Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Mireille Raynal

Le xixe siècle à la lumière de la photographie

Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo », 2002, 382 p., EAN 9782877112369.

1Voici un essai très attendu. On disposait d’études ponctuelles sur la question – rappelées dans une bibliographie très riche –, mais cet ouvrage constitue un événement de premier ordre.

2Il concrétise un projet d’ordre épistémologique soutenu par la rigueur et une invention théorique extrêmement cohérente et argumentée et par des analyses ponctuelles très précises. On ne peut que souligner la richesse du matériau : historiens des sciences, journalistes, scientifiques sont convoqués pour favoriser une mise en relation constante des textes littéraires canoniques et de ces réflexions parallèles contemporaines.

3Dans une langue élégante et agréable, jamais jargonneuse, s’allient la clarté pédagogique et la réflexion profonde reposant sur la déclinaison de termes ou de notions constamment redéfinis et réévalués – écrin, écran, dispositif, scène, cadre, communication.

4En fin limier, Philippe Ortel effectue une « enquête sur une révolution invisible » qui a considérablement modifié la représentation du monde et les choix esthétiques. Il est beaucoup question ici de spectres, d’empreintes et d’indices. La photographie est partout et nulle part, celle qui fait voir sans être vue : « rendre visibles les effets littéraires d’une révolution invisible : tel est donc le défi qu’on tentera de relever dans ce livre. » Ph. Ortel souligne souvent le paradoxe : cette découverte eut une influence déterminante sur la pensée, l’imaginaire et la représentation, mais cet art sans noblesse s’inscrit discrètement dans les textes, et souffre de collaborations hésitantes entre écrivains et photographes, d’une absence de légitimation sociale, esthétique, culturelle, historique. L’auteur distingue le modèle apparent et le modèle agissant, inférieur esthétiquement mais socialement puissant. Cette expansion du mode de communication visuel dans le champ social et littéraire justifie une approche globale du phénomène, au détriment de l’étude monographique.

5Le second mérite de cet essai est de ne pas envisager seulement les produits, mais la production, les conditions d’énonciation, le contexte, la relation entre les mécanismes employés et l’effet produit.

6Enfin, il explore minutieusement ce nouvel espace de communication provoquant un recentrage des arts autour du visible. D’une culture logocentrique et graphocentrique – littérature, peinture – où tout est à déchiffrer, on passe à une culture technocentrique, qui caractérise la modernité où tout est à voir, où la conquête du monde est d’abord visuelle. Ph. Ortel se livre à une radiographie de l’imaginaire configuré par le dispositif photographique, plus ou moins latent à travers les commentaires ou les textes littéraires, puis s’imposant véritablement comme un modèle du poème – notamment du poème en prose – ou du récit.

Partie I : Une nouvelle scène d’énonciation

7Ph. Ortel aborde sa théorie originale du dispositif en revenant sur la mimésis comme processus et non seulement comme produit, sur les conditions matérielles de production, la scène d’énonciation, communes au poète romantique et au photographe (chapitre 1, « l’optique romantique »). Le renouveau du lyrisme français vers 1820 (date des Méditations poétiques), qui forme le rêve d’abolir les médiations et les codes anciens avant même que la photographie ne le réalise, préfigure les affinités profondes entre acte photographique et acte d’énonciation poétique : la médiation de la source littéraire, sensible dans l’intertexte validant le poème, ne suffit plus et un dispositif optique émerge où la technique assure immédiatement le lien entre le poète et le monde. La parole naît d’un contact physique avec les éléments comme la photographie rend l’empreinte des circonstances de son apparition. Ce lyrisme concerne aussi le roman et le théâtre : dans la préface de Cromwell, Hugo se réfère au modèle de la camera obscura. Celle‑ci permet une synthèse lumineuse, une concentration fondant une esthétique de la totalité : tandis que la chambre noire s’ouvre sur une infinité de vues possibles, la scène est un foyer renvoyant à un point de fuite inassignable. La poésie développe en outre une « utopie photographique » (chapitre 2) idéalisante en humanisant la procédure mécanique tout en célébrant son pouvoir de fusion universelle, le photographe accélérant la révélation du sens latent de cette nature artiste, d’habitude associée au Verbe caché dans la matière, comme chez Nerval.

