Le structuralisme restitué
1Que sait-on du structuralisme ? Rappelons d'abord, avec Jean‑Claude Milner, les idées plus convenues ou les plus communément admises, pour mieux percevoir ensuite l'originalité proprement scientifique de ce qui est un peu plus qu'un « mouvement ».
Le structuralisme comme doxa
2Farouches luttes institutionnelles, mémorables querelles alimentées de fracassantes déclarations publiques, de résistances passionnées et de succès éclatants : rien n'a manqué pour faire du structuralisme un vrai roman feuilleton. On en trouvera tous les épisodes dans L'Histoire du structuralisme de François Dosse (La Découverte, 1992) ainsi que de nombreux témoignages sur ce qui ne fut ni une école, ni un courant homogène et encore moins un corps de doctrines bien liées mais qui ressemblerait plutôt, vu de l'extérieur, à une nébuleuse regroupant, sans ordre et toutes disciplines confondues, de savants européens dont les fortes personnalités non moins que les oeuvres, de lecture pourtant ardue, ont valu aux sciences humaines un fort succès éditorial, et même suscité auprès d'un large public un puissant engouement.
3Ce drame très médiatisé fut bien servi par des acteurs brillants aux parcours biographiques singuliers : quels personnages plus charismatiques et fascinants, entre bien d'autres, qu'un Michel Foucault, qu'un Jacques Lacan et surtout qu'un Roland Barthes, ce « véritable prince de la jeunesse » (p. 118) ? Le drame aurait commencé à se jouer dans les années d'après‑guerre avec le déclin de « l'étoile Sartre », coïncidant avec la constitution d'une communauté informelle de savants cosmopolites acharnée à saper les fondements de l'humanisme classique en substituant à la liberté du sujet la nécessité impersonnelle du système ; ce mouvement, confidentiel dans ses débuts, aurait connu « sa belle époque » dans les années soixante puis - les plus belles aventures ayant une fin ! - aurait amorcé son déclin ininterrompu et irréversible de 1967 à nos jours.
Le structural comme programme de recherches scientifiques
4De ce « mouvement de doxa » (p. 7), pour intéressant qu'il soit, J.‑C. Milner ne fait pas le centre de son essai intitulé Le Périple Structural : Figures et Paradigme, même si l'analyse de l'opinion, comme on le sait depuis Platon, n'est pas indifférente à l'établissement du savoir vrai, de la science. Il se propose d'aborder un sujet plus austère, mais dans une certaine mesure moins confus, annoncé dès l'Avant-propos : « restituer le programme de recherches spécifique du structuralisme et singulièrement la position distinctive qu'il a développée touchant la science » (p. 7).
5Il importe donc avant tout de bien dissocier la « constellation de doxa » du « paradigme scientifique », le « programme inventé par des sujets » du « bruit que le Journal a mené à propos de certains d'entre eux » (p. 8). Et ce travail d'analyse, étranger aux modes et anecdotes que le « structuralisme » a fait naître, suppose que l'on puisse formuler le dessein unitaire qui donne cohérence au travail de linguistes, d'anthropologues, de théoriciens de la littérature et de psychanalystes concernés par le « structural ».
6Cet acte de « restitution » doit cependant s'entendre en toutes ses acceptions : au sens où il convient de rendre un objet qui aurait été pris indûment ; où il est possible de le remettre dans son état originel ; où l'on reconstitue dans son intégralité un texte ou discours altéré ; où l'on rétablit en sa cohérence et par la réflexion un objet de pensée mal connu.
7De cette tâche à la fois juridique, archéologique, philologique et philosophique, J.‑ C. Milner s'acquitte dans un style serré, tout de distinction et de subtilité.
Figures du structuralisme : l'exemple de Saussure.
8Si cependant J.‑C. Milner parle d'un « périple structural », c'est que, chacun, à sa manière singulière et selon ses voies propres, découvrit à la fois la route (la méthode) et le continent scientifique inexploré qui s'offrit à leurs investigations. C'est pourquoi la première partie de l'ouvrage reconstitue, sans prétention à l'exhaustivité, les cheminements de certaines « figures » (p. 15‑176) qui, dans leurs domaines respectifs, inventèrent une science nouvelle ou plus exactement annexèrent de nouveaux objets à la science : Saussure (15‑44), Dumézil (44‑64), Benveniste (65‑114), Barthes (115‑130), Jakobson (131‑140), Lacan (141‑168).
