« C’est ça, c’est exactement ça »
1C’est en ces termes que Barthes, refermant Le Plaisir du texte, définit les effets de l’expérience de lecture, en une expression à la fois lumineuse et inglosable, qui décrit (et fait d’ailleurs advenir) le sentiment de reconnaissance éprouvé devant ce qui est pourtant absolument neuf, le plaisir de l’adéquation avec ce qui est radicalement autre, la magie de la compréhension, de la rencontre et de l’appropriation instantanée : « c’est ça, c’est exactement ça ». Le sentiment d’ipséité de « Cortège » (Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi‑même / Amenaient un à un les morceaux de moi‑même / Le cortège passait et j’y cherchais mon corps), nous le reconnaissons, « c’est ça » ; l’expérience du vieillissement du Narrateur, nous ne la connaissons pas à vingt ans, pourtant nous éprouvons que « c’est bien ça » ; l’élégie par avance de Bérénice, « Dans un mois, dans un an... », nous nous y projetons à toute force, « c’est exactement ça ». Le lecteur n’évalue pas, ne qualifie pas, il prend acte, et éprouve d’abord la vérité de ce qu’il lit comme vérité très ancienne. Barthes associe à ce mouvement de retrouvailles l’affirmation d’une subjectivité : « Le texte (il en est de même pour la voix qui chante), ne peut m’arracher que ce jugement, nullement adjectif : c’est ça ! Et plus encore : c’est cela pour moi » (Le Plaisir du texte, [in :] O.C., Le Seuil, 1994, t. II, p. 1500). Non seulement nous reconnaissons, mais il nous semble reconnaître ce qui nous est propre. La formule de Barthes pourrait servir de sésame à l’ensemble de la dernière livraison de La Lecture littéraire consacrée aux écrivains lecteurs. Le sujet premier en est la rencontre entre la subjectivité d’un écrivain et l’œuvre d’un plus ancien ; mais deux autres objets courent, plus souterrains, et qui éveillent obstinément, me semble‑t‑il, le souvenir de la phrase de Barthes : une véritable phénoménologie de la lecture, et une réflexion sur la puissance de vérité, la production de vrai de l’acte de lecture.
2Plusieurs voies sont explorées dans ces études des lectures d’écrivains : des témoignages (Michel Deguy sur sa lecture de Marivaux, Natacha Michel de Giraudoux), des analyses des commentaires d’un auteur sur un autre (Ponge sur Malherbe, Sartre sur Flaubert...), des portraits généraux d’écrivains en lecteurs (Woolf, Foucault), la détermination de figures de lectures (le « plagiat par anticipation », « l’allégorie », l’annexion, le malentendu...). L’abondance et l’ampleur des citations dans beaucoup d’articles fait exister concrètement ces expériences de lecture. Loin de s’en tenir à l’étude de la critique d’auteur, le volume offre ainsi une méditation sur l’expérience littéraire, sur ce qui fait événement dans l’histoire des œuvres et de leurs interprétation, et sur la fabrique du vrai dans la succession réversible de la lecture et de l’écriture.
C’est cela pour moi
3Le premier enseignement du recueil touche à la notion d’identité : il dit ce qu’il y a de projection et de construction subjective dans le commentaire de l’autre, qu’il s’agisse de se retrouver dans celui que l’on lit, ou de se constituer par distorsion, critique, appropriation, décret. Le chemin est hérité de Ricoeur (on pense à bien des passages de Soi‑même comme un autre), et les auteurs recroisent ici des voies explorées par Bruno Clément dans cette narratologie du commentaire qu’est Le Lecteur et son modèle (PUF, 1999). On pourrait dresser et allonger la liste des figures utiles dans une telle entreprise, comme autant de stations de la lecture : la rencontre, la reconnaissance, la répétition, l’incorporation, le couplage, la transformation...
4Plusieurs articles se concentrent sur les commentaires d’un auteur sur un autre auteur, celui que Montaigne consacre à Sénèque, Sartre à Flaubert, Aragon à Hugo, ou encore Ponge à Malherbe. On y retrouve une même dynamique d’appropriation qui rend compte de logiques plus générales de l’interprétation et de la compréhension ; on y observe aussi un état en partie révolu de la condition d’écrivain : autrefois, explique Natacha Michel, on pouvait identifier un auteur à ses lectures.
