Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Sophie Rabau

Le rossignol et la chauve-souris

G. Nagy, La poésie en acte. Homère et autres chants. Traduit de l'anglais par Jean Bouffartigue" L’Antiquité au présent ", Belin, 2000. 302 pages. EAN 13 : 2701124310. [Poetry and Performance, Homer and Beyond, Cambridge University Press, 1996]

1Dans les années 70, M. Riffaterre se moquait de ces critiques qui cherchent à expliquer le vol incertain d'une chauve-souris baudelairienne en s'appuyant sur l'état de la question dans la science zoologique1: c'est là pure illusion référentielle car la chauve-souris de Baudelaire ne renvoie pas au monde et aux vraies chauves-souris mais, comme chacun sait, à l'intertexte, en l'occurrence à la topique de l'oiseau. Bref il est question de littérature, non d'ornithologie.

Variations ornithologiques

2Mais peut-être Riffaterre avait-il tort. Peut-être après tout l'ornithologie est-elle fort utile pour comprendre sinon la poésie française du XIXe siècle, du moins la poésie grecque, en particulier celle d'Homère. Il suffit pour s'en convaincre de noter la part non négligeable dédiée aux vies, moeurs et coutumes des (vrais) rossignols, dans l'ouvrage que G. Nagy consacre à l'étude de la poésie homérique. Que l'on en juge par sa bibliographie : on y trouve notamment un article de P. Marler, paru dans la sûrement très sérieuse revue Trends in Neuro-Science, dont le titre est prometteur d'informations passionnantes sur la question " Birdsong : the acquisition of a learned motor skill ". Le lecteur germanophone préférera sans doute se plonger dans la Zeitschrift der vergleichendenPhysiologie, où il lira un autre article dont le titre est tout aussi séduisant: " Äquivalente und Kovalente gesangliche Reaktionen einer extrem regelmässig Nachtigall ". C'est que la question est étudiée à fond : Nagy s'appuie non seulement sur la science antique du rossignol, Elien ou Pline par exemple, mais également sur la science dite " zoomusicologie ", au nom de laquelle F. B. Mâche peut faire état d'un " corpus de 161 strophes [sic] produites par quatre rossignols, deux d'entre eux ayant été enregistrés en Hongrie et deux en France " (p. 56). Et s'il nous reste encore quelque curiosité biologique sur la vie des animaux, on se familiarisera encore grâce à G. Nagy avec les travaux de Heather Williams dont les recherches ont surtout porté " sur le pinson rayé, un oiseau de volière semi-domestique " qui a pour particularité de fixer son chant lorsqu'il parvient à maturité sexuelle (p. 138)…

3Que l'on ne se méprenne pas cependant. Il est bien question d'Homère dans cet ouvrage. D'ailleurs cela ne serait pas la première fois qu'on se livrerait à quelque enregistrement comparé pour élucider le processus, qui du néant conduisit à l'apparition de l'Iliade et de l'Odyssée telles que la postérité en général et les érudits alexandrins en particulier ont bien voulu nous la transmettre pour que, précisément, nous occupions nos loisirs à en rechercher le sens et l'origine. Si A. Lord et M. Parry enregistrèrent, en leur temps, des bardes Yougoslaves pour percer les mystères de la poésie orale, on peut bien aussi enregistrer des rossignols.

4Mais le rossignol que nous apprend-il ? Beaucoup assurément, d'autant qu'à une compétence ornithologique indéniable, Nagy a pris soin d'ajouter une connaissance approfondie de la pratique des trouvères médiévaux et même des chants rituels apaches. Quand on se souviendra que G. Nagy est également et avant tout un grand helléniste, on ne s'étonnera pas des conclusions à la fois nouvelles, stimulantes et séduisantes qui se dégagent de son livre.

Conclusions et résultats : Variation, exécution, fluidité et fixité

5Commençons donc par les conclusions. On verra ensuite comment Nagy y parvient et quel rôle le rossignol occupe dans la démonstration.

