles que l’anaphore et la métaphore, ou encore des techniques argumentatives comme le renvoi d’autorité et l’analogie (p. 21). Compte tenu de cette approche, il n’est pas étonnant que la première fonction que F. Clier‑Colombani reconnaisse à l’image soit la fonction narratrice, laquelle « impose de convoquer les différents niveaux d’énonciation dans l’image » (p. 22). L’autrice accorde encore trois fonctions aux enluminures : la fonction phatique ou de communication, dans la mesure où elles entrent en contact avec le lecteur, la fonction explicative ou idéologique, qui « règle le régime narratif et oriente l’interprétation du récit » (p. 22), la fonction testimoniale enfin, qui atteste de la « réalité » de l’action représentée. Ces points de méthode et postulats critiques sont posés succinctement dans l’introduction.
4Les trois premières parties de l’ouvrage sont plus descriptives et exposent les différents éléments sur lesquels l’autrice fondera ses analyses : la première inventorie les manuscrits enluminés et impressions incunables illustrées de l’Ovide moralisé ; la seconde présente les types d’images rencontrées (synthétiques et sérielles) et expose la tension qui résulte inévitablement de la tentation de représentation chrétienne d’un surnaturel païen ; la troisième partie traite quant à elle des codes de la représentation et s’attarde par conséquent aux éléments générateurs de sens (la gestuelle des personnages, la spatialité, les couleurs, l’ancrage dans une réalité pittoresque, etc.). Si ces trois parties fournissent déjà plusieurs interprétations intéressantes — pensons à celle qui associe, dans les images sérielles, le palissement des vêtements des victimes « à l’imminence de leur disparition, qu’il s’agisse d’une métamorphose ou de la mort » (p. 109) —, l’apport de l’ouvrage réside surtout dans les parties quatre, cinq et six, plus substantielles. F. Clier‑Colombani y interroge la manière dont les enlumineurs ont figuré « ce qui précisément n’a pas de figure » (p. 24), à savoir le monde surnaturel, les passions et le processus de métamorphose (qui est par définition l’intermédiaire instable entre deux états achevés). La quatrième partie s’attarde aux représentations du monde surnaturel et fait état des tiraillements perceptibles entre la mise en scène d’un au‑delà païen et celle d’un au‑delà chrétien. Traitant du ciel et des lieux intermédiaires, elle fait cela dit la part belle aux Enfers et aux différentes manières d’y accéder — par la gueule brulante du Léviathan, mais aussi par l’eau et par l’allégorie. La cinquième partie se centre quant à elle sur les passions et propose d’appréhender les métamorphoses, souvent le fait d’amours problématiques, comme des « métaphores de la mort — qu’il s’agisse de morts partielles, momentanées, ou de glissements progressifs vers l’au-delà » (p. 177). Mais loin de ne s’attarder qu’aux représentations de l’amour charnel, F. Clier‑Colombani accorde une grande importance à l’amour maternel, d’autant plus qu’elle observe dans les images un amalgame entre les femmes souffrantes et la Vierge triomphante (p. 209). Enfin, la sixième partie traite plus spécifiquement des métamorphoses (animales, végétales et, plus rares, minérales), représentées dans leur état final ou bien en cours de réalisation. L’autrice y insiste sur le rôle moralisateur de la transformation qui, selon les mythes, est allégorisée par le texte et par l’image comme une punition ou une rédemption — c’est notamment le cas de la métamorphose végétale, souvent le signe d’un « arrachement pénible à l’existence » et d’un « exil dans un autre lieu » (p. 297) parfois assimilable au purgatoire (p. 295).
L’image, première critique du texte
5Le travail de F. Clier‑Colombani ne manque pas d’insister sur la portée critique de l’image, dont les choix illustratifs « dessinent des partis pris, des sensibilités, des visions et des influences » (p. 20). En effet, en ce qu’elle cristallise une première « lecture » du texte — elle « relit » le texte, pour reprendre l’heureuse formule de S. Hériché‑Pradeau et M. Pérez‑Simon3 —, l’image opère un geste critique, qui peut revêtir diverses formes. Presque inévitablement, elle complète la fable ou bien fournit des précisions qui ne se retrouvent pas dans le texte. Alors que le texte de l’Ovide moralisé ne décrit pas l’infanticide de Pluton par Saturne — l’auteur emploie le terme « occis » sans préciser davantage (p. 190) —, l’enluminure correspondante du ms. Rouen O.4 représente « Saturne, [perçant] de son épée le petit enfant nu qu’il tient fermement par les pieds, la tête en bas » (p. 190). Mais plus que d’être un simple complément au texte, l’image assoit les moralisations élaborées par l’adaptateur des Métamorphoses. La naissance miraculeuse d’Adonis (humain, il jaillit de sa mère métamorphosée en arbre), telle qu’elle est représentée dans le ms. BnF fr. 137, en fournit un bon exemple : l’auteur du texte associe Adonis au Sauveur du monde et l’image conforte l’interprétation en mettant en scène l’enfant « tout debout, tel un petit Jésus, la main gauche élevée comme pour bénir les Naïades venues […] le recueillir » (p. 207). De même, la fente de l’arbre, de laquelle émerge l’enfant, a la forme d’une amande ou d’une mandorle, ce qui n’est pas sans évoquer « autant le sexe de la femme que le rayonnement qui émane de la Personne divine » (p. 207). Dans ce type de cas, les enluminures « se donnent à lire et à interpréter non seulement en fonction du texte ovidien, mais aussi en fonction des allégories interprétatives » (p. 156).