5Olivia Rosenthal montre combien l’écriture de Montaigne, « grand répétiteur de textes », exerce sur notre lecture une sorte de contrainte mimétique qui la force à « s’élaborer en sympathie ». Mettant en question son adhésion au discours qu’il cite, usurpant celui‑ci, se l’appropriant, l’essayiste prépare la transformation de l’apologie de Socrate par Montaigne en apologie de Montaigne par Socrate. À son tour, le critique qui cite et répète Montaigne doit répéter cette opération d’appropriation. Christophe Hanna analyse ensuite la façon dont Ponge se sert de Malherbe dans un combat contre des conceptions contemporaines de l’écriture, afin de faire œuvre de contre‑discours et construire de toutes pièces un lectorat, dans une opération de réappropriation qui cette fois conjugue « l’illustration » et « l’élimination » de Malherbe. On voit combien toute lecture ce construit comme une projection en vue d’une action : Socrate sert à Montaigne, Malherbe sert à Ponge, on lit pour commenter, pour imiter, pour écrire... De même, dans la lecture qu’Aragon fait de Hugo, Olivier Barbarant met en lumière les rencontres et l’affrontement de principes esthétiques et de choix politiques ; Hugo fait preuve pour Aragon, lui sert d’exemple de réalisme et de résistance, de modèle de poésie nationale ; Aragon fait ainsi jouer le réalisme hugolien contre l’art abstrait et infléchit très tendancieusement le portrait qu’il en fait. On voit s’affermir le principe qui court tout au long du recueil : tout commentaire est un autoportrait déguisé. Sartre lecteur de Flaubert, dans l’étude très précise que donne Gilles Philippe de quelques pages des carnets de guerre (développée en outre dans le remarquable Moment grammatical de la littérature française, Gallimard, 2002) souligne des faiblesses de style qui sont les siennes propres ; Sartre se reconnaît en Flaubert et « se déteste dans Flaubert » ; cette haine de soi du Sartre lecteur, on la lirait aussi volontiers dans l’éreintement qu’il fait de Bataille en 1943. Sartre lit pour observer les réponses données par les autres à ses propres questions ; la lecture empathique qu’il exposera bien plus tard dans L’Idiot de la famille fonctionne déjà, elle « consiste, dès lors, à s’étudier à travers l’autre ».
6Cette directionnalité de l’écriture est aussi en partie une leçon des témoignages ; Michel Deguy décrit ses amours et ses désamours d’écrivain‑lecteur, en l’occurrence sa carrière « avec » et « contre » Marivaux ; il se replace du point de vue de son expérience d’aujourd’hui, et « l’écoute [le] détourner de Marivaux », souffler que l’école du marivaudage est mauvaise pour notre société – encore une affaire de questions‑réponses, qui définirait bien la dynamique de la lecture, dans le souvenir lointain de l’herméneutique de Gadamer – ; et Natacha Michel montre comment s’est élaborée sa conscience de la prose avec Giraudoux, et, puisqu’il s’agit de Giraudoux, qui ne semble pas très présentable, contre les autres lecteurs. À l’inverse de tant de livres qui commandaient de lire, ceux de Giraudoux lui ont intimé l’ordre d’écrire.
7L’idiosyncrasie et la constitution de soi dans la lecture sont aussi lisibles dans plusieurs portraits d’écrivains en lecteurs : Rousseau lecteur supposé de Pascal, Virginia Woolf lectrice sans modèle, Foucault et sa petite bibliothèque privée. Michèle Crogiez relève les points de rencontre et de dissension entre Rousseau et Pascal et affine leurs rapports, où la lecture n’est qu’un des points de contact parmi d’autres : sources communes, traces, filiation, commentaire... ; les anthropologies et les conceptions de l’imagination de Pascal et de Rousseau les éloigne irrémédiablement, mais une même énergie de style les apparie. Les essais et le journal de Virginia Woolf, dans l’analyse qu’en offre Chantal Delourme, apparaissent à leur tour comme le lieu où la chronique des lectures devient celle d’un « devenir‑écrivain », dans l’entrecroisement d’une destinée personnelle et de « l’émergence d’une modernité consciente d’elle‑même » ; l’activité de lecture s’y glisse dans la trame du quotidien, et, plus encore que la cristallisation de l’identité, la confrontation avec les œuvres des autres révèle « l’expérience de l’indéfinition de soi », une « puissance désubjectivante » ; la genèse inachevée de l’identité épouse le mouvement processuel de la lecture ; le comportement de lectrice de Woolf porte aussi, à ce titre, une leçon sur le statut des livres, qu’elle se refuse à hypostasier et réinscrit dans une phénoménologie du quotidien. Judith Revel montre enfin comment, « plaquant » la figure de Roussel sur les auteurs qu’il commente, appliquant en quelque sorte la folie rousselienne à sa lecture de Flaubert ou de Rousseau, Foucault fait de la littérature une force de déstabilisation de l’unité rassurante qu’il prête par ailleurs à la masse des discours. De cette étrange application vient d’ailleurs aussi la difficulté que nous avons à ranger Foucault dans notre propre bibliothèque.