9Dans chacune de ces études monographiques, on peut saisir, replacé dans leur contexte intellectuel d'origine, le geste créateur, le souci constant, l'intuition fondatrice qui animent une recherche radicale. Pour donner une idée de cette recomposition de trajectoires, on se bornera à suivre la démarche adoptée dans la dense mais lumineuse leçon de lecture que Milner donne de ce que l'on considère comme l'oeuvre matricielle du structuralisme : le Cours de Linguistique Générale de Ferdinand de Saussure.
10Synchronie, diachronie, signe, signifiant, signifié, système... Comme il arrive souvent dans l'histoire des idées, ces concepts ont été victimes de leur succès. Ils se sont imposés avec une telle force dans notre ordinaire langagier qu'ils ont perdu leur pointe et finalement leur sens. J.‑C. Milner, écartant contresens, malentendus, brouillages et confusions, décape en quelques pages cette oeuvre dont il rappelle que l'auteur n' « au sens strict par écrit une seule page ». Pour procéder à cette réforme de l'entendement linguistique, il va droit au concept, à l'idée de science qui anime le travail saussurien.
11Insatisfait de la terminologie courante en usage dans la linguistique de son temps, mais partant de son domaine de spécialité qui est la grammaire comparée, le grand savant suisse est amené à différencier deux modes de comparaison historique : soit on compare des « états de langue dont les documents relèvent de dates différentes », soit on compare « des états de langue dont les documents relèvent de dates contemporaines » (p. 20). Pour désigner ces deux approches, Saussure forge les néologismes de « diachronie » et de « synchronie » et privilégie la seconde approche pour remonter au prototype indo-européen, prévenant ainsi toute confusion (et toute dérive idéologique) entre le plan historique (retrouver le peuple aryen) et le plan linguistique (analyser le système de parenté des langues européennes). Dès lors, l'objet de la science linguistique ne peut être qu'un, ordonné selon un modèle euclidien qui fait découler idéalement le plus grand nombre de théorèmes d'un minimum d'axiomes. C'est pourquoi, contrairement à ce que l'on pourrait croire et qu'on lit souvent, la linguistique ne sera pas la science du langage, objet multiple, point d'intersections de trop de discours possibles mais exclusivement « la langue », objet social homogène qui offre un « point de vue » (p. 23), indépendant des circonstances particulières dans lesquelles se donne la profération de la parole individuelle.
12Cette façon rigoureuse de circonscrire le champ de la science linguistique n'interdit certes pas les investigations historiques ou les questions philosophiques sur l'origine du langage mais les exclut délibérément de sa recherche. Aussi, une fois le domaine bien délimité est‑il nécessaire, more geometrico, de partir d'un concept primitif, d'un axiome : ce sera le « signe ».
13Or précisément, ce terme n'est plus l'élément d'une théorie de la représentation et la linguistique inaugurée par Saussure rompt discrètement mais définitivement avec toute une tradition métaphysique, qui va des Stoïciens jusqu'à la Logique de Port‑Royal en passant par Augustin. Car si le signe représentatif est asymétrique, le signe linguistique est « fondamentalement structuré par la réciprocité ». C'est pourquoi ce signe, entité unique, doit se décomposer, pour les nécessités de l'analyse, en un couple indissociable « signifiant /signifié ».
14Explorant les indications lapidaires données dans le Cours ou bien encore déroulant avec rigueur toutes les implications des métaphores, triviales en apparence seulement, auxquelles Saussure recourt, J.‑C. Milner parvient à conclure que « le signe ne représente rien », qu'il « est seulement un point de contact entre des flux », qu'il « n'a de propriétés que par les relations de différence qu'entretient son signifiant avec tous les autres signifiants de la langue - et son signifié avec tous les autres signifiés de la langue » (p. 35).
15Cette conclusion débouche sur une ontologie de « type nouveau » (p. 38) en ce que, disjoignant identité et ressemblance, elle prend pour objet un être unique mais en même temps multiple, traversé et constitué de part en part de différences. On comprend ainsi la puissance de répercussion que le Cours a pu avoir sur « toutes les parties de la culture, de la psychanalyse à la philosophie » (p. 38).