6Le propos de l'ouvrage et sa principale conclusion concernent la notion de poésie originale et le souci constant de la philologie grecque de déterminer quel est le bon texte d'Homère, l'archétype, parmi les différentes variantes auxquelles tout spécialiste est confronté. Nagy entend remettre radicalement en question la pertinence de la notion de texte un et premier, en se fondant sur l'idée que dans son exécution – le terme traduit l'anglais performance – la poésie homérique est fondée sur " le principe même de variation ". L'idée de texte original, de bon texte n'a pas de sens : chaque exécution est un original et, loin que le texte soit intangible, chaque nouvelle exécution est fidèle car elle est variation et respecte non un état du texte mais le principe dynamique de la variation.

7Par quoi la notion de mimesis se trouve redéfinie. La mimesis de la poésie épique et archaïque ne doit pas se comprendre comme la représentation d'un monde possible, comme fiction donc, mais davantage comme la représentation d'une exécution précédente, la réactualisation de l'action de chanter en disant je. Reprenant une idée qu'il a déjà développée dans Le Meilleur des Achéens2, Nagy montre que la figure d'Homère ne renvoie pas tant au fondateur ou à l'inventeur qu'à un " héros culturel ", (p. 99) qu'il s'agit d'imiter dans l'action même du chant : c'est le fait de chanter non le contenu du chant ou son référent qui est objet de mimesis. Par conséquent, l'opposition entre un rhapsode qui reproduit et un poète créatif, telle qu'elle a été léguée par le Ion de Platon est très inexacte, car elle suppose que plus on s'éloigne du temps mythique de l'origine et plus on perd en créativité. En fait, tout rhapsode réactualise l'acte de création et par les variations qu'il introduit il assure la vitalité et l'actualité du chant.

8Reste alors à comprendre comment on en est venu à se demander quelle est la bonne version d'une poésie qui précisément repose sur l'idée d'une variation continuelle. C'est le propos de Nagy dans sa deuxième partie qui s'intitule sans équivoque " Une théorie du texte fixe et une pratique de la parole variante ". À travers une reconsidération de l'histoire de la transmission du texte homérique, il montre de manière précise comment cette poésie multiforme par essence a été victime d'une idéologie du texte unique. L'histoire de la transmission du texte homérique peut donc se lire comme l'histoire d'une tension entre fluidité (de l'exécution) et rigidité (de l'édition). Plus précisément, il s'agit de montrer comment d'une période de " fluidité maximale " (du second millénaire au milieu du VIIIe siècle), on est finalement arrivé à une période de " rigidité maximale " qui s'ouvre avec le travail d'édition du fameux savant alexandrin Aristarque (pp. 138-9). Peu à peu la réalité de l'exécution poétique est moins prise en compte comme en témoignent par exemple le traitement et la correction des accents. Pour Aristote –l'École péripatéticienne s'est, semble-t-il, préoccupée de questions homériques – les questions d'accentuation relèvent encore de la diorthtôsis ou correction (157), car elles intéressent la pratique vive de l'exécution alors que chez Aristarque " les accents ne font pas partie du texte " et il n'en est question que dans les commentaires (hupomnêmata). Par quoi, toutes les versions ne relevant pas d'un travail d'édition mais de la tradition populaire ont progressivement été considérées comme défectueuses De la description extrêmement minutieuse de ce processus, on peut retenir trois idées. D'abord, la notion de variante doit toujours être reconsidéré à la lumière de la fluidité de l'oral. Par exemple, p. 167, l'auteur montre que deux variantes relèvent toutes deux d'une " authentique diction épique " et qu'il ne convient donc pas d'en préférer l'une à l'autre. Ensuite, certains manuscrits et variantes ont été traditionnellement rejetés comme inférieurs alors que précisément ils témoignent de la vitalité de la performance orale. Enfin, apparaît clairement le rôle des pouvoirs politiques dans la stabilisation du texte, notamment, à Athènes, le rôle de Démétrios de Phalère (317-307 av J.-C.) dans la standardisation des transcriptions ou " scripts " de la poésie homérique et le rôle des Ptolémées d'Égypte qui cherchent à tirer prestige de la possession du bon texte d'Homère (pp. 250-1).

