Le style à l’oeuvre
1Le propos du dernier ouvrage d’Anne Herschberg-Pierrot est au simple que lumineux : partir du champ de la genèse d’une œuvre pour montrer que « la question du style se comprend non comme la dernière étape ornementale de l’invention mais bien comme le façonnement de l’œuvre » (p. 69). Deux angles d’attaque sont ainsi privilégiés et simultanément mis en œuvre : l’élargissement de la réflexion sur le style aux autres arts (à la peinture, en l’occurrence), la critique génétique. Le propos semble donc répondre au souhait formulé il y a une quinzaine d’années par Dominique Combe imaginant une « stylistique phénoménologique » ouverte à l’esthétique et à l’histoire de l’art d’une part, à la genèse des textes d’autre part1. Mais il ne s’agit pas seulement, pour Anne Herschberg-Pierrot, de découvrir, à partir du champ ouvert de la genèse, « de nouvelles perspectives sur le style ». Il s’agit aussi (et surtout ?) d’ouvrir « un champ d’études spécifiques », celui des « configurations de style spécifiques que [les brouillons] mettent en œuvre » (p. 181). D’où un plan en six chapitres dont les trois premiers (« Des styles au style », « Style et processus », « Style et singularité de l’œuvre ») sont consacrés à la réflexion sur la notion de style et les trois derniers (« L’hétérogène », « L’esquisse et l’inachevé », Styles de la genèse ») à la perspective génétique.
2Dans le premier chapitre, Anne Herschberg-Pierrot enregistre l’apport de Flaubert, pour qui « le style … est cette transformation que l’écrivain imprime au matériau du monde » (p. 12) et revient sur les apports de Barthes dont « La théorie du texte contient les bases d’une approche du style comme processus de transformation de l’œuvre fondée sur sa mise en mouvement par ses lectures » (p. 24). Ce double patronage aboutit à une définition globale du style qui s’inspire de la position théorique de G.-G. Granger. Dans son Essai de philosophie sur le style (1968), celui-ci décrit le style comme travail et processus d’individuation, à considérer non comme le résultat d’actes déjà réalisés, mais comme la production conjointe de la forme et du fond. Pour Anne Herschberg-Pierrot cette approche « ouvre […] des possibilités nouvelles à la pensée du style en littérature et en art. Elle permet d’échapper à quelques vieilles apories critiques qui ont troublé le discours sur le style, comme l’opposition de la forme et du contenu, de la norme et de l’écart, en mettant l’accent sur la transformation dynamique de l’œuvre, sur son processus de différenciation interne » (p. 34). Les exemples de Klee et Picasso pour le domaine plastique, Deleuze, Montaigne, Sade et bien sûr Flaubert pour le domaine littéraire, prouvent que « La lecture d’une genèse peut servir de modèle dynamique à la lecture du style d’une œuvre, dont elle amplifie les processus » (p. 39).
3Le deuxième chapitre propose le réexamen, à partir du processus de genèse de l’œuvre, de questions aussi traditionnelles que les rapports entre les deux systèmes sémiotiques spécifiques que sont la peinture et la littérature, la notion d’écart et la fonction transitive de représentation, l’articulation détail / ensemble, ou encore la question du temps (au centre de l’intersémiotique au moins depuis le Laocoon de Lessing). Selon Anne Herschberg-Pierrot, le style de genèse permet de repenser le style de l’œuvre : loin de l’orienter vers une hypothétique vérité cachée, le style de genèse ouvre le style sur les possibles de l’œuvre, et sollicite « le dépli d’une lecture qui porte sur une œuvre ouverte à une pluralité d’interprétations et à la dimension possible de sa genèse » (p. 43). Le principe de convergence, mis en avant en stylistique, est remplacé par la mise en tension et par la répétition qui, entendue au sens deleuzien de « répétition-rythme », « tend à créer une véritable rythmique de la genèse » (p. 46). On relèvera cependant quelques affirmations embarrassantes dans un livre destiné à des étudiants : on voit mal par exemple en quoi la substitution du mot « tension » à celui de « convergence », dans le chapitre 2, opère une révolution heuristique. L’exemple de la ponctuation chez Claude Simon qui illustre ce principe de tension n’est guère nouveau et fait appel aux notions de marquage et contre-marquage utilisés en stylistique structurale2 (p. 44). Il est d’autant plus malvenu de laisser penser que le style serait, pour la stylistique, une catégorie stable dont elle chercherait à définir l’essence en raisonnant encore et toujours en termes d’ « écart(s) ». Rappelons que l’analyse stylistique ne consiste plus, depuis un certain temps déjà, en un catalogue de faits formels et que le style de l’œuvre (par opposition au style de la genèse) reste un objet d’étude non seulement légitime, mais nécessaire3.
