Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Avril 2018 (volume 19, numéro 4)
titre article
Mendel Péladeau-Houle

L’hydre Saussure

Michel Arrivé, Saussure retrouvé, Paris, Classiques Garnier, coll. « Domaines linguistiques », 2016, 221 p. EAN : 9782812450631.

1« Saussure n’a pas publié ce qu’il a écrit et n’a pas écrit ce qui a été publié sous son nom » (p. 8) : tel est le constat « quelque peu provocateur » posé par Michel Arrivé dans l’introduction à Saussure retrouvé. Il rappelle que Ferdinand de Saussure n’est pas l’auteur du Cours de linguistique générale(CLG), pas plus qu’il n’a souhaité publier ses écrits. À sa mort, en 1913, deux collègues, Charles Bally et Albert Sechehaye, entreprennent « une reconstruction, une synthèse1 » des trois cours de linguistique générale, donnés de 1906 à 1911 à l’Université de Genève. Ils colligent ainsi les « ébauches2 » du linguiste et les notes de cinq étudiants avec pour résultat l’ouvrage que l’on connait, le célèbre CLG, publié en 1916, qui aura sur la linguistique et sur les mouvements structuralistes du xxe siècle une importance sans équivalent, en France notamment.

2Mais le constat d’Arrivé va trop loin, comme il le reconnaît d’ailleurs lui‑même : Saussure a de son vivant publié deux livres au moins3. À quoi il faut ajouter un peu moins de trois cents pages d’articles, tous repris dans le Recueil des publications scientifiques de 1922. C’est bien peu, souligne M. Arrivé, qui voit chez le linguistique une tendance progressivement affirmée à l’expression réduite, mais c’est assez pour rappeler, si besoin était, que l’autorité de Saussure ne commence pas à sa mort.

3Bally et Sechehaye n’inscrivant pas leur nom en couverture du CLG, Saussure n’aurait donc « pas écrit ce qui a été publié sous son nom ». Lorsque dans les années 1960, on commence à exhumer les écrits non publiés du linguiste, on découvre qu’ils ne correspondent pas tout à fait à son héritage. Dans le dernier article du recueil, « Saussure dans les grammaires françaises », Arrivé montre ainsi que c’est dans l’entre‑deux‑guerres que les thèses saussuriennes commencent à être fixées dans le monde universitaire, bien qu’elles ne fussent pas encore enseignées à l’école. Cela correspond grosso modo à la thèse de Tullio de Mauro selon laquelle le canon saussurien aurait été établi entre 1930 et 19504. Un livre ébranle durablement cette vulgate : Les Sources manuscrites du cours de linguistique générale, publié en 1957 par Robert Godel, qui, comme son titre l’indique, vient mêler au fil rouge du Cours l’écheveau des manuscrits conservés.

4Une ligne de fracture se dessine ainsi entre ceux qui ont le CLG pour seule source, et ceux qui se réfèrent aux sources manuscrites. On trouve dans le premier groupe Hjelmslev et Merleau‑Ponty ; parmi ceux qui « ont été informés, à des moments et des degrés évidemment divers pour chacun d’eux, de l’existence des sources manuscrites et de leurs divergences avec le texte standard » (p. 11) : Benveniste, Lacan, Lévi‑Strauss, Barthes, Greimas et Jakobson — qui pour sa part ose qualifier, dans son cours au Collège de France de 1972, le CLG d’« apocryphe » (p. 10), mot que reprendra François Rastier de manière plus cinglante en stipulant que « si dogme il y a, il se trouve dans un apocryphe, le Cours de linguistique générale5 ». Cas singulier en regard de ce partage : Jacques Derrida, qui dans De la grammatologie (1967), se réfère délibérément au seul Cours, en arguant de l’influence exercée par le volume imprimé. Il faut rappeler aussi que Derrida, bien au fait des divers travaux de recontextualisation, dont ceux de Godel, notait qu’il « n’est pas exclu que la littérarité du Cours […] paraisse un jour fort suspecte6 ».

« Suspecte[r] » & « retrouve[r] »

5Le soupçon derridien conduit tout droit à cette entreprise active qui consiste, pour M. Arrivé, à « retrouve[r] » Saussure. Cette hypothèse de travail a des implications philologiques, dont les limites, affichées par l’auteur, tiennent en un chiffre : en 2010, Paul Bouissac estimait à 10’000 le nombre des pages de Saussure qui restaient à publier, réparties entre la Bibliothèque de Genève et celle de l’Université Harvard7… Arrivé cite les sources qu’il utilise en introduction : sources limitées, dont les limites précisément ne peuvent être que confondues avec celles du livre.

6L’entreprise qui consiste à remettre « Saussure » en perspective doit être saluée. Sa nécessité repose sur l’aura saussurienne, qu’il faut séculariser en la ré‑incarnant. C’est le projet auquel s’est livré M. Arrivé, décédé en 2017, dont Saussure retrouvé est le troisième livre sur le linguiste8. Depuis le chapitre sur le « Cours de linguistique générale » publié en 1970 dans le collectif La Grammaire, lectures de Jean‑Claude Chevalier, M. Arrivé a publié au total une trentaine d’articles sur Saussure.

