Cultivons le paradoxe !
Proust : du réaliste au sociologue
1À la recherche du temps perdu est une œuvre plurielle, une œuvre-monde à la disponibilité infinie. Elle représente cependant un « tout petit monde », celui d’une aristocratie en déliquescence, voire — forçons un peu le trait, guidé par Jacques Dubois — celui de la chambre d’un héros oisif et « un peu terne1 ». Voici le premier, le grand paradoxe du roman de Proust : celui qui nourrit la réception sociologique de l’œuvre.
2D’Erich Auerbach, qui intègre la Recherche, encore mal connue, à la mimésis, en passant par Jean-François Revel, Anne Henry, Vincent Descombes (le « flair sociologique »), et jusqu’à Catherine Bidou-Zachariarsen : tous ont cherché à dégager l’écriture proustienne de l’autonomie que la critique lui a longtemps prêtée, pour en faire un outil de connaissance du monde, un laboratoire à même de substituer à la société réelle, prise comme objet brut, une société construite par le texte et qui dialoguerait avec elle. Ce projet, c’est aussi celui de Jacques Dubois qui, depuis les Romanciers du réel2, cherche à inscrire Proust dans la tradition du roman réaliste afin de mettre en lumière de nouveaux éléments de son œuvre (Bildungsroman, catégorisations sociales, importance du détail et du contingent, représentations sociales) et d’en dégager ainsi la valeur transgressive, ou parodique. Apparaissent alors les « deux côtés » du réalisme, pour utiliser une métaphore proustienne bien connue ; les « romanciers du réels » se mettent, en effet, à défendre et à assumer comme tels « deux postulats contradictoires à l’intérieur d’une même pratique3 » : d’une part l’autonomisation de la littérature et sa légitimation face aux sciences sociales montantes (c’est le « livre sur rien » de Flaubert, le Contre Sainte-Beuve, la phrase proustienne), et, d’autre part, la description d’une socialité en crise, dans toute sa complexité et ses contradictions. Dans Le Roman de Gilberte Swann. Proust sociologue paradoxal, le critique s’attarde justement à ces ambivalences pour aller encore plus loin. Il montre que le roman de Proust produit un « modèle réduit de société », dont la structure assez simple (du moins « aisément réductible », p. 8) aurait pour but de mettre au jour les mécanismes d’interactions entre la bourgeoisie et l’aristocratie afin de décrire une histoire sociale mobile et fugace : celle de l’entre-deux siècles.
3Dubois se propose de revenir au moment de l’écriture d’À la recherche du temps perdu, qui est aussi celui de la constitution d’une nouvelle discipline : la sociologie. Le premier chapitre, intitulé « Avènement de la sociologie », propose au lecteur un rapide exposé de ses conditions d’émergence, grâce notamment aux travaux de Gabriel Tarde (1843-1904) et d’Émile Durkheim (1858-1917). Selon le critique, la science en pleine gestation aurait déterminé l’« inconscient littéraire » du romancier, non en tant que source véritable, mais comme air du temps et sans qu’il n’en prenne réellement acte (p. 16-17). La Recherche se ferait alors (malgré elle) le témoin et le relais d’un climat intellectuel où émerge une conscience de plus en plus forte du fait social.
4Dans cette introduction, J. Dubois expose brièvement certaines limites de sa démarche, Proust ayant lui-même « préféré tenir son roman à distance de toute procédure externe au champ littéraire » (p. 19)4. Il sera prêté au romancier un « sens du social » plutôt qu’une réelle posture sociologique — de même qu’en renommant les réalistes « romanciers du réel », Dubois cherchait à les affranchir d’une notion trop galvaudée. Toutefois, cet infléchissement lexical qui pointe la spécificité du littéraire – ce que Barthes nommait sa « résistance5 » — n’empêche pas le chercheur de tirer certains aspects du roman vers les découvertes sociologiques du début du siècle, comme vers celles plus tardives d’un Bernard Lahire ou d’un Pierre Bourdieu, sans souci chronologique. C’est qu’il cherche à mettre au jour à la fois le déterminisme culturel du roman proustien et sa si remarquable plasticité interprétative. Parler de sociologie, c’est dès lors faire dialoguer sciences humaines et littérature dans un incessant aller-retour : la théorie éclaire l’œuvre, se fait outil herméneutique ; inversement la littérature dévoile le monde social, elle met en lumière ses contradictions et ses mécanismes.