9De là il ressort que les différents états du texte ne doivent pas faire l'objet d'une hiérarchie et l'on comprend mieux qu'à l'horizon de cette étude se profile le projet d'une édition multitexte des poèmes homériques qui rendrait compte de la fluidité qui leur est essentielle. On retiendra également que la notion d'auteur est évidemment mise à mal par cette description de la création poétique orale : il n'y a ni composition originale ni, par conséquent inventeur et surtout c'est au moment où le poète abandonne son chant qu'il accède à l'immortalité, c'est-à-dire à l'appropriation par d'autres de son chant. (p. 255 et sq.).

10En somme et si l'on s'en tient à ses conclusions, l'ouvrage de Nagy est une vigoureuse remise en question de certains présupposés philologiques qui sont aussi les présupposés de bien des commentateurs, en particulier l'idée de nécessité et de fixité du texte voulu par l'auteur.

11On pourrait donc en rester là ou encore approfondir les enjeux d'un tel propos, si l'on n'était pas obligé d'en revenir au rossignol. Car la présence insistante de ce petit oiseau n'est que le symptôme de problèmes méthodologiques et théoriques posés par l'ouvrage de Nagy

Méthode : comparaison, illusion référentielle, raisonnement.

12À lire les conclusions que nous venons de résumer, on pourrait penser que Nagy a fait quelque nouvelle découverte sur l'exécution des poèmes homériques ou qu'il réinterprète quelque fait bien connu. Il n'en est rien : l'ensemble des affirmations présentes dans cet ouvrage sont des hypothèses fondées soit sur des comparaisons, soit une lecture naïvement référentielle des textes, soit sur des raisonnements hautement conjecturaux.

13Revenons donc au rossignol. Aedon en grec. On aura peut-être compris que la technique vocale de cet oiseau, fondée semble-t-il sur la variation, est un des modèles qui permettent à Nagy de concevoir la composition par variation qu'il prête aux chanteurs de l'épopée homérique. Tout commence par un passage de l'Odyssée où Pénélope se compare à un rossignol dont le chant est poluêkhea, " aux mille résonances ". De là on passe à une représentation du rossignol qui compose, " littéralement " " meut " son chant, chez le poète médiéval Jauffré de Rudel. On revient ensuite à Elien qui dans le De natura animalium mentionne un lien entre le rossignol et les Muses, pour ensuite appeler à la rescousse les descriptions zoologiques évoquées plus haut, sans oublier la représentation par Aristophane du chant des oiseaux. On retrouve le rossignol en conclusion (p. 256) dans un lai de Marie de France. Or, la question n'est pas tant de savoir si Nagy a tort ou raison, de décider si le chant des rossignols a effectivement quelque chose à voir avec l'exécution des poèmes homériques, mais bien de remarquer une absence totale de réflexion sur la notion de représentation, au premier chef de représentation littéraire : que le rossignol soit un comparant (l'Odyssée), un symbole, ou un référent ne semble en rien changer l'approche de Nagy qui ne se soucie pas davantage de la différence qui peut exister entre une représentation poétique et un traité de zoologie. Bien plus, on ne peut que s'étonner de certains glissements dans l'analyse : par exemple, dans le passage de l'Odyssée cité, le rossignol est un comparant qui permet à Pénélope de décrire sa plainte : or Nagy écrit, p. 111, qu'il s'agit d'un modèle " pour l'expression épique de ses propres sentiments ". Il va de soi qu'un comparant n'est pas un modèle et que c'est bien Nagy, et non pas Pénélope, qui voit dans le rossignol un modèle du chant épique. Peut-être l'auteur pense-t-il qu'il n'y a pas de différence entre symbole, comparant, modèle et référent : mais nous ne le saurons pas car il n'en dit rien et préfère pousser jusqu'à l'absurde l'étalage de sa science ornithologique. C'est ainsi que le pinson rayé fait une brève apparition (p. 138) peu avant l'étude de la manière dont s'est fixé le texte homérique, cela car le sympathique animal " fixe son chant ". L'idée que le rossignol soit un stéréotype poétique sans grand rapport avec une quelconque réalité du chant des oiseaux n'est pas réfutée : et pour cause, elle n'est pas envisagée.

