La lettre & le signe
1Conscient des effets de mode qui dictent bien souvent problématiques et travaux universitaires, Tom Conley souligne lui‑même le caractère daté du titre de son ouvrage. Il resitue dès lors ce dernier dans l'histoire récente de la critique, agitée de débats idéologiques qui troublèrent l'université américaine dans les années soixante‑dix. Lors de sa parution, The Graphic Unconscious résonnait comme un cri de guerre, un signal polémique, la marque d'une rupture délibérée vis‑à‑vis d'une institution et de ses normes. Il s'inscrivait par un jeu d'intertextualité ostensible dans la lignée de Frederic Jameson et de son ouvrage fondateur, The Political Unconscious : Narrative as a Socially Symbolic Act, paru en 1981. Ce dernier appelait de ses vœux une critique idéologique non seulement des textes littéraires, mais de la critique elle‑même. Il fallait « interpréter l'interprétation », et pratiquer, enfin, une « analyse » – au sens psychanalytique du terme – littéraire afin de dégager sous le discours interprétatif prétenduement neutre une dimension politique refoulée, mais inhérente à tout discours sur les objets culturels. La notion même de Littérature était aplanie au profit de celle de texte au sein d'une nouvelle discipline, les « cultural studies », qui refusent toute hiérarchisation esthétique et idéologique de ses objets d'études.
2Près de vingt ans plus tard, Tom Conley explicite les vertus de ce mouvement sur la recherche et l'enseignement de la littérature, figés jusque là dans un canon qui en interdisait de fait l'accès au plus grand nombre, et entravait tout travail destiné à entrer de manière polémique dans le texte, à l'inciser à vif et en pénétrer les mécanismes sous‑jacents. C'est un véritable programme politique qu'il dégage, indissociable d'une prise de conscience de la fonction idéologique impartie à l'institution universitaire, et du désir de contrer cette dernière de l'intérieur. Comme l’explique Tom Conley dans son introduction,
il s'agissait alors de politiser la critique littéraire dans des sens qui allaient : 1) tenir compte de la folie et de la honte de la guerre du Vietnam face au refus de l'université américaine de reconnaître sa collusion avec l'industrie militaire ; 2) dire non à toute érudition frelatée ou adultérée de mobiles qui voulaient faire oublier ou écarter la politique de l'enseignement et de la recherche ; 3) lire un canon de lettres, entendu comme autorité ou même surmoi pour ce qui concerne la culture française en Amérique du Nord, de façon transversale ; 4) mobiliser des méthodes critiques, déviées de leurs origines en France, dans le sens de la « Querelle » telle qu'elle se manifestait aux Amériques, là où les enjeux étaient autres qu'au pays français.
3Dans cette optique, et conjointement à un phénomène démographique et social de démocratisation de l'enseignement supérieur, les textes du canon littéraire, et ceux de la culture française en premier lieu, élitiste par excellence, sont intentionnellement désacralisés. Le texte devint langage, au même titre que tout autre énoncé, et de ce fait s'ouvre à toutes les dimensions de l'interprétation et du sens. La littérature française dans le système culturel d'Amérique du Nord avait plus le statut d'une îcone, d'un marqueur social, que celui d'un objet d'analyse neutre et appréhendé comme tel. « Il devint objet anthropologique et bientôt psychanalytique : le texte était devenu un symptome, et non un patron à aduler », ni un capital culturel à faire fructifier. On voit bien que la notion d'inconscient a alors, dans l'histoire intellectuelle des États‑Unis, une efficace et une portée sociale et politique qui dépassent amplement l'allégeance ou non à une école psychanalytique donnée. Parler d'inconscient du texte, c'était à la fois reconnaître la fabuleuse altérité de l'objet, tout en s'offrant une clé pour y accéder.
4Chez Tom Conley, qui se réclame en cela de Derrida et de Serge Leclair, le concept opératoire est celui de la lettre, charnière entre le conscient et l'inconscient. Dans ses analyses minutieuses de textes de la Renaissance – textes du canon justement, Montaigne, Ronsard, Rabelais, désacralisés et rendus au lecteur – le critique confronte systématiquement ce que dit le texte et ce qui se dit à travers lui. Cette dernière lecture, transversale, convoque toutes les dimensions du sens – et au premier chef ce que lisent les sens : dimensions orale et visuelle (mais parfois même tactile en ces livres labourés par les presses d'une toute jeune imprimerie, et dont la trame du papier recèle signatures et axes de la disposition graphique) révèlent d'autres réseaux signifiants, qui amplifient ou creusent le sens littéral, ou bien résistent, à la manière d'un symptome que la logique ne peut résorber. Cette approche se trouve d'autant plus justifiée pour analyser Rabelais, Marot ou Montaigne, que l'innovation technologique que constituent l'invention et le développement de l'imprimerie au xvie siècle s'accompagne pour le coup d'une conscience de la lettre et des enjeux de la typographie chez les auteurs eux‑mêmes. Ceci est particulièrement vrai pour la génération Marot et Rabelais, à la fois héritiers du programme d'anagramme généralisé des Grands Rhétoriqueurs, et promoteurs d'une réforme humaniste qui s'appuie sur la révolution que représente le livre imprimé. La lettre, et plus largement, le jeu sur les signifiants, sont au coeur de leur poétique, mais aussi de leur stratégie : dans un contexte politique instable, et qui se dégrade rapidement après l'affaire des Placards de 1534, double sens et doublage du texte par un dispositif pictural et analogique appartiennent aux ressorts possibles que s'invente une écriture en bute à la censure, écriture qui doit à la fois se taire et signifier (le sens de) son silence. La dimension politique ou idéologique de l'inconscient du texte est ici particulièrement pertinente.