8Statut de l’œuvre, statut de l’auteur, direction de l’histoire, ordre des livres, densité de la personne : voilà autant de monuments que ces expériences de lecture fragilisent. Un article de Pierre Bayard, on va le voir, explicite ce mouvement.
C’était déjà ça
9Les retrouvailles du « c’est ça ! », inversion subite du temps, n’ont pas seulement lieu dans la solitude de l’acte de lecture, mais aussi dans le cours de l’histoire littéraire, que bien des propositions de ce recueil invitent à réécrire. L’histoire littéraire y est à la fois histoire de la littérature et histoire de la constitution du littéraire, du mode d’existence et de transmission de l’expérience absolument singulière des œuvres. Pierre Bayard présente en particulier la notion de « plagiat par anticipation » comme mode d’organisation des phénomènes littéraires, qui bien au‑delà d’un plaisir du paradoxe met en lumière des temporalités complexes, celle de l’acte de lecture, mais surtout celle des œuvres, de leur enchaînement et de leurs réversions. Le plagiat par anticipation révèle ce que toute chronologie, généalogie, ou désignation d’événements littéraires contient de décision d’évaluation (mineurs contre majeurs), de détermination d’autorité individuelle ou collective, d’élaboration de pertinences. L’article de Pierre Bayard est d’une très grande portée, proposant à la fois une définition du temps des lettres, des rapports entre histoire et théorie, esquissant une sorte d’ontologie des œuvres (quel est leur mode d’existence ?) et une philosophie du sujet‑lecteur.
10La notion de plagiat par anticipation a été forgée par les membres de l’Oulipo, lorsqu’ils ont reconnu dans les Grands Rhétoriqueurs leurs propres plagiaires, puisque ceux‑ci ont appliqué la contrainte textuelle sans encore la penser comme système de production littéraire. Le phénomène était né mais attendait de trouver sa signification ; c’est la lecture qui la lui donne. Le plagiat par anticipation
implique la reconnaissance d’une précédence, mais dans le même temps l’annule puisqu’il prétend aller plus loin que les prédécesseurs, en développant les virtualités inexplorées de leurs propositions. Toute la contraction de la notion réside dans ce mouvement double de filiation et de défiliation.
11Le concept permet de dessiner des généalogies sans s’en tenir à la linéarité de l’influence, de l’imitation, de l’emprunt, ou de toutes formes de prévisibilité, et en rendant possible la reconnaissance de phénomènes de réversions dans la chronologie littéraire. Ainsi, tout comme l’Oulipo donne toute sa puissance de signification à la contrainte mise en place par les Grands Rhétoriqueurs, Freud déploie le sens profond de l’Œdipe de Sophocle, Plaute devient lacanien, Maupassant proustien (tous exemples donnés par Bayard), et le Théorème de Pasolini nous aide à lire l’Evangile. L’autorité est déplacée non pas vers le lecteur mais vers l’acte de lecture en tant que tel.
12Parler de plagiat par anticipation, c’est également préciser les rapports entre histoire et théorie, puisque c’est situer dans le temps, dans l’après‑coup, l’actualisation historique d’un donné théorique. Le colloque en préparation sur « La case aveugle en théorie littéraire » précisera certainement ces rapports. Certains phénomènes littéraires peuvent ne devenir actifs que bien après leur apparition, réitérés par quelqu’un d’autre qui leur donne leur pleine portée. C’est aussi pointer le rôle des évaluations dans l’histoire littéraire : certaines œuvres ne vivent que comme « objets trouvés » (je pense ici à tous les phénomènes de « redécouvertes » et de réévaluation : on lit Lautréamont parce qu’il y a eu Breton, et Schwob parce qu’il y a eu Borges). La temporalité littéraire joue ainsi de la distance entre la puissance et l’actualisation de certaines virtualités. La lecture est un opérateur, qui oblige à repenser les notions d’intention et d’autorité : « En faisant surgir dans leurs textes des éléments dont leurs auteurs n’avaient pas perçu toutes les possibilités, ce sont eux [les lecteurs] qui sont fondés à considérer qu’ils enrichissent les textes qu’ils relisent » – c’est aussi ce que disait Rabelais, s’incorporant en quelque sorte l’avenir de ses lectures, dans la préface au Tiers Livre.
13Les notions théoriques de « texte possible » et de « texte intérieur » trouvent dans cette analyse de Pierre Bayard une signification historique forte et une portée éthique que les théories de la lecture n’avaient jusqu’alors pas toujours aperçues. Dans ces rapports d’actualisation réciproque de l’histoire et de la théorie littéraires, la notion de plagiat par anticipation offre en définitive une vision de l’événement littéraire en termes de récurrences et de don démultiplié, qui débouche sur une pensée du sujet. La chronologie ordinaire ne laisse au sujet de la réception qu’une petite place, celle de l’évaluation de ce qui se constitue sans lui.