6Au sein des différentes luttes qui rythment les Métamorphoses et l’Ovide moralisé, l’image peut également choisir son camp et prendre position sur le texte. Le récit de Méléagre, victorieux du sanglier de Calydon mais meurtrier de ses oncles maternels qui lui disputaient l’honneur de la victoire, constitue un bon exemple. Les enluminures correspondantes dans les mss. Rouen O.4 et Arsenal 5069 représentent le héros en martyr, « les mains jointes, sur un bûcher ardent » (p. 204) : l’enlumineur se positionne du côté de Méléagre et non du côté de la mère de celui‑ci, responsable de sa mort en ayant préféré ses frères à son fils. Le jeune héros est innocenté de son meurtre par le modèle iconographique du martyre par le feu.
7Mais plus que de prendre parti, l’enlumineur peut s’écarter du texte au point de nier la fable elle‑même. C’est le cas de l’artiste derrière les miniatures du ms. Rouen O.4 alors qu’il lui incombe d’illustrer le repas funeste au cours duquel Progné, pour venger sa sœur Philomène et avec l’aide de cette dernière, fait manger son propre fils à son époux Térée. Si, dans le texte ovidien comme dans la traduction médiévale, ce sont les deux sœurs qui sont coupables de l’infanticide, l’image représente Progné « assise à table, l’air las et résigné », passivité qui contraste avec les attitudes « agressives et courroucées » (p. 206) de Térée et Philomène. Progné est visuellement déchargée du poids de son crime et sa posture l’éloigne du drame, « tant il est difficile [pour l’artiste] d’imaginer et de représenter une mère infanticide » (p. 206). L’image peut donc non seulement conforter le texte ovidien et/ou asseoir ses moralisations médiévales, mais elle peut aussi formuler de nouvelles propositions narratives ou allégoriques.
La charge chrétienne des images païennes : un contour mouvant
8Parmi les lectures allégoriques que les images proposent du texte de l’Ovide moralisé, la plus fréquente d’entre elles — surtout dans les plus anciens manuscrits4 — est indéniablement l’interprétation chrétienne, à laquelle F. Clier‑Colombani porte une attention toute particulière. Le lecteur médiéval, lorsqu’il s’attarde sur les enluminures des manuscrits de l’Ovide moralisé, fonde sa compréhension des images sur sa lecture et sa connaissance des fables ovidiennes, mais il se réfère aussi à l’enseignement religieux qu’il a reçu et qu’il a profondément intégré. Par conséquent, sa lecture des images s’effectue « en tenant compte à la fois de codes internes et externes à celle‑ci » (p. 94). Il en va de même de l’artiste lorsqu’il pense et réalise les illustrations. Dans chaque section de son ouvrage, F. Clier‑Colombani révèle ainsi cette présence parfois subtile de la pensée chrétienne en démontrant la forte imbrication d’un double vocabulaire iconographique — chrétien et païen —, imbrication « qui dévoile de manière quasi subliminale le projet de moralisation chrétienne des fables d’Ovide » (p. 22).