14Mais si les oiseaux sont ainsi régulièrement convoqués sans que soit interrogé le statut des textes qui le représentent, c'est que Nagy a besoin d'un modèle factuel et assuré pour en induire ses affirmations sur la poésie homérique. Il faut donc reprendre son exposé en se souvenant que tout discours sur la poésie homérique manque cruellement de faits et est travaillé par le rêve inavoué d'une connaissance immédiate et directe des conditions de création. Si Parry et Lord partirent enregistrer les bardes yougoslaves pour assister comme in vivo à la manière dont se récitaient les épopées homériques, Nagy se fonde, quant à lui, sur le chant réel du rossignol, mais aussi sur ce que l'on sait de la poésie orale au moyen âge ou encore des rituels Apaches, au nom d'une méthode comparative qu'il revendique dès son introduction. Cette méthode comparative pose évidemment de gros problèmes pour au moins deux raisons : premièrement, une comparaison n'a de sens que si elle met en rapport deux termes de statut comparable et également connus de nous, alors que la comparaison entre un fait connu et un fait inconnu que l'on induit du premier est pour le moins contestable. Ensuite, cette comparaison, qui est en fait une induction, est d'emblée biaisée car le terme avec lequel Nagy va " comparer " l'exécution des poèmes homériques est bien évidemment choisi ad hoc et n'est retenu que s'il va dans son sens.

15Mais l'induction que nous venons d'observer n'est qu'un épiphénomène d'un raisonnement qui repose presque exclusivement sur des conjectures. Un bref relevé de certaines expressions récurrentes en donnera une première idée : " idée raisonnable " (p. 12), " considérer comme possible " (p. 13), " essayons d'évaluer les informations dont disposait Elien " (p. 47), " il faut bien imaginer " (p. 174), inférer " (p. 175) " il y a des raisons de penser " (p. 228), " selon toute vraisemblance " (p. 178). À ce relevé, on ajoutera la notion assez inquiétante de " référence implicite " à la continuité dans la variation (p. 51) que l'on retrouve p. 56 : " l'idée de variation est implicite ", ou encore p. 113 : " une procédure d'initiation certes implicite ". Il faudrait résumer l'ouvrage tout entier pour décrire la suite de conjectures et de glissements qui s'enchaînent soit sur un plan étymologique, soit sur un plan historique, soit à partir de l'interprétation de certains textes. Nous contenterons de décrire le plus précisément possible deux cas caractéristiques de cette manière assez étrange de raisonner.