En revanche, la représentation qui accepte l’idée de plagiat par anticipation place le sujet au premier plan, puisqu’il est le corrélat de ces textes intérieurs que chacun rencontre dans les œuvres et qui marquent la façon spécifique dont ces œuvres le parlent, au sein de son histoire personnelle de la littérature.
14On n’oublie pas, par exemple, le projet d’Histoire pathétique de la littérature qu’avait formulé Barthes au moment même où s’affirmait son écriture moraliste.
15Bien des articles du volume recroisent des éléments de ces propositions. Récrire l’histoire littéraire, et même construire un lectorat, c’est aussi le projet du Ponge de Christophe Hanna, qui fait répondre Malherbe aux contemporains. Le couplage de Sartre et de Flaubert dans l’étude de Gilles Philippe a la même puissance de réversion temporelle : Flaubert, c’est déjà Sartre, Sartre se voit plagié par Flaubert, et son imaginaire grammatical, nourri par l’école de la Troisième République, constitue le symptôme d’un changement profond dans la perception de la littérarité, qu’on ne peut désormais décrire qu’en termes stylistiques, et plus précisément grammaticaux. Michèle Crogiez souligne également que l’erreur de perspective qui fait lire Pascal à travers Le Vicaire savoyard est féconde. Loin d’être une archéologie reportant les œuvres à leur état monumental d’origine, l’histoire littéraire devra ainsi être attentive à ce que les ruines en tant que telles font voir, aux dépôts du temps sur les œuvres. On ne peut pas faire semblant de lire Augustin comme si Rousseau n’avait pas existé, ou « Descartes comme si nous ne savions pas quelle lecture devait faire de lui Husserl » (B. Clément) ; et l’on pourrait ajouter que pour les lecteurs, l’ordre du palimpseste est toujours inversé : on regarde nécessairement Augustin depuis Rousseau, en pratiquant une lecture d’accommodation à partir du déplacement ou du malentendu.
C’est exactement ça
16Mais ce volume ne défait pas pour autant l’histoire ; il donne bien au contraire consistance aux acteurs, aux objets, aux événements de cette histoire en accentuant la part qu’y prennent les lectures individuelles et l’expérience de l’œuvre. L’article inaugural de Bruno Clément en rassemble les perspectives, et propose à ce titre une véritable phénoménologie de l’expérience de lecture (comme geste du quotidien mais aussi comme être au monde) et de sa puissance de vérité. Cette entreprise phénoménologique prend place aux côtés des propositions décisives de Vincent Jouve sur « l’effet‑personnage », mais adopte une direction immédiatement éthique plutôt que poétique, en trouvant ses références dans une philosophie du soi et de l’altérité (Merleau‑Ponty, Ricoeur).
17La lecture est un don, don fait à l’auteur, don fait à l’œuvre, qui prête à ceux que nous lisons « des trait que ne leur connurent pas sans doute ceux qui les approchèrent ». L’espace de la lecture est celui de cette dérivation, élargissement du sens et « déformation progressive imprimée au lisible ». Bruno Clément montre combien les lectures d’écrivains sont une sorte de comble de la lecture littéraire, exposant le face‑à‑face, la confrontation, la relation (récit et rapport, explique‑t‑il), voire le règlement de compte que contient toute lecture. Cette lecture aux cimes est une appropriation, où l’écrivain choisit dans l’autre le visage qui lui convient ; mais c’est aussi la manifestation d’un dialogue où l’on fait pleinement l’expérience d’autrui, de la mise en question de l’ispéité. Cette altérité rencontrée, explique Bruno Clément, est la vérité‑même, la vérité que ma lecture invente. Cette vérité, poursuit‑il, n’est pas le fondement de la lecture, mais la lecture fondement de la vérité. Lorsque Natacha Michel explique combien la lecture de Giraudoux a été pour elle le lieu de reconnaissance de « la littérature même », c’est bien cet effet de vrai de la lecture (« c’est cela, c’est cela pour moi ») qui se manifeste. Barthes à nouveau nourrirait peut‑être cette phénoménologie de la lecture, avec les quelques figures de lecture que l’on peut glaner au long de son autoportrait : l’accommodation, le retentissement, le « c’est ça », qui rejoignent bien des propositions de Merleau‑Ponty citées par Bruno Clément.
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18La lecture par plagiat, la vérité par retour, l’identité par reconnaissance... bien des propositions de ce recueil pourraient avoir quelque chose de bizarrement platonicien, (ressouvenir, réminiscence, reconduction au vrai) ; mais l’orientation phénoménologique répétée les dégage de tels enjeux ontologiques ; ce qui s’y joue, ce n’est pas une question de degrés d’être ou de défaut inhérent à la mimésis, mais une réalité psychologique forte, à la fois une expérience du monde et la définition d’une subjectivité.