Poétique de l'héritage : entre invention & tradition
1La disparition des avant‑gardes, à la fin des années soixante‑dix, semble avoir libéré l'écriture romanesque des contraintes et des interdits qui pesaient jusqu'alors sur elle. On observe ainsi, depuis deux décennies, une réhabilitation du sujet, une réévaluation de la mémoire culturelle et un retour au récit fictionnel. Si l' « ère du soupçon » semble bien révolue, il apparaît néanmoins difficile, pour la plupart des romanciers, d'écrire sans tenir compte des remises en cause et des contestations des années précédentes. Sans mot d'ordre ni manifeste, plusieurs écrivains de la modernité tardive tentent d'élaborer une oeuvre singulière, nourrie des préoccupations esthétiques et idéologiques de notre époque.
2À cet égard, Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Richard Millet constituent des figures particulièrement représentatives. Ces trois auteurs issus de la Creuse ont publié leur premier roman sensiblement en même temps, au milieu des années quatre‑vingt. Fils de paysans (sauf Millet qui est issu de la petite bourgeoisie), ils rendent compte de leur rapport problématique à la langue, de la disparition de la civilisation rurale et de la prégnance, dans leur imaginaire, des paysages, des sons et des couleurs de leur enfance.
L'écriture & la parole
3Alors que la revalorisation des langues régionales suscite encore des réactions contrastées en France, les romans de Pierre Michon, de Richard Millet et de Pierre Bergounioux nous rappellent qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'usage du patois était encore très largement répandu dans les campagnes du Limousin. Le contexte diglossique de la province permet, selon Sylviane Coyault‑Dublanchet, de comprendre pourquoi « la conscience de la langue apparaît […] très tôt dans les oeuvres des trois écrivains, sous la forme d'un drame originel » (p. 44). Ce drame se manifeste, dans les romans considérés, par une attention particulière aux faits de langage et à la matérialité de la parole. Chez Michon, par exemple, l'univers romanesque des Vies minuscules est comparable à un théâtre bruyant et dissonant. La référence au modèle théâtral, bien qu'implicite, est effectivement récurrente dans le premier roman de Michon : prendre la parole, particulièrement lorsque l'on maîtrise le langage, équivaut à monter sur une scène, à l'instar de l'Abbé Bandy dont les sermons participent autant du spectacle que de la célébration liturgique.
4Dans les romans de Richard Millet, le récit repose aussi plus souvent sur les multiples conversations des personnages plutôt que sur une véritable intrigue. Millet réactualise la pratique ancestrale de la palabre et des discussions villageoises. Il témoigne, ainsi, de l'importance de la parole dans ces communautés : « c'est en effet dans les mots des autres, médisances et sobriquets, que les destins se nouent ; et chaque épisode de l'existence est inlassablement commenté, soumis à l'exégèse publique de vieilles radoteuses » (p. 25).
5Pierre Bergounioux, pour sa part, appréhende la parole comme l'une des manifestations privilégiées du sensible, au même titre que les bruits, les odeurs et les couleurs du monde. Même si la signification des mots employés par les adultes échappe au narrateur encore enfant, le souvenir des récits familiaux et des événements fascinants qu'ils relatent demeure extrêmement vivace dans l'ensemble des récits.
6Au regard de ce qui vient d'être énoncé, il apparaît que le soupçon à l'égard du langage qui a prévalu jusqu'au début des années quatre‑vingt semble dépassé. En outre, ce rapport singulier à la langue détermine des poétiques spécifiques. L'une des caractéristiques fondamentales de ces poétiques tient à l'intégration d'une forme d'oralité dans une écriture par ailleurs classique voire, dans le cas de Pierre Michon, précieuse. Dominique Rabaté (Poétique de la voix, Paris, J. Corti, 1999) et Jean‑Pierre Martin (La Bande sonore, Paris, J. Corti, 1998) ont récemment montré que plusieurs romans du xxe siècle mettent en scène l'acte énonciatif. Rabaté a qualifié ces textes de « récits de voix ». Cependant, il semble que le recours à une prose qui mime les effets de voix et intègre parfois un rythme propre à l'oral évoque plus particulièrement les romans d'auteurs francophones africains ou antillais. Il aurait été intéressant, à ce propos, que S. Coyault‑Dublanchet mette en perspective le statut d' « écrivains périphériques » de ces auteurs de la francophonie avec celui de Michon, Millet et Bergounioux, eux‑mêmes relégués dans une situation de marginalité linguistique à l'égard de Paris.