16Soit donc, au chapitre II, un passage consacré à l'élucidation du sens de l'adjectif poludeukès qui qualifie " la voix de l'oiseau en Odyssée XIX, 521 " (p. 58). Nagy se fonde sur une interprétation d'Elien qui, dans le De natura animalium, déclare que cet adjectif est un synonyme de poluêkhês, " aux mille résonances ", qu'on peut gloser par l'expression " faisant une imitation [mimesis] d'une manière variée [poikilôs] " (p. 56). Si cela est juste, l'adjectif employé dans l'Odyssée dénote à la fois la variété et la notion d'imitation. C'est alors que Nagy tente de déterminer " le sens plus profond " de l'adjectif poludeukès afin de comprendre plus avant le sens de mimesis (p. 58). Après avoir établi que la notion de variété et de polymorphisme est bien présente dans cet adjectif, à partir d'une autre occurrence chez Nicandre qui, dans les Theriaka, s'en sert pour qualifier les formes diverses des vipères (p. 59), Nagy se demande si cet adjectif comporte également une idée de mimesis. Ici commence une enquête étymologique sur le sens de la racine *deuk/*duk présente dans poludeukès. Il note d'abord que les dictionnaires étymologiques associent poludeukès avec le négatif adeukès et avec l'adverbe endukeôs. Or Elien considère que qu'adeukès signifie incapable de " mimesis ", tandis que l'analyse des contextes d'emploi de l'adverbe endukeôs " laisse penser " qu'il est associé " à la notion de séquence ininterrompue " (p. 60), tandis qu'adeukès réfère à une séquence interrompue ". Après une analyse des différentes occurrences d'endukeôs, Nagy entreprend alors de montrer que cette notion de séquence interrompue ou interrompue montre que la racine *deuk/*duk est la même que celle que l'on retrouve dans les mots latins dux/ducere dont Benveniste a montré qu'ils colportent, outre l'idée de pousser en avant, l'idée de continuum. Ce détour par le latin permet d'ajouter que la séquence ininterrompue est généralement orientée vers un but défini car on pousse en avant généralement avec une direction ou une finalité.

17C'est ici que les choses se compliquent avec l'affirmation " qu'il y ait séquence et but ne veut nullement dire qu'il n'y a pas variété " (p. 64) : on a envie de répondre que cela ne signifie pas non plus qu'il y ait variété, et que l'idée de variété est pour l'instant rajoutée arbitrairement par l'auteur. Or Nagy entreprend, en un premier glissement logique, de montrer que l'idée de variété non seulement n'est pas exclue par l'idée de séquence et de but mais, bien plus, est impliquée par ces notions. Il en veut pour preuve l'exemple donné par Benveniste d'un emploi de ducere avec pour complément litteram, au sens de lettre de l'alphabet. Il en tire que " le ductus d'une lettre est le trait que l'on tire pour la tracer ". Or, " chaque lettre a son propre ductus différent de tous les autres. Par quoi il en conclut que le " modèle est variété ". (p. 64) Notons qu'à ce stade Nagy a démontré que les lettres de l'alphabet étaient variées, que l'on pouvait tracer de manière continue différents objets, mais qu'il n'a en aucun cas démontré que la racine *deuk/*duk colportait en elle-même l'idée de variété. De même, ce n'est pas parce que le monde est composé de différents objets et que la poésie peut représenter ces objets divers et variés que la poésie implique en soi l'idée de variation. Les propriétés de l'objet représenté ou tracé ne sont pas forcément celles de l'action de représentation. Pourtant, et sans même le signaler, Nagy glisse au paragraphe suivant des propriétés de l'objet à celle de la représentation puisqu'il semble considérer que ducere suppose la variété. En un glissement plus étrange encore, il passe parallèlement du sens du signifiant à la nature de ses emplois dans la langue : il en vient en effet à affirmer que " l'idée de modèle en tant que variété prend vie dans la richesse des modèles que le latin a composés dans ducere (…). Dans chaque composé se découvre une abondante variété de sens et d'emplois " (p. 64). Autrement dit, puisqu'il y a plusieurs emplois de ducere, alors ducere dénote la variété. Ici, intervient ce qui semble être, phénomène assez rare, une mise en abyme logique : parmi les nombreux et variés composés de ducere se rencontre notamment le dérivé abstrait inductio qui a notamment le sens de raisonnement par analogie. Or au lieu de remarquer qu'il est en train lui-même de faire un raisonnement par analogie, Nagy semble glisser cette fois de la nature de son raisonnement à la nature de l'objet sur lequel il raisonne, en notant (p. 65) toujours à propos de la racine *deuk / *duk, que " la notion de similitude est une des notions clés du procès évoqué ". En effet, la notion de passage du même au même est essentielle à l'action de tirer vers un but défini avec continuité. Toutefois, pour Nagy, le passage du même au même n'exclut pas la variété – simple affirmation ici sans plus d'appel à l'étymologie mais avec une note sur le chant du rossignol. Après avoir rappelé en trois brefs paragraphes assez décousus qu'une tradition étymologique alexandrine associe l'adjectif endeukea, qui est " inconnu par ailleurs ", à l'idée de ressemblance, après avoir noté que pour Aristote comme pour Pline le chant du rossignol est ininterrompu, et avoir souligné l'existence de l'expression latine carmen ducere ( " composer un chant "), Nagy peut enfin revenir au sens de l'adjectif poludeukès qu'il propose,au vu des affirmations précédentes, de traduire par " suivant son modèle de multiples façons ". D'après l'auteur, cette interprétation décrit de manière " appropriée " la réalité même de la tradition orale. On peut s'interroger sur la validité du raisonnement étymologique que nous venons de décrire et qui conduit à cette conclusion. Outre les glissements que nous avons notés, on a en effet l'impression gênante que Nagy retient d'une masse de données uniquement celles qui vont dans le sens de conclusions qui restent indémontrables et hypothétiques mais qui sont présentées comme des faits. La complexité et la minutie de l'opération, ainsi que l'érudition déployée ont alors peut-être pour fonction de masquer le caractère problématique de la méthode employée.

