« Mais le duel n’est qu’une cérémonie »
« Mais le duel n’est qu’une cérémonie. Tout en est su d’avance, même ce que l’on doit dire en tombant. »
Stendhal, Le Rouge et le Noir1.
1Lorsqu’on parle de duel, le romanesque s’impose mais la narration s’indispose. Tel est le constat d’Uri Eisenzweig qui a relevé dans un vaste corpus de la littérature du xixe les traces du duel, présent en pensée, absent en faits, évoqué partout, décrit nulle part.
2Cette confrontation privée, qui s’est substituée au combat judiciaire (public) à partir de la fin du xvie siècle, se répand dans les rangs de la noblesse puis de la bourgeoisie au xviie siècle. Malgré son interdiction par le roi Charles IX dès 1566, l’indulgence à l’égard des duellistes sera plus ou moins grande, selon les monarques. Dès ses débuts, le duel se plaçait en dehors du collectif : hors du temps (très tôt le matin), dans un lieu peu fréquenté, au‑dessus des lois. Un honneur souillé, un rendez‑vous au petit matin, dans la brume, loin des regards indiscrets, deux hommes face à face, visage pâle, regard sombre… Le duel, et plus particulièrement le duel tel que le conçoit xixe siècle post‑napoléonien, a quelque chose d’éminemment romanesque. Le code d’honneur qu’il implique et dont il découle à la fois, cette façon de demander réparation, de ne pas accepter un outrage, si infime soit‑il, sans riposter, donnent l’impression qu’il s’agit d’une intrusion du roman dans la vie réelle, du panache dans le quotidien.
3Pourtant, et c’est l’idée générale de cet essai, il y a peu de duels véritablement aboutis, pour ne pas dire aucun, dans la littérature du xixe siècle. De nombreux duels y sont évoqués, certains sont esquissés, mais il est presque impossible de trouver un duel complet, respectant toutes les règles propres à cette rencontre dans un roman. L’auteur de cet essai va même plus loin et affirme que plus la narration est cohérente, plus est évanescent le duel auquel elle prétend faire référence. Quelle serait la raison de cette absence, de cette « dimension narrativement fugitive » (p. 9) de l’acte lui‑même que constitue le duel ?
Le « code du duel »
4En 1836, le Comte de Chatauvillard fait paraître son Essai sur le duel. Il s’agit d’un véritable code du duel, qui couvre tout, de la question de l’offense en passant par les armes, tenues, nombres de témoins autorisés, jusqu’aux mouvements requis ou permis sur le terrain. Français, Russes, Italiens, Allemands et Espagnols : tous suivront désormais ce code qui compile les données de plusieurs ouvrages antérieurs. Avec cet écrit, les gestes du duel s’apparentèrent désormais à une cérémonie protocolaire, à un spectacle chorégraphié, comme obéissant à script. Il ne s’agissait plus d’une action mais d’un rite. Au lieu de contrôler une pratique existante, ce code la recréa. Il y eut rapidement un problème de compatibilité entre l’obsession descriptive du comte et l’imagination poétique de nombre d’auteurs qui avaient pourtant vu dans le duel un potentiel romanesque immense. Mais comment intégrer à un récit un acte de violence codifiée, ritualisée, prédéterminée ? Du fait de ce formalisme nouveau, de ce code, le nouveau duel hypercodifié fut évacué du roman. Il s’échappa des récits qui prétendirent le raconter.
5Uri Eisenzeig propose, au gré d’un corpus soigneusement choisi, classique s’il en est, un tour d’horizon des duels supposément rencontrés dans la littérature française et russe du xixe siècle et d’interroger leur absence et/ou leur incomplétude.
Enjeux & manifestations de l’absence du duel
6Le premier duel évoqué est celui qui est au cœur de l’intrigue de la nouvelle Le Coup de pistolet de Pouchkine (1831). Ce duel repoussé, attendu, oublié et rappelé, fait l’objet d’un chapitre entier car l’auteur de cet essai voit la scène finale de cette nouvelle comme l’éviction du duel hors de la littérature, par les deux balles finales fichées dans le mur de la bibliothèque de son adversaire, métaphorisant l’emmurement définitif du duel… au milieu des livres.