7Sylviane Coyault‑Dublanchet se montre convaincante, en revanche, lorsqu'elle analyse les différents choix énonciatifs adoptés par les trois romanciers. Il semble, en effet, qu'en relatant les récits dont il a hérité de sa grand‑mère maternelle, « Pierre Michon raconte […] moins pour authentifier les faits que pour restituer le plaisir de l'histoire écoutée et proférée » (p. 31‑32). Il ne s'agit pas de reconquérir un temps irrémédiablement perdu, mais de bien de réactiver et de transmettre le plaisir d'antan en établissant, lors de la lecture, un « partage du sensible » (cf. Parret, H. : La Communauté en paroles, Liège, P. Mardaga, 1991). Au contraire, dans les récits de Richard Millet, l'écriture et la lecture ne sont plus perçues comme des activités solidaires à partir desquelles il serait possible d'établir un partage ou une transmission. L'incommunicabilité ou le manque d'attention des interlocuteurs constitue un motif d'ailleurs récurrent, aussi la « narration ne peut […] être que monologue » (p. 38).
8Quant à Pierre Bergounioux, il se distingue par son refus, à de rares exceptions près, de mettre en scène l'acte énonciatif. Toutefois, l'écriture se nourrit des récits familiaux et semble régie par la volonté de perpétuer la mémoire des morts. La prose de Bergounioux, plus austère en apparence, adopte néanmoins un rythme sinueux, fragmenté et empreinte des caractéristiques de l'oral lorsqu'elle évoque des souvenirs plus douloureux. Bien qu'il n'ouvre pas un espace interlocutoire comme Michon, Bergounioux conçoit toutefois l'écriture comme une voix d'encre dont le souffle s'accélère ou s'amplifie selon la charge affective des événements relatés.
Récits de mémoire
9La dimension autobiographique des œuvres considérées participe de la volonté d'élucider le rapport à l'écrit et à la littérature. Le premier roman de Michon, Vies minuscules apparaît, à cet égard, particulièrement représentatif. En effet, le narrateur n'a de cesse de se présenter comme un héritier, en dépit de l'abandon paternel : les récits des grands‑mères, les citations littéraires et les références picturales constituent un « musée imaginaire » qui permettent à celui qui est mal‑né de s'inscrire néanmoins dans une filiation. Michon, comme Millet d'ailleurs, déplace et subvertit délibérément les frontières de la biographie, de la fiction et de l'autobiographie. La démarche de ces deux écrivains présente d'ailleurs une réelle parenté puisque Richard Millet forge son propre mythe de l'écrivain en construisant également un récit à la croisée de la confession et de la fiction.
10Citant Dominique Viart, S. Coyault‑Dublanchet observe que « les récits de mémoire contemporains dérivent tous d'un même postulat, à savoir que la connaissance de soi nécessite le détour par l'altérité, et d'abord par l'autre le plus proche […] » (p. 166). C'est pourquoi, notamment dans les romans de Bergounioux, le narrateur mène une investigation dans les archives familiales : « l'élucidation s'achève quand la mémoire individuelle se relie à la mémoire collective » (p. 167).
11Si l'exploration de la mémoire est devenue un thème largement exploité depuis la fin des années soixante‑dix, les récits mémoriels de Michon et de Bergounioux ont aussi « une vocation d'adresse » : « ils sont certes dédiés prioritairement aux morts, mais également aux générations à venir » (p. 172). Cette précision apparaît essentielle car elle permet de mettre au jour une conception de l'écriture romanesque qui unit étroitement l'éthique et l'esthétique. Comme l'écrit Sylviane Coyault‑Dublanchet à propos de Pierre Bergounioux, « il s'agit de jouer son rôle dans la communauté » (p. 174). En ces temps troublés, où la question du « vivre ensemble » appelle de nouvelles réponses, la réflexion de S. Coyault‑Dublanchet acquiert une résonance particulière.