Gilberte ou les ambivalences du féminin
5Le programme des Romanciers du réel, J. Dubois le réalise également à d’autres niveaux : il redonne, d’une part, une place aux figures féminines, dont la critique « a volontiers minimisé l’importance6 » ; il recherche, d’autre part, le désir enfoui des réalistes affleurant dans le texte, la « violence discrètement profanatrice » de ce contre-savoir qu’il convient de découvrir (en le délivrant justement de la doxa)7. Longtemps, la critique proustienne s’est attachée à faire de la Recherche une lecture psychologique que justifiait les différents procédés de brouillages mis en place par l’auteur et devenus traits caractéristiques du roman moderne. Elle a manqué, par là le délicat entremêlement du psychisme et du social, de l’individu et du collectif, qu’effectue Proust dans le roman et que rappelle Dubois au seuil de notre ouvrage : « social et psychique y font cause commune et s’éclairent mutuellement » (p. 15). Ainsi de la rencontre entre socialité, religiosité et sexualité, fil conducteur de J. Dubois dans l’ensemble de ses travaux : l’érotisme n’est plus réservé au seul héros dans sa chambre solitaire mais dénonce les dynamiques de pouvoir et les déterminismes sociaux.
6Or, ce « pouvoir de rupture », cette liberté transgressive du désir est, pour J. Dubois, l’apanage du personnage secondaire, « latéral » et toujours féminin. La question de l’intrication du social et du sexuel trouve donc sa réalisation dans une nouvelle figure féminine : Gilberte Swann, ou peut-être dans un seul de ses gestes — mystérieux pour Marcel, symbolique au regard de l’ensemble du roman : son geste de profanation devant une haie d’aubépine8. Non simple objet sexuel mais parfait « objet de sociologie » (p. 32), Gilberte est « mobile », travaillée par un double habitus et une double histoire. Cette Mélusine change de nom et de milieu (comme de couleur des yeux), voyage de bourgeoise à duchesse, de juive assimilée à aristocrate française : « soit un beau trajet avec déclin final » (p. 33). L’objet du sociologue se révèle contradictoire, divers, insaisissable, et profondément anti-conformiste : moderne. J. Dubois met ainsi en évidence ce qui lui apparaît comme une caractéristique typique du personnage proustien et qu’il transpose à d’autres protagonistes du roman, à différents moments de son ouvrage.
L’exception qui confirme la règle
7Une recherche indexicale du terme « sociologie » dans le roman (qui attesterait que Proust avait pris acte de l’émergence de la discipline) permet de dégager trois usages, trois connotations que le romancier donne à ce mot. J. Dubois les étudie l’une après l’autre, les associant, chacune, à l’un des grands personnages masculins du roman : Charlus, Swann, et Saint‑Loup. La sociologie, dès lors, se fait tour à tour poétique, amusante, paradoxale (trois épithètes qui ne relèvent pas d’un même niveau d’analyse). Le monde de La Recherche, ses lieux, ses personnages, dévoilent, quant à eux, progressivement leurs ambivalences au gré des théories sociologiques : le système des castes proposé par Célestin Bouglé ou la barrière et le niveau d’Edmond Goblot à Combray, la conversation et l’imitation de Tarde au sein des salons mondains, l’intrication durkheimienne du social et du religieux dans l’exercice de domination de Charlus, la relecture des personnages par B. Lahire et ses « hommes pluriels », la régulation institutionnelle du temps de Norbert Elias comme nouvelle approche du temps perdu. Les propositions ne manquent pas, étoffées par les textes des sociologues qui offrent autant d’échos et de résonnances avec le grand cycle proustien.
