Les voix de Louis-René Des Forêts
1Le questionnement essentiel, autour duquel s’articule le parcours critique de Dominique Rabaté, est sans doute celui de la mise en question de la voix, dont il explore les méandres qu’en constituent le langage, ses différentes inflexions (la densité, le volume) et sa négation (le silence, l’aphasie). Ses ouvrages précédents(Vers une littérature de l'épuisement et Poétiques de la voix (José Corti, 1991 & 1999) montrent un analyste méticuleux des tensions entre la parole et les limites qu'elle rencontre à l'intérieur du processus mis en oeuvre par la construction mentale, puis verbale, qu’elle agence. Nul autre auteur que René‑Louis des Forêts, dont l'oeuvre tout entière interroge la texture des langages (ceux du corps ou de la mémoire), ne pouvait mieux se prêter à cette quête impérieuse d’un monde bruissant de signes verbaux, dont l’ambiguïté réside dans la découverte et le dévoilement concomitants de son existence par l'expression même de cette parole si difficile à circonscrire.
2Dominique Rabaté montre avec précision la façon dont cet univers composite — les différentes voies d'accès empruntées par une parole polymorphe, qui lie la forme (soliloque, poésie ou roman) à la force du discours, en désignent déjà toute la difficulté d'approche) — tente de se mettre en place autour d'un langage, dont les modes d'agencement constituent l'un des enjeux déterminants de la narration. Des Forêts n'a en effet cessé, tout au long de sa vie d'écrivain, de se mesurer à la question d'une parole capable non seulement de dire le monde mais surtout d'interroger sa propre pertinence. En choisissant de s'affronter à ce langage, dont l'acquisition entraîne de façon irrémédiable la perte de l'innocence (c'est autour de ce douloureux constat que s'articulent Les Mégères de la mer), mais qui demeure l'unique voie d'expression de ce traumatisme, des Forêts s'inscrit dans une démarche philosophique pour laquelle demeure essentiel le questionnement porté par l'objet littéraire sur ses moyens d'expression. Comme Wittgenstein ou De Man avant lui, des Forêts montre avec acuité que cette parole, loin de permettre la conduite d'une approche critique du monde, élabore dans sa profération même un discours critique qui la prend elle‑même pour objet. L'épreuve suprême consiste donc à déjouer les ruses de ce discours pour fonder une écriture dont la substance ne serait pas altérée par l'entropie du verbe, une sorte de langage conjurant le « désastre » pour mieux témoigner de son urgence et de sa nécessité.
3L'approche raisonnée de l'énonciation, sondée, comme dans Le Bavard, jusque dans ses ultimes retranchements et contradictions, et à ce titre observée avec toute l'acribie que l'herméneute accorde à son objet d'étude, participe donc du vaste mouvement de (re)connaissance de soi — que Dominique Rabaté place pertinemment au centre de son chapitre consacré à l'écriture de la catastrophe, cette « tentative dramatique pour rencontrer l'événement (acte extérieur déterminé ou source même de son énonciation) […], mouvement résolu vers le cataclysme dont l'avenir rêvé serait une réconciliation ». C'est sans doute cette tension essentielle entre une sincère volonté d'élucidation et les entraves que représente sa formalisation qui donne toute sa puissance aux textes de la dernière période, douloureusement lucides des obstacles qui les fondent.
4Ostinato en est sans doute l'exemple le plus achevé. Le parcours évolutif de ce texte, du projet annoncé dans les années soixante‑dix jusqu'à son édition « suspensive » chez Gallimard en 1997, en passant par les différents états publiés par la N.R.F., montre comment l'écrivain a, jusqu'au bout, reporté l'épreuve de l'établissement de la parole. L'instinctive méfiance envers l'impéritie du langage ne correspond pas à son rejet (même si l'écrivain multiplie dans ce livre les signifiants non textuels, comme les espaces qui séparent les différents « paragraphes » et constituent autant de prolongements ou de suspension de l'énonciation en fonction de ce qui a été précédemment écrit) mais à une lucide prise de conscience des bornes d'un discours, de toute façon condamné à l'extinction : « Engagé dans une entreprise sans retour, l'écrivain se voit contraint de continuer à jouer mais à un jeu qui ne saurait avoir de gagnant, tant est aiguë sa conscience que le langage ne peut triompher de la mort, tant est vive sa lucidité de la vanité fondamentale de l'écriture. » L’œuvre, l'une des plus fortes de la seconde moitié du vingtième siècle, constitue le plus cinglant démenti de cette angoisse, œuvre qui, malgré ses moments de fuite et de dépression, ne peut se résoudre à laisser le silence triompher de la fragilité de la langue poétique.