7Uri Eisenzweig évoque ensuite plusieurs façons de contourner la narration du duel. Nous en retiendrons quelques‑unes, particulièrement intéressantes. Tout d’abord, le monologue intérieur permet au personnage de « s’échapper » du duel, tout en autorisant son auteur à ne pas vraiment le décrire. Ainsi, l’état d’esprit de Lucien de Rubempré, lors de son duel contre Michel Chrestien dans les Illusions perdues de Balzac, est bien plus décrit que le duel lui‑même. La description elliptique du duel permet également son évanescence. Ainsi, dans la nouvelle « Les trois Portraits »de Tourgueniev, la narration du duel est ainsi expédiée : « Peu après la mort de son père, Basile Ivanovitch, malgré son habileté à se tirer d’affaire, fut provoqué en duel par un mari offensé. Il se battit, blessa gravement son adversaire, et se trouva contraint de quitter la capitale.2 »
8De même, au début des Démons de Dostoïevski, un duel nous est ainsi rapporté : il est dit que le prince Stavroguine « avait eu [à Saint‑Pétersbourg], presque en même temps, deux duels, qu’il avait tué net l’un de ses adversaires et laissé l’autre invalide.3 » Prenons encore un exemple tiré de Ferragus de Balzac « Le calomniateur fut tué en duel.4 » avant d’évoquer Stendhal, passé maître dans l’art de l’exclusion romanesque du duel : « Le duel fut fini en un instant. Julien eut une balle dans le bras ; on le lui serra avec des mouchoirs.5 » Ainsi, dans Le Rouge et le noir, l’exclusion narrative est quasi totale. Il est fort probable que « l’élégance nerveuse, l’impatience même » (p. 61) de l’écriture de Stendhal s’accommodait mal de « l’obsessionnelle codification du duel » (p. 63) à venir (Le Rouge et le noir est publié en 1830, six ans avant l’essai de Chatauvillard) qui s’apparenterait désormais à une sorte de ballet.
9Enfin, l’annulation pure et simple, pour raisons diverses, du duel et le « duellum remotum »6 (ajournement du duel) pour reprendre une expression que Victor Hugo semble avoir inventée dans Han d’Islande, permettent de porter la tension romanesque à son comble, la veille du duel ou le matin même, et de la faire décroître brusquement lorsque l’un des duellistes apprend que son adversaire ne viendra pas, pour des raisons diverses. Chez Balzac, dans Le Bal de Sceaux, le duel entre le comte de Kergarouët et Maximilien Longueville est annulé quand le comte apprend l’identité de son adversaire, dans Usule Mirouët, l’un des adversaires est tué avant le duel, dans L’Éducation sentimentale, le duel entre Frédéric Moreau et Cisy est annulé parce que Cisy s’évanouit, dans Un lâche de Maupassant, le vicomte de Signoles se suicide avant le duel… Les exemples de duels annulés ou reportés sont innombrables. De même, ou presque, certains duels sont transformés. Ainsi, dans Les trois Mousquetaires, d’Artagnan se fait provoquer trois fois en duel à son arrivée à Paris, par chacun des mousquetaires et pour une broutille à chaque fois, mais il n’y aura finalement aucun duel : ce dernier sera remplacé par un affrontement plus général avec les gardes de Richelieu, qui sera l’élément fondateur de l’amitié entre le jeune provincial et les mousquetaires. Le « duel » entre le chevalier de Lagardère et le duc de Nevers, évoqué dans les premières pages du Bossu de Paul Féval, sera remplacé, à la fin du roman par un combat judiciaire d’inspiration médiévale (public, donc) devant le Régent Philippe d’Orléans, ce qui n’est plus un duel.
10L’auteur de cet essai décrit également de faux duels, ou des passages de romans retenus comme des duels mais qui n’en sont pas. En effet, l’exigence de base du duel est l’entente préalable entre deux combattants sur les modalités de la rencontre et le corrélat d’une telle entente. Ainsi, ne sont pas des duels l’affrontement (imprévu) entre Sigognac et le duc de Vallombreuse dans les dernières pages du Capitaine Fracasse, le combat imposé par Alcibiade à Théodore (ou plutôt Mademoiselle de Maupin) dans le roman de Théophile Gautier ou encore l’affrontement entre Fabrice et l’acteur Giletti dans La Chartreuse de Parme (puisqu’il s’agit d’une attaque soudaine).