18Un autre raisonnement problématique apparaît de manière plus nette dans la deuxième partie. Il s'agit d'un enchaînement de conjectures assez classiques dans la reconstitution de l'histoire littéraire de l'Antiquité. P. 244, alors qu'il essaie de reconstituer le rôle de Démétrios de Phalère, dans l'établissement du texte homérique par les érudits d'Alexandrie, Nagy s'appuie sur une première hypothèse " émise précédemment " – Le texte qu'on appelle koinè pourrait désigner le texte d'Homère athénien tel que l'avait corrigé l'école péripatéticienne. A cette première hypothèse, il en ajoute une seconde qu'il induit du rôle joué en général par Démétrios auprès de la Bibliothèque d'Alexandrie : puisqu'on sait que Démétrios a favorisé l'achat de classiques grecs, sans doute a-t-il favorisé l'achat des textes homériques. Et se fondant sur ces deux hypothèses, il peut en bâtir une troisième : comme dans l'intervalle Démétrios était tombé en disgrâce, c'est sans doute pour cela que les critiques Alexandrins font peu allusion au texte athénien d'Homère établi : Quod erat demonstrandum

19En somme, l'ouvrage de Nagy frappe par la disproportion qui existe entre d'un côté la quasi-ignorance où nous nous trouvons et d'autre part l'impressionnante arsenal d'érudition et de conjectures qui comblent cette ignorance en présentant comme des faits de simples conjectures et en donnant à des abductions l'allure de déductions nécessaires, ce qui est, rappelons-le, le procédé classique de tout roman de détection, en particulier des aventures de Sherlock Holmes.3

20Mais ces quelques glissements dans le raisonnement, cette utilisation un peu naïve du rossignol ne sont-ils pas excusables au vu de l'intérêt du propos : montrer que le principe de variation qui préside à l'exécution orale des poésies homériques justifie une édition multitexte ? Or le présupposé théorique qui sous-tend ce propos est également discutable.

Oral, écrit, contingence et nécessité du texte littéraire

21Le propos de Nagy est séduisant car il permet de renoncer à la question du bon texte, du choix entre les variantes qui motive tout travail traditionnel d'établissement du texte. Puisque le texte est fondé sur un principe de variation, toute variante est également bonne et mérite d'être retenue. Le moment où le texte est mis par écrit est un moment de sacralisation d'une seule version, un moment où la fluidité se transforme en " Écriture " figée.