8Cependant, dépassant ce point de vue réducteur et littéraire, Ph. Ortel reconsidère l’action photographique, « sœur du rêve », en explorant cette « poétique de l’usage » (chapitre 3) qui apparaît chaque fois que les postures et procédures impliquées par l’usage d’un outil procurent à elles seules un plaisir et participent d’une poétique, ici axée sur la conquête du monde et de soi. L’outil paraît comme le prolongement du corps et du monde qu’il réconcilie, et comme le prolongement de l’œil et du cerveau, dont la chambre noire est la métaphore. Celle‑ci hante l’imaginaire lyrique et figure dans les textes une interaction entre le phénomène naturel et l’organe, marque la fonction de communication affectant le paysage, ainsi instrumentalisé. L’appareil photographie lève la contradiction entre écrin et écran, expérience physique d’habitation et expérience sémiotique d’observation et d’objectivation, dedans et devant. Mais Ph. Ortel précise bien la différence entre une maîtrise d’ordre structurel et le dispositif qui n’organise pas d’emblée les choses en oppositions, analogies, et qui maîtrise à la fois l’ordre et le désordre, la structure étant facultative dans l’image. La technique accède ainsi à une dimension métaphysique, permettant de repousser les limites du représentable et de pousser plus avant dans l’ordre de l’ineffable invisible.

Partie II : Photographie & représentation

9Ph. Ortel apporte ensuite son éclairage singulier sur la crise de la représentation. La rivalité s’établit entre deux ordres symboliques, le Verbe et la technique. Le divorce entre lisible et visible est consommé chez Baudelaire critique du Salon de 1859, exclu d’œuvres réalistes désémantisées qui le frustrent de son inspiration et coupent court à son imagination. Le complexe « machine – matière » – critiqué tant chez les réalistes comme Courbet que chez les Parnassiens, techniciens du vers – devient le paradigme commun à toutes les crises du sens affectant la modernité qui a pour figure idéogrammatique la chambre noire. Des réactions comme celle de Rimbaud rendent compte d’une volonté d’inventer une expression nouvelle moins codée, plus indicielle, seule capable de rendre l’invisible et non seulement l’apparence visible.

10Les raisons de cette crise de la mimésis tiennent à une redéfinition de l’indice, du symbole et de l’icône. Un tableau très éclairant présente les résultats de l’interférence entre les différents médiums et ce qu’ils produisent (indices, icônes, symboles). Or la photographie privilégie l’iconisme au détriment de l’indice – elle perd la présence tactile des choses – et du symbole – elle ne fait plus sens. Une crise de l’instance auctoriale a lieu : les indices de réalité des images mécaniques supplantent les indices d’humanité du style. Les artistes de la graphé valorisent au niveau de l’énonciation, de l’expression, ce qui, en photographie, est valorisé sur le plan du contenu énoncé (indices). La littérature fait alors la fortune du tempérament, intégration de l’homme dans  (Champfleury, Zola), et Zola développe la théorie des écrans : l’artiste observe la nature depuis la chambre noire de son cerveau, derrière le verre dépoli de sa personnalité. Les auteurs sont obsédés par la saisie directe, l’économie des médiations herméneutiques au profit d’une relation physique avec les choses.

11L’ambivalence de la relation entre la photographie et la littérature apparaît dans le poème en prose (chapitre 5), genre en crise et qui montre la crise, en reflétant les désordres de la modernité. Dans ce chapitre qui est l’un des plus passionnants, les analyses ponctuelles nous convainquent que ce genre si difficile à définir concrétise un nouveau mode de communication et un imaginaire né de l’expansion de l’image produite mécaniquement. Ph. Ortel démontre parfaitement cette hypothèse : en renonçant aux lois contraignantes de la métrique et de la prosodie, en abolissant les médiations et certaines lois poétiques, en paraissant enregistrer la rencontre du poète avec le réel, le poème en prose offrait une réponse plus immédiate au besoin de rêver de l’homme moderne et à sa recherche du plaisir. Finalement, le système n’évolue pas seulement intérieurement, c’est tout le cadre du système qui bouge (le vers, par exemple, devient facultatif, au lieu seulement de se modifier). Arts de la crise, photographie et poème en prose s’inscrivent dans la communication ordinaire et leurs règles sont ainsi moins faciles à définir, ils échappent à la normalisation et, du coup, survivent mieux à toutes les crises.