11D’autres moyens sont utilisés pour contourner la narration du duel, comme le dérèglement (notamment visible chez les romanciers russes), ou la distanciation de l’auteur, visible par son ironie (voir le chapitre concernant les vaches tuées malencontreusement lors de duels maladroits) soulignant le « sentiment de l’absurde » (p. 71) généré par l’idée même du duel. De nombreux penseurs, au fil des siècles, ont critiqué son existence, partant du principe, pour reprendre les mots de Rousseau, que, si on lui donne la moindre valeur, « un fripon n’a qu’à se battre pour cesser d’être un fripon ; les discours d’un menteur deviennent des vérités sitôt qu’ils sont soutenus à la pointe de l’épée.7 » Cette absurdité supposée de l’acte est aussi le lieu d’un dérèglement dans une narration cohérente.
Une tentation littéraire
12Finalement, Uri Eissenzweig défend l’idée que le duel est un paradoxe narratif, une instance fascinante, et que la tentation littéraire de cette impossibilité narrative pousse les auteurs à vouloir parler du duel, tout en sachant pertinemment qu’il est impossible de détailler ce nouveau cérémonial qu’il constitue depuis l’essai de Chatauvillard, sans rompre la cohérence du fil narratif, marquer un arrêt. Il s’agit d’un objet littéraire privilégié parce qu’il thématise les limites du récit. Il va plus loin encore : selon lui, l’éventualité de telles limites effraie et fascine une société « dont le savoir qui fonde sa légitimité est conçu comme étant, justement, de nature narrative. » (p. 134) Ainsi, l’incompatibilité du duel avec le véhicule privilégié du réel au xixe siècle, le récit réaliste, est formelle. Une trame authentiquement romanesque ne peut intégrer harmonieusement à son corps une énième répétition de gestes déjà effectués précédemment. Le duel sonne faux. Cette prise de conscience va de pair, selon l’auteur de cet essai, avec la crise du roman du xxe siècle, caractérisée par l’ébranlement de la confiance positive dans le récit comme forme privilégiée du savoir et du vrai. L’essai se clôt sur une analyse de la nouvelle de Joseph Conrad intitulé Le Duel (1908), analyse selon laquelle ce récit serait caractéristique de la fin de la tentation du duel en littérature (et dans la vie réelle), quelques années à peine avant la Grande Guerre, qui mettra fin pour longtemps à ces velléités de violence codifiée et privée (même si le dernier duel français n’aura lieu qu’en 1967). Cette fin du duel est également mise en relation avec la prolifération du terrorisme, violence imprévisible et dont la répercussion est collective, ce qui en fait le contraire exact du duel.
13La fin de cette étude offre donc une explication littéraire, historique et sociologique à l’absence de narration de duels dans les romans du xixe siècle, puis à leur disparition totale. Ne pourrait‑on pas également parler de « déception du romancier » ? En effet, la perspective, l’idée du duel est prometteuse, pour un écrivain. S’il est si souvent évoqué, c’est en raison des infinies possibilités romanesques, ou promesses, dont il est porteur. Mais au xixe siècle, un duel est hypercodifié, sa structure est figée, et ce pourrait être simplement la déception, liée à ce constat, qui pousserait les romanciers à l’évincer du récit, après avoir tenté de le décrire, de faire entrer de façon plus ou moins harmonieuse dans la trame de leur roman sa nouvelle ritualisation.
14Cet essai aurait également pu poser la question de ce que représente le duel pour des aristocrates du xixe siècle, qui ne vont plus nécessairement combattre à la guerre, ces « enfants du siècle » parfois désœuvrés, ou pour un personnage réaliste qui n’est plus un héros épique depuis longtemps, même si cette perspective est brièvement évoquée à travers l’impossible quête de sublime des personnages médiocres des romans russes.
15Ainsi, cet ouvrage effectue de très bons constats, très rigoureux, concernant l’absence du véritable duel dans les romans du xixe, mais explique finalement cette absence par un argument qui ressemblerait au « sens de l’histoire littéraire », et qui ne vaut que si l’on pense que la littérature du xixe ne fait qu’anticiper la crise que subira le roman au xxe siècle.