22Peut-être Nagy a-t-il raison. Peut-être la pratique orale est-elle fondée sur un principe de variation. Mais on peut se demander si l'opposition qu'il dresse entre écriture et oralité n'est pas finalement schématique et naïve. Il est certes très prudent et note à plusieurs reprises qu'il ne faut pas survaloriser une variante parce qu'elle appartient à la tradition orale. En revanche, il donne une nouvelle jeunesse à la déjà ancienne critique dernière-née du logocentrisme puisque que l'oralité est associée à la vie, au mouvement, à la fluidité etc., tandis que la mise par écrit est perte, tentative de pétrifier ou de figer et même mort du chant (encore que sur ce point Nagy soit plus nuancé en montrant que toute variation orale est également liée à la disparition du chanteur initial, voir pp. 255 et sqq.). Mais surtout, Nagy a clairement une conception caricaturale de l'écrit comme texte nécessaire et invariant. Car la composition orale n'est pas la seule qui repose sur un principe de variation et s'effectue comme un choix parmi les possibles : autant que l'exécution orale, la composition littéraire est une variation sur des possibles, que ces possibles existent dans un hypotexte et/ou dans la tradition (le mythe littéraire par exemple) ou bien qu'ils existent dans l'esprit de l'écrivain qui narre ou fait rimer en sélectionnant une possibilité parmi tant d'autres. On se souvient du témoignage de Valéry expliquant que le cimetière marin tel que nous le lisons nous est parvenu accidentellement dans cet état, parce que Jacques Rivière s'empara du texte à un moment donné alors que l'auteur possède toujours en lui les différentes versions de ce que le poème aurait pu être. Dans la même optique, P. Bénichou a montré que toute tragédie classique était un choix parmi les possibles qu'offre la tradition.4 Symétriquement, tout texte écrit est susceptible d'entraîner des variations qui finiront par le constituer. Et l'Odyssée, à travers les réécritures auxquelles elle donne lieu, ne cesse d'être l'objet de variations au moins aussi drastiques que celles qu'elle connut du temps de son orale fluidité. L'Odyssée est au XXIe siècle la somme de ses variantes hypertextuelles, comme elle a pu être la somme des variations rhapsodiques. Elle est également la somme de ses traductions toutes fidèles à condition de n'être point littérales, c'est-à-dire de varier, comme l'a montré Borges.5

23En somme, le texte écrit n'a pas plus de nécessité et de fixité que le résultat d'une exécution orale et là où Nagy voit une nécessité essentielle de l'écriture, il faut peut-être voir la nécessité dont le commentateur a besoin pour fonder son interprétation. L'établissement philologique d'un texte répond aux besoins du commentaire qui tire sa propre nécessité de l'idée de la nécessité du texte – le texte ne pouvait être autrement et je le montre, mais non pas aux besoins de l'écriture . Bien plus, toute édition classique d'un texte, qu'il ait été composé par écrit et par oral, lui donne une fixité qui ne traduit pas ou peu la contingence de la composition littéraire.

24Dès lors si la question de l'édition multitexte se pose, elle doit se poser pour tout texte édité et non seulement pour une tradition orale qu'il nous faudrait faire revivre. Mais ne faut-il pas davantage considérer que le projet d'une édition multitexte traduit paradoxalement un refus de la contingence, car si toute édition de texte est un arrachement plus ou moins contingent à des possibles ou des variantes qui sont abandonnés, l'édition multitexte correspond en fait à un désir de toute puissance sur le texte, à une tentative de le posséder en tous ses états, de connaître non seulement l'intention mais toutes les intentions de l'auteur, même celles qu'il a abandonnées.

25En somme, la question ne nous semble pas être de choisir entre l'oral et l'écrit mais de choisir entre contingence et nécessité : l'Odyssée, que j'en lise une traduction en vers ou en prose, que je la lise en grec dans telle ou telle édition, que je l'entende réciter au Ve siècle par un rhapsode, que je la lise à haute voix en prononciation restituée sera toujours une Odyssée possible parmi d'autres. Et, de même, La Recherche du Temps perdu que je lis dans une édition déjà vieillie de la Pléiade, celle d'avant la critique génétique, n'est qu'une Recherche du Temps perdu parmi d'autres.