8L’interactionnisme d’Erving Goffman (La Mise en scène de la vie quotidienne, 1959), utilisé par J. Dubois à plusieurs reprises et vu comme un prolongement des théories de Tarde9, permet, par exemple, d’expliquer la redistribution des rapports sociaux en jeu dans la Recherche :
La socialité s’élabore moins dans le cadre d’un système déterminé et structuré d’emblée que dans des situations concrètes à l’intérieur desquelles les individus impliqués procèdent à une construction de sens au travers de leurs échanges. (p. 160)
9De Combray à Balbec, les ensembles harmonieux, soigneusement agencés et délimités, sont menacés par des « déviants » (p. 41), des personnages-limites, des inclassables. Les frontières a priori se brouillent. Les signes de distinction (les noms, les rites, les tics de langage), que le narrateur, devenu sémiologue, s’amuse à observer dans les salons et à mettre en évidence avec ironie, saturent l’espace (et le texte). Tout se recompose indéfiniment pour s’annuler à nouveau, sous l’œil acéré du héros Marcel : c’est le grand « kaléidoscope social10 ».
10Mais attention : il ne s’agit pas ici d’inféoder Proust à une doctrine ou à une méthodologie (cela expliquerait-il l’absence de bibliographie en fin d’ouvrage ?). Selon J. Dubois, le romancier n’est ni tout à fait tardien ni tout à fait durkheimien (même si l’auteur le rapproche plus volontiers du second), sans parler de Goffman « qu’il n’a pas pu connaître et dont il se serait peu soucié de toute façon » (p. 161) : Proust proposerait, en effet, une véritable démarche innovante de sociologie paradoxale, consistant à faire du cas singulier, de l’exception, la règle de la collectivité, « à croire que, chez [lui], plus l’écart est marqué par rapport à la norme, plus la contradiction apparaît, et plus le romancier y trouve matière à en tirer une règle ou une loi » (p. 222). En effet, les « déterminations sociales se révèlent dans une sorte de négations d’elles-mêmes […] au gré d’un retournement imprévu » (p. 30‑31) : l’inversion, prise dans un sens rhétorique, est vue comme l’une des figures de prédilection du romancier ; l’inverti comme son meilleur objet.
11Génératrice d’humour, cette vision du monde est aussi puissamment herméneutique : elle a nourri une très riche pensée du social, influençant les travaux des sociologues à venir (Arendt ou Lévi-Strauss pour n’en citer que deux). Il nous semble que la « méthode » proustienne mise en évidence par J. Dubois, en plus d’être novatrice, permettrait de résoudre les positions antinomiques de Tarde et de Durkheim, en proposant justement une manière de réconcilier l’individu et le groupe, sans chercher la primauté de l’un sur l’autre. Mais, s’il en est ainsi, peut-on encore parler de sociologie ? Retrouver le général dans le particulier, n’est-ce pas plutôt justement une quête poétique, le « plaisir d’art » dont Marcel se délecte en observant Saint‑Loup et que le roman oppose en tout point à la démarche savante ?
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12Reprenons : pour Jacques Dubois, le paradoxe est à la fois associé à la pratique du « sociologue » (qui cherche dans le singulier la trace du général) et à l’objet lui-même (multiple, mobile et ambivalent). Le terme de « paradoxe » est lui-même employé selon le double sens de contradictoire (c’est la multiplicité des identités sociales) et d’hétérodoxe11 (c’est Gilberte profanant le kitsch proustien). Faire de Proust un adepte du paradoxe ne serait-il pas, dès lors, lui reconnaître une extraordinaire capacité à déjouer les certitudes, à aller au-delà du mensonge, de l’artifice, de l’apparente contradiction pour découvrir une autre réalité, plus vraie, plus profonde, délivrée de ces mensonges qui recouvrent comme un vernis cette « société du texte » ? Une société étrangement ressemblante à ce que l’on pourrait rencontrer, aujourd’hui encore, lors d’un repas mondain, d’une discussion sur la migration ou dans un article de presse. L’écrivain nous enjoindrait alors à cultiver à notre tour l’attitude paradoxale, hors de la bien-pensance, des idées reçues et de la confortable illusion, hors du recours ouateux à un sommeil hanté de rêves et de chimères : celui du début du roman, ce doux sommeil paradoxal…