5La méthode de déchiffrement adoptée induit une spatialisation de la lecture, figurée par les nombreux schémas qui illustrent le propos du critique et offrent différents tableaux, différentes représentations symboliques des poèmes et des textes. Le poème-tableau est traité comme un espace pictural, dont les lignes de force et les axes de construction sont dessinés à même le texte comme lors de l'analyse d'une oeuvre iconographique. Le fameux ut pictura poesis est ici revivifié et appliqué à la lettre, mais aussi transféré du côté de la réception (c'est le lecteur qui décide de « voir » le poème comme une peinture) plutôt que de la production. Que reste‑t‑il cependant d'une dynamique textuelle linéaire, inhérente à la temporalité de la lecture, et productrice d'autres effets de sens ? Le poème considéré comme objet au sens le plus concret du terme, se fige en gravure, incription non seulement graphique, mais iconographique, espace simultané que le spectateur appréhende d'un coup d'oeil, parcourt en tous sens pour tisser des réseaux entre des mots éloignés, redessiner le cadre du tableau, parcourir une toile. Le texte est surface toujours déjà là, et non fil continu d'une voix lyrique qui s'énonce ou d'une phrase qui se déroule. Le texte hypostasié en tant qu'objet matériel fonctionne comme une horlogerie bien huilée indépendamment de la temporalité propre du processus de lecture, linéaire quant à lui : l'inconscient graphique du texte joue à plein, en dehors de tout lecteur, comme un signe inscrit dans le texte à la manière d'un symptome, d'une somatisation, d'une marque corporelle à peine recouverte par le flux apparent des mots. Le critique se fait sémioticien, au sens médical que le mot de sémiotique recouvre, déchiffrant cicatrices et symptomes.
6Le type de lecture auquel se prête Tom Conley participe du mouvement déconstructionniste né dans les années soixante‑dix à la suite des travaux de Derrida, Foucauld et Lyotard, et emprunte à Lacan l'attention flottante à tous les éléments latents, du signe et du sens. Jamais pourtant il ne tombe dans une quelconque psychanalyse du texte ni de l'auteur. La radicalité de sa lecture se situe ailleurs, dans une déconstruction du langage lui‑même, éclaté en morphèmes et tracés (arabesques, sphères et axes de symétries des lettres ressortent soudain comme une image cachée dans la trame du texte). Voir soudain les récurrences de formes typographiques (et non plus de motifs, de sèmes, ou de sons comme c’est l’habitude dans l'analyse de la poésie) conduit à défaire l'unité et l'évidence du signifiant pour le décomposer en ses éléments matériels, morphèmes, lignes, tracés, calligraphies.
7Mais cette pratique extrême rejoint à bien des égards la logique du texte de la Renaissance, troué de signes obscurs, parsemés de points aveugles, lettres et nombres qui flottent hors syntaxe comme des signes chiffrés à la fois hermétiques et privés de sens. Les analyses de Rabelais et de Marot sont à ce titre éclairantes, tant la perspicacité du critique recoupe ici l'ingéniosité des montages originaux de ces deux experts en l'art de la lettre cachée. Que ce soit dans la proximité de Marot avec la poétique des Grands Rhétoriqueurs et leurs goûts pour la paronomase et l'anagramme (formes de circulations de la lettre par-delà les mots), ou la stratégie herméneutique et ludique d'un Rabelais qui déjoue systématiquement l'attente d'un lien univoque entre signes et sens, la forme graphique du texte dessine effectivement un labyrinthe où s'expérimentent des manières obliques de signifier. Car si l'inconscient graphique suppose une attention soutenue à la répartition des lettres et à leur dynamique, il revendique aussi une efficace interprétative. La lettre peut ainsi revêtir des valeurs symboliques (le « X », Christ et résurrection, le « T » de la croix et de l'échafaud) ou fonctionnelles : fonction organisatrice de délimitation des axes et du cadre du poème par un tracé vertical récurrent (« t », « l », « b », etc.), fonction esthétique et significante de centrage du regard sur le coeur du poème, etc.