26Toute la question est de savoir si cet état de fait est ou non gênant et s'il ne faut pas renoncer à posséder tous les possibles et variantes d'un texte, admettre donc que le texte que je lis aurait pu être autre, qu'il sera autre sans doute un jour.

Contingence du texte et littérature antique

27Or, dans le cas de la littérature antique, cette acceptation de la contingence éviterait peut-être d'avoir à déranger les rossignols qui n'y peuvent rien et surtout de dépenser une énergie, un savoir et une intelligence admirables à bâtir des châteaux de sable, ce que fait en grande partie G. Nagy : chaque objet dit antique (texte, tesson, ruine) est compris comme indice ou comme trace, et nous en venons à voir l'Antiquité grecque comme un grand jeu de piste où le moindre lambeau de phrase est survalorisé et disséqué pourvu qu'il ait une chance de prouver la piste suivie par le philologue. Au lieu donc de trouver ce qu'était vraiment le texte antique, peut-être aurions-nous avantage à admettre que nous n'en aurons de toute façon jamais qu'une version parmi d'autres

28Car la question, pour les études littéraires antiques, n'est peut-être pas tant de savoir mais de se demander ce que nous avons besoin de savoir. Si les études de littérature antique sont une branche de l'archéologie ou de la préhistoire, alors Nagy a raison de chercher ce qu'il cherche. Mais si les études de littérature antique ressortissent à la lecture et à l'interprétation des textes, si nous sommes des lecteurs ou des interprètes d'Homère, avons-nous véritablement besoin de reconstituer ce que nous ignorons ? Ne faudrait-il pas en finir avec l'idée de perte ? Certes nous avons perdu bien des variantes et des états possibles du texte, mais n'avons-nous pas aussi perdu les autres versions du cimetière marin que Valéry portait en lui, n'avons-nous pas perdu les cent autres manières dont Racine aurait pu écrire l'histoire de Phèdre (ah ! comme je regrette le premier canevas dans lequel Racine imaginait un Hippolyte hésitant entre Aricie et Phèdre).

29Au lieu de réparer la perte, nous pourrions alors nous réjouir de posséder l'Iliade et l'Odyssée. C'est là un gain plus qu'une perte et il y a bien assez à faire à lire ou interpréter ces textes. Le fait est qu'ils fonctionnent par variation et répétition de formules, comme d'autres textes d'ailleurs. Cela est vraisemblablement lié à de l'oralité, mais quand bien même cela ne serait pas le cas, cela n'a pas grande importance puisque aussi bien c'est l'idée, non le fait, de l'oralité, qui permet de comprendre ces textes.

30Dans la foulée, nous pourrions également renoncer à l'authenticité. Car cette notion a fait plus de mal aux études de littérature antique que l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie. Peu importe que le texte soit authentiquement le texte qu'écoutaient les Grecs : il est là, il m'intéresse et le reste est sans grande importance.

31Il faut donc admettre que le texte d'Homère que je lis est peut-être contingent et peut-être aussi artificiel. Mais est-ce si grave ? Si l'on apprenait qu'Homère est un faux médiéval cela ne serait en rien dérangeant pour le texte. Cela serait gênant bien sûr pour ceux qui veulent dire la vérité à propos d'Homère.

32Mais comment montrer que mon commentaire a quelque valeur si le texte que je lis est contingent et artificiel ? Ma brillante analyse pourrait-elle être valoir sur un autre état du texte ?

33Quand cela ne serait pas le cas, il ne me restera qu'à recommencer un autre commentaire pour un autre état du texte. Mais n'est-ce pas plutôt une bonne nouvelle ? Pendant ce temps-là en tout cas les rossignols pourront chanter en paix…