« Toute réalité du seul point de vue de ses relations systémiques »
16Ainsi, le structuralisme, entendu comme programme de recherches, a consisté à étendre à toutes sortes d'objet la démarche que Saussure avait appliquée au langage, c'est‑à‑dire à envisager toute réalité du « seul point de vue de ses relations systémiques ».
17Dans la seconde partie de son essai , intitulée « Le Paradigme » (p. 178‑244), J.‑C. Milner tente de configurer le modèle général qui permette de penser avec cohérence le « structuralisme », dont l'essentiel s'élaborerait, selon lui, entre 1928 (exposition de la phonologie structurale au Congrès International de linguistique de La Haye) et 1957 (publication des Structures syntaxiques de N. Chomsky).
18Pour nous conduire au coeur de cet intense mouvement scientifique, il avance un dispositif argumentatif dont nous nous contenterons d'indiquer les chaînons majeurs.
19Soit la « grande polarité » (p. 182), héritée de la philosophie grecque et qui traverserait sous de multiples noms toute l'histoire discursive, le couple phusis/thesis : « Au terme phusei appartient ce qui est censé ne pas dépendre de la volonté collective des hommes et ressortir à l'ordre régulier du monde. Par opposition relève du terme thesei tout ce qui est censé dépendre de la volonté collective (consciente ou non, revendiquée ou non, peu importe) des hommes, laquelle varie suivant les circonstances et les interprètes » (p. 182). À l'intérieur de cette dichotomie s'organisent tous les débats idéologiques possibles, et l'on peut y voir s'inscrire tous les mouvements contradictoires de l'opinion.
20Pourtant , avec la « révolution galiléenne » (selon la formule A. Koyré, témoin et interprète majeur du structuralisme, A. Koyré), la nature elle‑même devient objet de science ; davantage, la nature n'est plus que par la science, de part en part mathématique. Dépossédée de ses qualités, elle n'a plus saveur ni couleur et se réduit exclusivement à ce que la science peut mesurer.
21Aussi, est‑on, semble‑t‑il, « sommé » (p. 194) de choisir : soit la science annexe à la phusis des secteurs de thesis, soit elle cesse d'être science. Une science de l'homme ne serait pas possible dans ces conditions, sauf à naturaliser l'homme et à le transformer en segment de phusis.
Un galiléisme étendu.
22Pour J.‑C. Milner, ce qui fait précisément la « nouveauté singulière » du structuralisme est que « des pans entiers de ce que depuis toujours on avait attribué au thesei pouvait faire l'objet d'une science au sens galiléen du terme », « sans pour autant que le thesei fût ramené au phusei » (p. 195).
23Dès lors, tout le propre de l'homme, toutes ses activités (le vêtement, la cuisine, la mode, les mythes, etc.) se laissent désormais saisir comme objets de science sans perdre pour autant leur caractère de différence spécifique. La nature de l'homme à la fois contingente et nécessaire, diverse et une, si elle est soumise à des lois inexorables, ne relève pas pour autant de la nature des choses. Et l'application de ce « galiléisme étendu » (p. 198) consiste à dégager les combinaisons structurelles, à percevoir les homologies et les organiser en un système non d'identités mais de différences, fondé sur l'échange et la permutation, et donc tout à fait adéquat et fécond pour rendre compte avec rigueur du règne même de tout échange, la culture.
Aux oubliettes ?
24Si ce programme ambitieux a vécu sous l'effet de ses contradictions non résolues (p. 219‑231), et si d'autre part la doxa s'en est emparé à un certain moment pour combler le vide du politique (p. 202‑210), cela n'empêche qu'il a définitivement bouleversé notre conception de l'un et du multiple, de la différence et de l'identité, et que la question à laquelle il a soumis la séparation nature/culture est encore en suspens. « Le problème, à la fois matériel et doctrinal, de la nécessité thesei (existe‑t‑elle, a‑t‑elle des lois propres, lesquelles ?) est aujourd'hui proprement mis aux oubliettes. Rien ne dit qu'il en sera toujours ainsi. » (p. 238).