Partie III : le modèle photographique

12Ph. Ortel élargit la réflexion en la portant sur l’invention de nouveaux contenus dans les arts. Dans le chapitre 6, « Réalisme photographique et réalisme littéraire » sont réévalués en fonction de la place de la « vue » et de la lumière dans l’esthétique réaliste des années 1850.

13Une mise au point théorique rappelle la méfiance de la Nouvelle Critique à l’égard de la catégorie du visuel : l’autonomie de la sémiosis maintient une coupure entre le texte et le monde, le signe et le référent et la critique a ainsi marginalisé l’influence de la photographie sur la littérature. Ph. Ortel impose alors la notion convaincante de cadre de référence, empruntée à Watzlawick : le référent n’est pas antérieur et extérieur au texte, mais le produit du texte ou de l’image qui le désignent ou qui le montrent. Le cadre de référence des esthétiques réalistes, c’est le visuel, de sorte que les clivages habituels disparaissent, entre texte et image, littérature et photographie, subjectivité et objectivité, fiction et document, si l’on passe d’une théorie sémiotique faisant du réel la visée de la référence, à une théorie communicationnelle faisant du réel le produit d’un échange. L’esthétique change : alors que dans le système romantique, l’invisible est le domaine par excellence du beau et du vrai, avec le réalisme le beau et le vrai sont réduits aux limites du champ visuel. De plus, les moyens rhétoriques du texte, comme l’hypotypose, sont désormais au service de la vision et non plus l’inverse.

14Le chapitre suivant, « le cadre optique du roman », étudie des œuvres minutieusement pour mesurer le rôle que joue la photographie dans le roman. Dans Notre Dame de Paris, le dispositif impliqué par la cellule de Frollo configure l’origine même de la création romanesque. Balzac élargit l’effet du dispositif en réalisant un fantasme de totalisation par l’élargissement panoramique de la mimésis et de la vision du monde. Avec Flaubert, la « littérature exposante » renonce aux prestiges du discours au profit d’un recadrage autour du corps et de la vue dans l’appréhension du monde. Grâce au rythme, l’énoncé phrastique se calque directement sur les articulations du monde extérieur. Ph. Ortel démonte finement dans un extrait de L’Éducation Sentimentale les mécanismes de la description engendrant une « physiologie de la lecture » où l’œil et le corps sont largement impliqués pour accommoder sur la densité de la description rendant la saturation spatiale et toute la profondeur du champ visuel. Dans L’Œuvre, « roman chronophotographique », Zola observe les ressorts cachés des phénomènes, l’évolution des faits, en cela largement influencé par les sciences expérimentales et la chronophotographie (Marey). Dans ce roman sur la peinture tout confirme l’influence du modèle photographique : la segmentation du champ perceptif et de la narration, la suite d’instantanés, de vues plus photographiques que picturales – tout le drame de Lantier tiendra à l’impossible unification des vues de la ville. Cependant, la perte est au coeur de ces esthétiques : si l’invisible n’est plus une échappée vers quelque transcendance mais un défaut du visible, le roman fait état d’une dépossession. Finalement, le visible s’évanouit, le vide s’ouvre.

15Dans le chapitre 8 « l’invention de la photogénie », Ph. Ortel révèle la valeur transversale de la photogénie débordant largement la production photographique. Il en retient l’acception la plus large : tout objet sensible à la lumière ou capable, au contraire, d’impressionner la plaque sensible. Les objets deviennent instruments à capter la lumière. L’encodage est pris à sa source : à travers le regard du photographe et sous l’action de la lumière, le matériau qui s’organise tend à faire signe sans perdre son épaisseur d’objet ; le dispositif non structurant donne accès à un au‑delà du sens. En littérature, contre le modèle structural, s’impose le modèle à trois termes (écrin, écran, inscriptions – trois, deux, une dimensions), crible à partir duquel les descriptions s’élaborent, correspondant à la profondeur, à la continuité et à la dissémination privilégiées dans les objets sélectionnés. La description se réduit alors à une exposition. Ph. Ortel précise ensuite l’articulation entre la photogénie et le temps. Le xixe siècle voit le temps présent comme une photographie : apparaître (événement), passer (avènement) et demeurer (monument) sont les trois modalités d’existence temporelle de l’objet comme dissémination, continuité et profondeur sont celles de sa présence spatiale. Enfin, dans le domaine psychologique, l’âme est « une image latente » et l’espace psychologique situé entre visible et invisible, entre la pure extériorité des comportements, et la pure intériorité des consciences, montre les caractères en acte. L’instrument est donc la source d’une esthétique et d’un mode de pensée. Le monde est converti en dispositif, l’outil devient interprétant.