7Saussure retrouvé rassemble quelques‑uns de ces articles, dont les sujets sont pour ainsi dire sans rapport entre eux : le métalangage, la voix, le sujet, l’inconscient, la syntaxe, la littérature, l’immanence, le lien à Renan et la réception de l’entre‑deux‑guerres. Quelques redites, dans les citations et les mises en contexte, peuvent être parfois relevées d’un article à l’autre, sans pour autant freiner le lecteur, entraîné par un style fluide et un propos toujours ramassé et stimulant.

8L’ouvrage peut être lu de manière non linéaire, en fonction des intérêts de chacun, puisqu’il ne présente ni n’affiche l’intention de produire, au fil de la lecture, une synthèse sur la question philologique. Chaque sujet est différent et pourtant chaque thèse est la même : réfuter une doxa à partir de textes nouveaux. La démarche ne vise pas à proposer un objet de recherche nouveau, mais davantage à décentrer la focale, de manière à ce que, même sur un sujet comme l’inconscient, sur lequel Arrivé aura beaucoup écrit, le mot de la fin, invariablement, est toujours l’incapacité à trancher : « On le comprend sans doute : la conclusion vers laquelle je m’achemine n’aura rien de définitif » (p. 95).

9Cette non‑conclusion, toujours la même, parfois frustrante, ne peut hélas qu’être ce qu’elle est. François Rastier fournit, il me semble, une autre piste pour comprendre ce constat, en discutant ce qu’il nomme les « problèmes herméneutiques » chez Saussure :

La lecture des textes inachevés pose évidemment un problème particulier : ils reflètent le point de vue de leur auteur au moment de leur rédaction, il ne les a pas garantis par un accord de publication ; en d’autres termes, ils portent sa « signature », mais non son « sceau »9.

10Ce problème quant à la légitimité des textes eux‑mêmes interdit presque toute hypothèse qui ne tiendrait pas compte de leur statut fragmentaire et de l’hétérogénéité des idées.

11M. Arrivé rapporte ce problème à la double dimension du langage saussurien :

C’est que pour Saussure la langue est affectée de deux caractères à la fois intimement liés et difficilement conciliables. Elle est à la fois « système serré » et « substance glissante10» (p. 112).

12Le « système » apparaît beaucoup dans le Cours, tandis que la « substance glissante » figure elle dans les Écrits de linguistique générale. Cette tension se répercute dans les conclusions des articles, comme dans celui‑ci, « Le sujet chez Saussure » :

On l’a compris : loin d’être exclusivement le théoricien d’une langue construite en système et séparée de son sujet, Saussure est aussi, indiscutablement, l’initiateur d’une linguistique du procès qui est en cours non seulement pour la mettre en œuvre, mais aussi pour la produire. C’est nécessairement le sujet parlant qui est à l’origine de ce procès. (p. 74)

13La « synthèse » laisse perplexe puisque la dissonance est ici poussée à l’incompatibilité. La démonstration repose pour l’essentiel sur une note, exprimant un désaccord envers l’école de Franz Bopp, la Junggrammatiker, dont le malentendu aurait été « de prêter aux langues un corps et une existence imaginaire en dehors des individus parlants11 ». L’article échoue à montrer la place du sujet chez Saussure, et à trancher l’aporie finale, ouverte par la citation sur l’école des Jeunes grammairiens.

14D’autres articles — la plupart en toute franchise — proposent au contraire des pistes pour sortir d’une opposition littérale entre deux positions. C’est le cas de l’article sur la littérature, dans lequel M. Arrivé montre que, si Saussure n’accorde aucune vraie attention pour la littérature en elle‑même dans le CLG, il en est bien autrement de ses Écrits. Il y explique pourquoi seuls deux exemples littéraires figurent dans le Cours, les différences entre littérature et légende et les liens à faire avec les anagrammes, études entamées par Jean Starobinski dès 1964.

15Certains regretteront l’absence relative de contextualisation vis‑à‑vis de la critique secondaire. Depuis la décennie 1960, nombreux sont les travaux qui s’affairent à déboulonner le mythe de Saussure (comme René Étiemble a déboulonné le mythe de Rimbaud, précise l’auteur) (p. 99). M. Arrivé opte pour un dialogue presque exclusif avec la matière première, soit principalement avec les Écrits de Saussure. Les quelques références surnuméraires visent davantage à replacer le propos dans le grand contexte de l’histoire de la linguistique : on rencontre Hjelmslev plus que Godel, Ferdinand Brunot plus que Gulio Lepschy.

16La contribution reste toutefois significative, les analyses d’une grande rigueur et l’écriture très accessible aux non‑initiés. Persistant dans la référence à Proust, après À la recherche de Ferdinand de Saussure et Du côté de chez Saussure, M. Arrivé déplie, dans Saussure retrouvé, toute l’architecture de la pensée saussurienne, telle qu’elle apparaît dans ses écrits, et donne du linguiste une image plus complexe que celle léguée par le structuralisme.