Généalogie de la disparition
Famille/fascination
1L’ouvrage de Claire de Ribaupierre, issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Lausanne, est un « beau » livre : volumineux, solidement relié, doté d’un papier légèrement glacé et cartonné qui ne fond pas dans la main, pourvu d’une iconographie parfois énigmatique qui donne le désir de le parcourir… C’est aussi, et c’est sur cet aspect qu’on se penchera plus particulièrement, un « bon » livre, à tous les sens du terme : un livre riche en réflexions stimulantes et pistes critiques souvent inédites, un livre dont on a envie de poursuivre la lecture — comme ce pourrait être le cas pour un roman policier ou un roman d’épouvante hanté par de terrifiants revenants.
2L’analogie, on va le voir, n’est pas innocente. La belle préface de Claude Burgelin nous mène au cœur du problème : celui de fantômes qui « ne sont que des morts mal enterrés » et qui errent dans notre mémoire, nous condamnant à la culpabilité, à la filiation mise à mal, à l’exil (8), des fantômes en attente de livres‑sépultures qui ne sont sans doute jamais totalement achevés. La photographie sur laquelle se penchent les écrivains en mal d’identité attend sa légende — son inscription dans le temps et l’espace — elle attend aussi sa fable, qui ne peut être finalement qu’invention et déformation, à la fois hommage à la mémoire et mise en relief de sa foncière incapacité à restaurer la « vérité » du passé.
3Le thème central de l’ouvrage de C. de Ribaupierre est avant tout la famille (et donc le soi), ce lien qui se tisse de l’auteur à sa parentalité à travers le trouble suscité par des photographies qui apparaissent d’une part comme des marques, des signes, des preuves pourrait‑on dire (de l’existence de la mère, du père, d’un lignage), d’autre part comme des énigmes, des pièces d’un puzzle à jamais incomplet. Le corpus — Claude Simon et Georges Perec — est particulièrement pertinent. Au‑delà du fait qu’il s’agit de deux auteurs majeurs de notre temps, des analogies de fond se laissent percevoir. Leur parcours biographique les confronte tous deux à une perte prématurée des parents : Simon n’a qu’un an lorsque son père est tué sur le front en 1914, onze ans lorsque sa mère décède d’un cancer ; le père de Perec meurt pendant la drôle de guerre, en 1940 (son fils a alors quatre ans), sa mère disparaît à Auschwitz trois ans plus tard. Tous deux devront dès lors opérer un travail, au sens psychologique du mot, à partir de documents iconographiques (photographies, tableaux, archives diverses) qui leur intime de revenir sur un passé en jachère qu’il s’agit de reconfigurer, sur une présence‑absence d’être mal connus dont il faut tenter de restaurer le parcours, soit en se les appropriant (c’est‑à‑dire en les trahissant), soit en les tenant à distance (le blanc, le manque ne peut jamais être comblé, il est toujours, comme dans le fameux puzzle de La Vie mode d’emploi, paradoxalement surnuméraire).
Deuil, archives, écriture
4L’ouvrage est composé de six chapitres, où se mêlent analyses psychanalytiques et/ou mythiques, réflexions sur la question du genre et du style littéraire du roman généalogique, repérages intertextuels (internes ou externes) : « La petite fille fantôme », « Deuils », « Le modèle photographique », « Les dispositifs généalogiques », « L’apparition des fantômes », « Les origines de l’aura ».
5Le premier chapitre revient sur l’influence du travail de l’auteure sur son propre rapport à la photographie familiale — il est ici question d’une parente qu’on pourrait qualifier d’indécidable.
6Le second se penche sur la question du travail du deuil, sur le paradoxal et émouvant besoin du (sur)vivant « de répéter l’autre et de revivre ce qu’il n’a pas vécu, l’avant, le passé dans lequel il ne figure pas » (24). Les œuvres deviennent des tombeaux, une façon d’ « ériger la perte » anonyme (le père de chaque auteur est mort stupidement, pour rien, presque par hasard), tout en sachant que le tombeau restera vide (la seule trace de la mort de la mère de Perec est celle de la date du départ de son convoi) et qu’il n’est pas question d’hypostasier les traits du mort sous ceux d’un héros.
7« Le modèle photographique » étudie comment l’archive, dont les différentes valeurs sont analysées par la critique, opère comme déclencheur de fiction. Passant d’une identité à une autre sans qu’on parvienne jamais vraiment à mettre la main sur une figuration un tant soit peu stabilisée, la mère de Simon revêt des rôles multiples inspirés par les images photographiques qui sont parvenues à son fils, images qui sont aussi des clichés au sens tropique du terme, inscrites dans un contexte historique daté ; le père quant à lui se transforme en icône, s’éparpille en figures multiples tout au long des différents romans de l’auteur. Perec, sur un ton de neutralité objective qui tente sans y parvenir de tenir le tragique à distance, enquête sur trois photographies qu’il a sélectionnées et hiérarchisées selon un processus de deuil progressif qui ne permet en réalité pas (sans doute parce que l’auteur ne le veut fondamentalement pas) de pallier un sentiment tenace de culpabilité et qui n’aboutit en tout état de cause qu’à un blanc, une ellipse (on pense aux points de suspension qui scindent les deux parties de W ou le souvenir d’enfance et qui signalent la disparition de la mère, au X énigmatique symbole du père dans de nombreuses œuvres de Perec). Photographie et enquête enfin sont considérées comme des modèles heuristiques, et C. de Ribaupierre propose des analyses extrêmement convaincantes sur le rapport entre le roman généalogique et l’enquête policière (avec son cadavre initial et mutique, ses indices incomplets, ses témoins impuissants…) — enquête qui finit chez Perec par se retourner sur lui‑même, sur son propre « visage devenu étranger » (123).