Partie IV : Photographie & modernité

16Le dispositif « machine‑matière » permet enfin de penser la crise des valeurs modernes. La médiologie qui articule médium, milieu et médiateur éclaire ici les tensions exacerbées par la photographie. Le photographe menace d’abord l’aura de l’artiste médiateur telle que l’a définie le romantisme : il est désormais un homme commun introduisant l’économique dans le champ artistique. Plus largement, les institutions – notamment la justice – comptent désormais sur la photographie, puissance agissante remplaçant les instances transcendantes. Surtout, « L’homme photographique » (chapitre 11) redéfinit l’homme moderne et le sujet. Le regard est tourné vers le dedans, le philosophe psychologue (Renan) analysant le sens interne des actions de l’homme sans chercher à les inscrire dans un projet divin, supérieur. À côté de la lecture psychologique des œuvres (Taine), Bourget note « l’identité » qui existe entre l’œuvre et l’artiste. Confirmant cette tendance du texte à l’introspection, l’autobiographie est comprise comme le relevé de traces : Proust recourt à la métaphore photographique pour évoquer le développement par le style de la vie intime de l’écrivain. Cette analogie est renforcée par l’invention de la radiographie (1896), révélation brutale et souvent décevante de ce qui est volontairement ou non caché, figuration de la crise du sujet réduit à l’état de spectre, résumé par les traumatismes antérieurs qu’il a subis. Dans la photographie pictorialiste (1890‑1914) il devient possible de voir à travers le corps une forme idéale. L’intériorisation du modèle photographique marque le passage de l’entité spirituelle à l’être purement physique. Du coup, la sensibilité est requalifiée : à la profondeur du moi romantique succède une représentation étale et horizontale du moi (Verlaine). Le langage quant à lui tend à se réifier, sous forme de négatifs verbaux susceptibles de se reproduire, de circuler : la communication l’emporte sur la représentation. Alors que le topos célèbre la compétence langagière, le cliché manifeste le pouvoir de la technique. Enfin, naît un imaginaire photographique de la durée historique : la révélation photographique nivelle les événements et ne présuppose aucun sens transcendant, ce qui engendre une conception cumulative et mécaniste de la durée.

17Au lieu d’aplanir les différences, l’analyse de cette aventure commune exalte au final les traits spécifiques de chaque modalité de la représentation, la révolution photographique formant un modèle et un repoussoir de l’écriture.

18Après avoir suivi l’évolution des rapports entre les esthétiques (romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme) et les nouveaux modes de communication et après avoir relevé les vestiges des systèmes en crise, Ph. Ortel revient sur la notion clé de dispositif : on peut parler de dispositif chaque fois qu’une configuration est débordée par les effets qu’elle produit. Dans le dispositif, le conjoncturel, élément hétérogène à toute structuration (chaos, hasard, transcendance), devient une dimension de la représentation. Le dispositif fait de la structure une variable, il en occupe le métaniveau en la rendant facultative. Ph. Ortel propose donc de généraliser une critique des dispositifs, moins réductrice que la critique structurale et prenant mieux en compte les rapports essentiels entre littérature et communication.

19Finalement, cet essai est très précieux, à plusieurs titres : il apporte une contribution majeure aux études sur la littérature du xixe siècle, constitue un puissant éclairage historique, se lit aussi comme un essai approfondi sur la photographie – il paraît dans la collection « Rayon photo » –, sur la réception de la photographie et son influence dans l’imaginaire du xixe siècle, de même que sur la question des relations entre les moyens de communication au sens large et la littérature, sur la crise de la représentation et la modernité, de sorte que les notions élaborées dans cette étude constituent une référence indéniable qui déborde largement le public dix‑neuviémiste et même le public littéraire.


***

20Ce compte rendu a été publié dans la revue Littératures (numéro spécial « Claude Simon », n° 46, printemps 2002, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail). Nous remercions Yves Reboul, son directeur, d’en autoriser la diffusion en ligne.