Paradigmes de la profondeur
12La crise du structuralisme a généré, chez certains romanciers, une volonté de « réhistoriciser la culture » (p. 177) et d'inscrire leurs récits dans un référentiel géographique précis. Sylviane Coyault‑Dublanchet affirme, à ce propos, que l'on peut difficilement soupçonner Michon, Millet et Bergounioux de faire des concessions à l'exotisme ou d'exalter une identité régionale : « avant d'être le Limousin ou le Quercy, ces régions Province » (p. 182). L'auteur de La Province en héritage admet cependant éprouver un certain malaise face aux propos ambigus de Richard Millet. S'abstenant de juger, S. Coyault‑Dublanchet montre que si la Creuse, la Dordogne et la Corrèze revêtent une telle importance symbolique, c'est probablement parce « la France du centre, victime de la désertification des campagnes, [est] plus que tout autre région, propre à figurer l'espace de l'écart, du minuscule et du déshérité » (p. 183).
13Dans ce contexte, interroger le passé, fouiller la mémoire collective et individuelle vise à mettre au jour un en deçà de la civilisation et de la culture. La « France profonde » permet justement de contempler cette « origine de l'humanité, à la fois si lointaine et si proche », c'est‑à‑dire, « l'être primitif que chacun porte en soi : notre barbarie jamais ensevelie, que le siècle a amplement illustrée » (p. 191). À ce titre, la province constitue aux yeux de Sylviane Coyault‑Dublanchet, un topos privilégié dans la fiction et la réflexion contemporaines, car « figure de l'origine, cette province l'est également d'une fin » (p. 192). À ce titre, elle tend à notre époque un fascinant miroir.
14Ce constat assez sombre révèle le fossé qui sépare Millet, Bergounioux et Michon des utopies du retour à la terre des années soixante et soixante‑dix. L'être fin‑de‑siècle ne croit plus au mythe de l'origine et les trois auteurs se posent essentiellement comme témoins d'un changement de civilisation sans précédent : la vie qui perdurait depuis des siècles dans les campagnes a désormais pris fin. Les incertitudes relatives au devenir de nos sociétés hyper‑technologiques, bouleversées par la nouvelle organisation financière mondiale, trouvent ainsi une sorte d'écho dans ces évocations d'un monde finissant.
15Rappelons néanmoins que Michon et Bergounioux, plus encore que Millet, réfutent toute velléité passéiste. Au contraire, en tentant de promouvoir des nouvelles formes de sociabilité ces romanciers participent, à leur manière, aux débats actuels sur la notion de communauté (cf., par exemple, les travaux de Jean‑Luc Nancy ou ceux de Giorgio Agamben).
16D'autre part, il nous semble particulièrement intéressant d'observer, à l'instar de Sylviane Coyault‑Dublanchet, que les figures de l'origine peuvent être transposées dans le domaine de l'écriture. Entre tradition et invention, les trois oeuvres étudiées renouent avec le roman tout en tenant compte des contestations des avant‑gardes : « "le retour au récit" suppose […] toujours que l'on subvertisse de quelque manière les formes "originelles" inaptes à rendre compte des interrogations présentes » (p. 265). S. Coyault‑Dublanchet rend compte de ces enjeux en proposant une analyse assez exhaustive et bien argumentée. Étant donné que l'oeuvre des trois écrivains n'avait pas encore donné lieu à des études approfondies, La Province en héritage constitue désormais un ouvrage de référence. Signalons, toutefois, la récente parution d'un recueil d'actes de colloque consacré à Pierre Michon (Pierre Michon, l'écriture absolue, Saint‑Étienne : Presses de l'Université de Saint‑Étienne, avril 2002).