8Le chapitre « Les dispositifs généalogiques » approfondit la question du roman familial : la recherche en effet ne porte pas seulement sur le père et la mère, mais sur la lignée elle‑même, recomposée par l’auteur selon un processus de montage au sens photographique du terme. L’écrivain (notamment Simon), qui tente ce faisant « de s’affilier et de s’engendrer », devient dès lors, « par la construction romanesque du récit, le géniteur de sa lignée » (131). Quant à Perec, il élabore une œuvre qu’il assimile à un arbre (généalogique) : il s’agit de traquer les signes, les espaces, les photographies, les paroles de tiers, pour mettre en relief le sentiment d’exil dû à une absence traumatisante de transmission (de langue maternelle, de culture : Perec n’a pas connu la Pologne de ses parents). Les personnages, et l’auteur lui‑même, se dédoublent, se projettent dans différentes figures connues ou fantasmatiques (Moïse, Kafka, le Condottiere d’Antonello de Messine, les divers avatars de Gaspard Winckler pour Perec ; Œdipe, Oreste pour Simon). L’enjeu du roman généalogique est bien « d’inverser le réel, de se venger d’une situation en se fabricant, dans le secret, une nouvelle vie » (197). Mais l’échec guette : Perec a longtemps cru qu’Hitler était entré en Pologne le jour de sa naissance. L’enfant devient symboliquement « parenticide » (254), « tortionnaire et bourreau », à moins, pourrait‑on ajouter, qu’il ne s’agisse là d’un ultime mode de défense contre l’arbitraire : mieux vaut coïncider avec le meurtrier des siens plutôt que de laisser le non‑sens régir sa vie…
9« L’apparition des fantômes » décrypte le mécanisme de la surimpression dans les deux œuvres. Chez Simon, le cheval apparaît comme un motif récurrent permettant de relier et de fondre les différents membres d’une lignée, d’inscrire la tragédie de la mort masculine à la guerre dans un passé culturel qui fait constamment retour (la guerre selon Paolo Ucello ou Piero della Francesca). Le sabre marque l’inadéquation du présent à son temps, les thèmes (la cerise, le rouge, la blessure, l’enfance, l’inceste, la Passion…) s’entremêlent pour tisser des fils d’un roman à l’autre. Chez Perec, la contrainte textuelle ainsi que l’élaboration de systèmes divers de composition et de lecture entraînent le lecteur dans un labyrinthe dont il peut choisir lui‑même les méandres (à moins qu’ils n’aient tous été diaboliquement prévus par Perec/Winckler, qui en maîtriseraient seuls l’alphabet intime ? : M/W/X/E sont des clefs ouvrant des portes multiples, contradictoires, insupportables et taboues).
10Le sixième et dernier chapitre, « Les origines de l’aura » met en relief le lien, non dénué de culpabilité, entre l’impossibilité du deuil et la création romanesque qui en découle. Chez Simon, c’est le livre lui‑même, « issu de la surimpression de tous les textes antérieurs […], de la bibliothèque et du musée imaginaire de l’écrivain » qui se fait fantôme (351). L’aura au contraire naît chez Perec de l’intervalle entre les images, d’une dislocation primitive indépassable.
Images persistantes
11L’iconographie vaut donc dans les deux œuvres comme opérateur thématique, heuristique et stylistique. Paradoxalement, Le Roman généalogique, et c’est là sans doute le but recherché par l’auteure, place souvent son lecteur dans une situation analogue à celle de Simon et de Perec. Certaines photographies présentées, certains montages, dépourvus de légende (notamment ceux, très beaux, de Massimo Furlan), constituent des énigmes, confrontent à un non‑savoir souvent dérangeant. Le lecteur regrette de ne pas avoir davantage d’informations sur ces images, s’arrête ou se bloque sur elles : purement rétiniennes, elles persistent, troublent, donnent un bref moment le sentiment de souffrance qu’a pu être celui de Simon ou de Perec. Pourtant, on attendrait encore davantage de photographies et d’illustrations, comme si le nombre lui‑même pouvait compenser les trous des textes — on aurait aimé que soit reproduite la statue de Moïse par Michel‑Ange, dans l’église de Saint‑Pierre‑aux‑Liens à Rome, qu’on nous nomme le cavalier du Régiment des Dragons de Lunéville (270), que nous soit léguées (l’emploi du terme est volontaire) l’ensemble des photographies de la mère décrites par Perec dans la Vie mode d’emploi (y compris celle qu’il a éliminée, sans doute parce qu’elle datait d’avant sa naissance). Bref, on aurait désiré l’impossible auquel les deux auteurs étudiés et la critique elle‑même se sont trouvés confrontés : en (sa)voir plus…