Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Printemps 2002 (volume 3, numéro 1)
titre article
Olivier Guerrier

La réflexivité en dialogue

Anne Godard, Le dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001, coll. « Écriture », 200 p., ISBN 2130515134.

1Par cet ouvrage riche et dense, Anne Godard vient combler une lacune : depuis les travaux de M.K. Bénouis et d’E. Kushner, il n'existait que peu d'études en français consacrées au dialogue à la Renaissance. L'auteur en dessine ici l'espace dans une perspective comparatiste, qui intègre de manière fructueuse le domaine italien, se nourrissant des aperçus théoriques d'auteurs comme Sperone Speroni et Carlo Sigonio, dont le De dialogo liber (1562) constitue le premier traité portant sur le genre.

2L'arpentage du paysage culturel s’effectue de manière fort précise, en de vastes fresques comme celles de l'introduction (« L'âge du dialogue ») ou du premier chapitre (« La Renaissance dialogique »), où sont abordés les enjeux de la translatio studii, les rapports complexes entre philosophie et rhétorique, les trois modèles de dialogues récurrents à la Renaissance (platonicien, cicéronien, lucianesque). Après quoi, les chapitres suivants proposent des aperçus sur les trois grandes questions en jeu dans les dialogues renaissants, celle des langues et du rapport entre écrit et oral (chapitre 3, « La Parole et l'écriture »), de l'Amour et de la spiritualité (chapitre 4, « La Révélation de l'amour »), de l'autorité religieuse et de sa remise en cause (chapitre 5, « L'énonciation du désordre »). Là, des lectures de détails emportent souvent l'adhésion, à l'image de celle du Souper de cendres de Bruno, par lequel le Nolain prend sa revanche dans le monde fictionnel (p. 166‑167).

3Le parcours s’accompagne d’un discours critique sur les options intellectuelles retenues, qui vise, dans les premières pages notamment, à marquer la spécificité de l’orientation adoptée par rapport aux critiques précédents. Globalement, le propos d’Anne Godard tient à l'autoréflexivité de ces textes, perçue aussi bien dans les dialogues amoureux d'inspiration néoplatonicienne, où l'auteur décèle la manifestation d'un « amour du discours » (p. 128), que dans les dialogues à visée démystificatrice marqués par un « désordre du discours », analogique du décentrement qu'un auteur comme Bruno fait subir à la place de l'homme dans le cosmos (p. 168). Seulement, des uns aux autres, on constate des variations liées à la répartition des instances énonciatives : « Contrairement aux dialogues d'amour qui ont pour vocation d'unir les différents plans, les dialogues critiques jouent sur la séparation entre deux niveaux énonciatifs, celui de la fiction et celui du discours implicite de l'auteur » (p. 145). Ce n'est pas un petit mérite que de s'en tenir à cet axe principal de la réflexivité, certes très à la mode et souvent immodérément exploité par la critique, mais pleinement opératoire dans de nombreux textes de la Renaissance et dans ce corpus en particulier, à l'horizon duquel point à quelques reprises le Phèdre de Platon, véritable paradigme formel et culturel.

4La médaille a pourtant son revers. Ainsi, on pourra peut‑être regretter la place réduite qu'occupe le domaine français dans le cinquième chapitre. Le souci de sa ligne directrice, conjugué à la volonté de ne retenir que les manifestations les plus « pures » du genre, conduit Anne Godard à jeter un peu vite le discrédit sur un ensemble de textes de la seconde moitié du xvie siècle, liés au développement des Académies de lettrés, parmi lesquels les dialogues de Guy de Bruès. Certes, les cautions sont sérieuses pour justifier cette position : le Dialogi ad Petrum Paulum Histrum de L. Bruni ainsi que le De dialogo liber de Sigognio s'attachent à définir le genre par rapport aux formes proches telles que la dispute, fondée sur une répartition beaucoup plus rigide des instances, et dont les Dialogues sceptiques de Bruès entre autres portent l'empreinte1. Reste à se demander si le panorama n’eût pas été plus complet en incluant de façon plus abondante de telles productions génériquement marginales, ne serait‑ce que par différenciation. D’autant que ces dernières mettent en évidence un enjeu du dialogue assez peu développé ici : la mise en scène et les éventuelles inflexions des contenus doctrinaux, dont les traités de Plutarque montraient déjà l'exemple (qu'on songe ainsi au traitement de certains éléments du platonisme dans le « Démon de Socrate »). Le réflexivité en aurait pris un coup ; mais à insister sur les relations plutôt que sur les opinions, on escamote ou affaiblit la force de débats qui n'excluent pas la facétie, et plus largement le rôle du dialogue dans la réception des contenus philosophiques au xvie siècle.

5Il est un point, par contre, en forme d'hypothèse théorique et épistémologique, qui suscite d'autant plus l'enthousiasme qu'il répond aux interrogations tournant autour de la fiction. Reprenant des éléments mis en lumière par Barbara Cassin dans ses travaux sur la Seconde Sophistique, Anne Godard place le dialogue dans un espace situé entre le vrai et le faux, qui induit un consentement et une attitude herméneutique. Ces parages où rôdent l'Histoire véritable de Lucien aussi bien que le sophisme du menteur, l'auteur les entrevoit chez Speroni, et en a magistralement développé les incidences à l'occasion du colloque « L'effet de fiction » organisé par le groupe Fabula2. Le rapprochement avec Montaigne (p. 72), en revanche, ne s'imposait pas : outre qu'il repose sur une citation inexacte (Montaigne, en III, 5, s'admoneste ainsi : « Tu te joues souvent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dies à feinte »), il perturbe la démonstration puisque l'auteur des Essais ne demande pas au lecteur de « tirer le vrai du faux » ainsi que l'entend A. Godard, mais l'encourage à identifier la feinte et à la prendre pour ce qu'elle est. C'est là une manifestation un peu différente des arabesques intellectuelles qu'aide à comprendre le plasma de la sophistique. Elle démontre toutefois, s'il en était besoin, la richesse de la notion et de la perspective.