8Dans l'écriture imprimée de la Renaissance, la lettre se voit investie de cinq traits ou fonctions que relève l'auteur : une fonction transcriptive de relais dans un schéma de communication efficace ; une fonction énergétique ou matérielle, où la lettre est perçue comme trace d'une percussion ou impression sur le papier ; une fonction picturale en tant qu'elle dessine un espace orienté selon des axes et des perspectives ; une fonction poétique d'occultation ou d'opacité où elle figurerait cet élément matériel du signe qui résiste au sens ; une fonction structurante en ce qu'elle est un élément du montage du texte, et a donc vertu organisatrice (elle entrerait alors dans la catégorie de la dispositio d'où peut‑être une fonction rhétorique).
9On pourrait toutefois s'interroger sur la valeur opératoire de la lettre comme marqueur significatif du texte : la psychologie cognitive nous enseigne en effet que la lecture procède par reconnaissance de syllabes, et non par un décryptage lettre par lettre. De même, il est d'usage de rapprocher plutôt la poésie de la musique, ce qui entraîne une attention redoublée aux jeux phonétiques de paronomases, d'allitérations et de syllepses. Tom Conley ne se prive pas de ces analyses des lapsus du texte, mais refuse d'accréditer la métaphore musicale, elle‑même historiquement datée et chargée idéologiquement chez les chantres d'un nouveau lyrisme que sont les poètes de la Pléiade. En bon penseur renaissant nourri de Rabelais et de Montaigne, il sait que le sens se cache et se chiffre dans le corps. Une autre analogie étaye sa démarche, celle de la gravure : le texte est d'abord livre imprimé, comprimé sous les nouvelles presses parisiennes et lyonnaises. À la suite de Tory et son Champ fleury (1529), les auteurs du livre (écrivains, éditeurs, typographes, graveurs) réfléchissent sur les conditions techniques du nouvel objet qu'ils créent, et se saisissent de cette technologie naissante, l'imprimerie, pour créer de nouveaux modes de signifiance à l'aide de ces empreintes qui incisent la chair du papier. Peut‑être est‑ce aussi cette conscience technicienne qui informe leur poétique, et rend chaque mot à sa forme matérielle, juxtaposition de types et de caractères. Marot ne se prive alors pas de prendre pour unique thème d'un rondeau deux lettres, C et E, qu'il décroche intentionnellement du phrasé continu pour assoir leur autonomie virtuelle en tant que signatures, chiffres, et clés du texte.
10La richesse des analyses textuelles présentées, qui s'attachent à décortiquer le fonctionnement graphique et sémiotique de la lettre comme vecteur de perturbations et de significations latentes, interdit presque tout résumé : à ce niveau de détail, les conclusions tirées s'appuient sur un parcours minutieux qui fait toute la saveur et l'étonnante créativité de l'ouvrage, mais paraitraient arbitraires dans leur énoncé brut, détachées de la maïeutique qui les enfante. On se contentera donc de donner les titres de chaque chapitre, en renvoyant aux schémas, figures et parcours de lecture qui déchiffrent le sens de la lettre dans quelque textes fondateurs de la Renaissance : « un espace secret : les rondeaux de Marot » (l'Adolescence Clémentine, 1538), « hiéroglyphes de Rabelais » (Pantagruel, « les propos des bien yvres », 1542), « Ronsard et le sonnet‑figure »(Les Amours, 1553), « les replis de la lettre : de Cassandre à Hélène » (Les Amours, 1553 ; Les sonnets à Hélène, 1597), « un test de style : Montaigne et son "excercitation" et "La lettre en abîme : "Des coches" » (les Essais, 1580‑1595).
11Un mot enfin du style, parfois obscur à force de mimer la dynamique textuelle qu'il décrit. La traduction, supervisée, nous dit‑on, par l'auteur, opère une étrange contamination du texte critique par le le texte source, comme si le passage d'une langue étrangère à la langue des textes étudiés annulait la distance entre les deux. Une rapide comparaison des versions anglaise et française révèle que cette dernière jouit d'une élaboration esthétique plus recherchée, comme pour parvenir à une adéquation maximale avec l'objet littéraire analysé. Ainsi, le style figuré envahit par exemple le jeu des verbes, qui restaient souvent neutres dans la version originale. Le résultat – une poétique critique – est tantôt stimulant, lorsque la force de l'expression rend la mouvance des lettres dans le texte étudié (« L'escrevisse contient un signe de vice dans la crevasse de l'écriture », p. 38), tantôt déroutant et ardu. Ne nous laissons pas rebuter par la difficulté : comme les silènes de Rabelais, l'écriture imagée et dense de Tom Conley recèle de « substantifiques moelles ».