4Le troisième chapitre interroge la notion d’œuvre et ses statuts. Il constitue une transition pour l’étude génétique qui suit. L’attention portée aux carnets d’écrivains, correspondances, et autres brouillons, est un des meilleurs exemples de l’évolution du jugement esthétique et permet de considérer l’œuvre « comme un processus artistique de réécriture, qui intègre les manuscrits de travail et se redéfinit continuellement » (p. 64). De l’œuvre conçue comme « un continué, dans une durée » (p. 69), découle la nouvelle pertinence heuristique du style: « L’acte, le geste d’écriture n’est pas sans rupture, mais il se continue, par-delà les discontinuités du texte. Aussi l’œuvre comme processus peut-elle intégrer sa genèse. Et la question du style se comprend non comme la dernière étape ornementale de l’invention mais bien comme le façonnement de l’œuvre » (p. 69). Où l’on retrouve la conception flaubertienne du style revendiquée par l’auteur dans le premier chapitre, conception qui s’appuie sur « les différentes étapes du travail de la rhétorique ancienne : l’inventio, la dispositio, l’elocutio, mais aussi l’actio (la diction du texte), et la memoria, reconfigurées pour l’invention de l’œuvre » (p. 34).
5Les trois chapitres suivants illustrent la fécondité de la recherche génétique dont Anne Herschberg-Pierrot se fait la porte-parole. C’est surtout le chapitre 5, « L’esquisse et l’inachevé », qui a retenu notre attention, pour le va-et-vient entre les arts. La réflexion sur l’esquisse illustre ainsi parfaitement la pertinence des liens entre littérature et beaux-arts, à partir des dessins préparatoires à la Sainte-Anne de Léonard de Vinci. Comme le dit l’auteur, « l’art n’est pas seulement un réservoir de vocabulaire pour la littérature (qui lui a emprunté la ‘manière’ et lui a donné le ‘style’). Il peut lui servir aussi de modèle esthétique (et l’inverse se produit), ne serait-ce que par la valorisation des esquisses et des ébauches, qui sont une forme de l’œuvre, et par le rôle que peut jouer l’informe » (p. 120). Toujours dans le chapitre 5, la section « Styles de l’inachevé » témoigne aussi d’échanges fructueux, cette fois entre styles de la genèse et formes d’œuvres : « Si l’œuvre moderne transforme le regard sur la genèse et lui confère la ‘dignité’ d’un style, ce sont aussi les formes de la genèse qui proposent aux œuvres des modèles esthétiques » (p. 130). Le chapitre se clôt sur le dessin pour Le Rêve du bonheur, de Proud’hon, commenté par Françoise Viatte qui vient appuyer une réflexion sur le « métamorphique », « conception du texte en mouvance » dans laquelle « on peut considérer que tout ‘état’, même le dernier, dit ‘arrêté’, relève d’une immobilité apparente, qui couvre un jeu de forces et de formes en transformation » (p. 135). Le chapitre 6, consacré aux « Styles de la genèse » développe des remarques intéressantes sur la « dynamique des figures » dans L’Éducation sentimentale ou encore « le scénarique et la mise en récit », qui montrent que le style est « un processus de mise en fiction progressive (avec le changement des temps verbaux, l’importance grandissante de la parole des personnages » (p. 161) et une véritable « dérive des discours » (à propos de Bouvard et Pécuchet, p. 163).
6La conclusion, brève, utilise la formule « style à l’œuvre » qui s’était imposée bien en amont à l’esprit du lecteur, ce qui suffirait à montrer la cohérence du propos. Pourtant, on ne peut qu’être gêné par la position exclusive de l’auteur, qui fait de la critique génétique la seule voie vers le style et le seul modèle de lecture. Or l’analyse stylistique, « méthode herméneutique ‘à l’endroit’, c’est-à-dire permettant d’observer les mécanismes de constitution d’un sens qui ne précède pas le texte mais que celui-ci fait advenir, et qui rend possible l’accès à la complexité des significations et du monde par l’analyse fine des énoncés » (G. Philippe)4, montre que la rencontre de l’écrivain et du lecteur a lieu non seulement dans la lecture génétique « stéréoscopique »5 mais dans le style de l’œuvre publiée, qui est de toute façon un « dépli » au sens deleuzien.
7Ce qui intéresse au premier chef Anne Herschberg-Pierrot, c’est de dépasser une vision trop statique du style de l’œuvre pour définir le style en termes de « transformation », et le montrer à l’œuvre dans l’avant-texte. Le projet est légitime, et l’ouvrage a le mérite de vulgariser clairement les enjeux de la critique génétique. Du style pour la genèse au style de la genèse, la conception du style à l’œuvre dans Le Style en mouvement en fait un manuel de génétique textuelle convaincant, richement illustré et documenté, qui dès l’avant-propos prend un peu vite son parti de l’impuissance supposée (pour ne pas dire de l’impertinence affichée) de la stylistique. On ne peut que regretter qu’à l’échange entre les arts et entre les différents états de l’œuvre ne s’ajoute pas le dialogue des disciplines, qui aurait montré combien le style de l’œuvre et le style de la genèse, qui sont deux choses différentes, sont complémentaires.