9Cette charge chrétienne s’exprime de deux manières principales : à travers une séquence iconographique ou au sein d’une même image. Dans le premier cas, c’est la proximité visuelle qui oriente la réception de l’illustration de la fable ovidienne alors que l’enlumineur lui accole une image chrétienne. Nous pouvons penser à la scène d’Annonciation qui suit l’illustration de la métamorphose de Daphné en laurier dans le ms. Rouen O.4 (p. 209). La scène chrétienne étaye ici la moralisation de la fable, qui assimile l’amour puissant d’Apollon pour la nymphe à celui qui a déterminé Dieu dans le choix de Marie. La proximité visuelle des deux images assure la direction de lecture, « procédé fréquent, dans les deux plus anciens manuscrits, que la mise en parallèle de deux images, l’une mythologique, l’autre chrétienne, la seconde donnant la clé de lecture de la première » (p. 210). Dans le second cas, l’image convoque les codes de représentation du système iconographique chrétien dans une relation homologue à l’intertextualité. F. Clier‑Colombani fait notamment apparaître les proximités dans les figurations des personnages païens et chrétiens : constatant qu’« il est finalement difficile de faire clairement la différence dans les images entre les dieux de la mythologie et le Dieu des chrétiens » (p. 114), surtout dans le cas de Jupiter, qui récupère souvent les attributs de Dieu en majesté. Dans un travail révélateur de son érudition, l’autrice retrace ainsi les modèles iconographiques chrétiens que les artistes de l’Ovide moralisé transposent dans le registre mythologique — comme le Phébus du ms. Thott 399 qui, présidant à la naissance de Vénus (f. 148vo), est représenté semblablement au « Christ de la seconde Parousie bénissant les morts qui sortent de terre dans le Jugement dernier de la Cité de Dieu » (p. 134). Mais plus que de seulement faire écho à une autre tradition visuelle, la charge chrétienne perceptible dans l’enluminure, comme dans le cas des images sérielles, oriente la compréhension du mythe, ce dont l’illustration du mythe de Pygmalion dans le ms. BnF fr. 137 témoigne bien. L’image représente Pygmalion en prière, sa statue inanimée couchée à ses côtés et, debout dans son dos, la statue prenant vie. Comme l’observe F. Clier-Coombani, « la facture [de la statuette inerte] évoque le mode traditionnel de représentation de l’âme s’échappant du corps d’un mort dans la peinture gothique » (p. 152), alors que la femme qu’elle est devenue est « nue comme Ève sortant des mains du Créateur […], ou comme un corps qui ressuscite » (p. 152). Ces similitudes avec des codes chrétiens qui insistent sur la mort puis sur la naissance (naissance de surcroît voulu par Dieu) ne manquent pas d’évoquer le « processus de mort suivie de rédemption » (p. 153) et de poser la fable « comme une préfiguration mythologique du Nouveau Testament » (p. 154). Par conséquent, même lorsque le texte évacue l’allégorie — comme c’est le cas du ms. BnF fr. 137, où la glose occupe une place réduite —, l’image peut indépendamment du texte élaborer le sensus allegoricus à travers un réseau complexe de similitudes iconographiques, et ainsi guider le lecteur dans son appréhension des mythes.
10Si l’interprétation que l’on peut dégager de l’image vient le plus souvent conforter la glose accompagnant la traduction des Métamorphoses, elle entre dans certains cas en contradiction avec le commentaire textuel, de sorte que les deux lectures de la fable ne s’accordent pas toujours. Par exemple, l’Ovide moralisé compare Phaéton à Lucifer, figure d’outrecuidance ayant été légitimement punie, alors que l’image du ms. Rouen O.4 rapproche le personnage mythologique du Christ et en fournit donc une compréhension hautement positive :
à la déploration de Clyménée entourée de ses filles sur le tombeau de Phaéton correspondra, sur la deuxième colonne du même folio, une représentation de la Crucifixion, mettant en scène le Christ en croix entouré de deux femmes éplorées, dont la Vierge, à sa gauche, identifiable à son manteau bleu et à son auréole. (p. 214).
11La scène de Crucifixion, par sa proximité matérielle, déteint sur la scène finale du mythe de Phaéton, opérant un rapprochement sémantique et ouvrant par conséquent une autre voie de compréhension de la fable, opposée à la glose textuelle5.
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12À travers l’étude de nombreux cas précis, F. Clier‑Colombani brosse ainsi le portrait de l’inévitable « imaginaire flottant » (p. 135) qui résulte de l’amalgame d’un vocabulaire iconographique chrétien à des sujets païens, attaquant de front et dans sa richesse l’ambiguïté des représentations. Les mythes autant que les moralisations nourrissent les images sans pour autant limiter ces dernières, souvent autonomes « dans l’enseignement qu’elles dispensent, dans la relation qu’elles instaurent entre les fables et leurs allégories, mais aussi dans le commentaire et l’interprétation personnelle des artistes par rapport à cet ensemble » (p. 299). C’est en travaillant simultanément toutes les dimensions du monument littéraire qu’est l’Ovide moralisé que l’ouvrage de F. Clier‑Colombani s’inscrit comme un incontournable des études sur cette œuvre. Les propositions stimulantes foisonnent, et il serait même profitable de confronter certaines d’entre elles à d’autres corpus — notamment celle, déjà évoquée, du palissement des vêtements des personnages à l’approche de l’Autre monde, transparence fantomatique susceptible de se retrouver ailleurs que dans l’Ovide moralisé.
13Outre la quantité importante de coquilles typographiques, il faut regretter la rareté des illustrations reproduites — une quinzaine, tout au plus, ce qui permet difficilement la familiarisation avec l’identité visuelle de chaque manuscrit. Est également regrettable l’absence de tableaux résumant le contenu iconographique de chaque manuscrit étudié, d’autant plus que ce travail a très certainement été réalisé par l’autrice. Annexer ces tableaux en fin d’ouvrage aurait permis de mieux circonscrire les intérêts de chaque enlumineur, en plus de fournir des données nécessaires aux chercheurs s’intéressant aux enluminures. Quoi qu’il en soit, ce travail d’ampleur ne permet pas moins d’ajouter une pierre à l’édifice encore en construction des études sur les liens entre texte et images.