Saint‑John perse, de la source au delta
1En préambule de ses Réellesprésences, George Steiner instaure en prédicat à la fois méthodologique et éthique la notion de « responsabilité », au cœur de tout geste critique : « J’appellerai responsable une réponse interprétative soumise à la pression qu’implique la mise en action d’une œuvre. Nous sommes responsables envers le texte, l’œuvre d’art, l’offrande musicale dans un sens très particulier, qui est à la fois moral, spirituel et psychologique. » Au gré de l’aventure que peut représenter le processus critique accompli par des générations de commentateurs autour d’une œuvre donnée, il est parfois des moments qui ont valeur d’exemples, plaçant le discours au plus près de cet exercice de la responsabilité face au texte. Certes, on a appris à envisager avec une utile circonspection toute projection simpliste de l’idée d’un progrès linéaire en la matière ; c’est reconnaître que l’appréhension d’une grande œuvre ne peut s’effectuer qu’à la faveur de l’aléatoire et sans doute chaotique accumulation des tentatives d’explications diverses. Ce n’est pas, cela ne doit pas être néanmoins le prétexte d’un nivellement des commentaires avec en sus, une funeste abdication devant la mission essentielle de la science des textes, qui est d’éclairer et d’aider à asseoir la « réelle présence » des œuvres, comme le dirait volontiers Steiner : non pas cet écran des bavardages complaisants, non pas cette surenchère dans l’obscur ou cette sécheresse dans la paraphrase, de toute cette « pruine de vieillesse », cette « supercherie » dont se méfiait le poète de Vents, mais le réel, l’utile secours que peut légitimement attendre du philologue le lecteur non averti, découvrant une œuvre respectée mais réputée pour ses énigmes. N’en doutons pas : le Saint‑John Perse sans masque de Joëlle Gardes Tamine, Colette Camelin, Catherine Mayaux et Renée Ventresque est certainement l’un de ces moments forts, l’un de ces tournants décisifs qui font tout le prix d’une critique responsable devant l’œuvre et son lecteur, désormais réellement éclairé et mieux à même d’enrichir la communion poétique par l’intelligence du texte.
2À l’image de notre loi du chaotique et de l’aléatoire, la critique persienne aura certes connu bien des avatars, depuis la Poétique de Saint‑John Perse par laquelle Roger Caillois ouvrit en 1954 la longue marche d’une exégèse nourrie et érudite, souvent éclairante et fort précieuse pour le lecteur, mais s’égarant parfois dans les méandres de la glose ; ce n’est donc pas exnihilo que peut être avancé aujourd’hui un nouveau commentaire de l’œuvre poétique de Saint‑John Perse, et c’est au surplus dans l’horizon du bilan de certains acquis. Ce processus aura connu il est vrai un cap essentiel et inédit qui aura conditionné littéralement les commentaires de l’œuvre : cet événement c’est, en 1972, la publication par Gallimard des Œuvrescomplètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». L’un des premiers et rares cas d’un auteur « pléiadisé » de son vivant, Saint‑John Perse aura donc vu son œuvre couronnée une seconde fois pourrait‑on dire, après le Prix Nobel de Littérature de 1960. Par la suite, on apprit que c’est le poète lui‑même qui présida à ce couronnement éditorial puisqu’il rédigea, agença, réalisa d’un bout à l’autre le précieux volume, fixant ainsi dans l’airain — ou dans le cuir — la référence obligée de ses écrits. Fait inouï, on ne le dira jamais assez, et dont on aurait bien du mal à trouver l’équivalent dans l’histoire de l’édition moderne, d’autant que pour l’opération, Perse choisit d’emprunter à tous points de vue le masque idéal du Poète : pas seulement celui qui orne la couverture du volume, (ce masque de bronze sculpté par Andras Beck), mais aussi celui qui, tout au long de l’ouvrage, reste prégnant — que ce fût dans cette « Biographie » rédigée à la troisième personne, dans cette réécriture de toute une partie de la correspondance ou dans cet illusoire appareil de notes donnant le change d’un discours distancié, pour mieux encore peaufiner l’autoportrait. L’effet, voulu d’ailleurs, était prévisible : la critique demeura longtemps fascinée et comme interdite devant cette superbe statue du Commandeur, subissant pour une bonne part une emprise émolliente et hypnotique. Fort heureusement, un peu à partir du centenaire de 1987, un nouveau pan des études persiennes allait inverser la tendance, en empruntant la voie de dévoilements successifs et primordiaux, par lesquels les coulisses de la création furent mises au grand jour. Mireille Sacotte tout d’abord, puis J. Gardes Tamine, C. Mayaux, C. Camelin, R. Ventresque, Carol Rigolot entre autres furent de ces critiques qui, en se gardant de l’outrance, s’attachèrent alors à dévoiler les structures secrètes et la genèse de cette « œuvre œuvrée », pour reprendre l’expression dont use Saint‑John Perse à l’endroit de la poésie de Dante. Pourtant, après cette étape décisive, demeurait un réel paradoxe : alors même que ces nouveaux acquis philologiques avaient modifié en profondeur l’appréhension de l’œuvre, la référence essentielle de la « Pléiade » restait figée à l’heure du geste d’auto‑édition assumé par Perse en 1972. Véritable contradiction que cette fixité‑là et en tout cas, authentique aporie intellectuelle et éditoriale : fallait‑il alors conserver en l’état le monument édifié par Perse lui‑même, ou sinon en modifier la teneur (« testamentaire », quoiqu’il en soit), du moins l’accompagner d’un appareil critique digne de ce nom ? Pendant un temps, le projet retenu d’une « nouvelle Pléiade Saint‑John Perse » devait avoir cours, motivant une équipe de spécialistes placée sous la direction de J. Gardes Tamine, s’étant attelé au travail considérable d’une réelle édition critique. Puis, au dernier stade du processus, le projet devait être finalement annulé purement et simplement par Gallimard. Ce sont là les faits connus de cette affaire qui aurait pu en rester à cet épilogue rocambolesque, sans compter avec la détermination de ladite équipe d’universitaires qui prit la responsabilité de faire paraître le fruit de ses investigations dans les éditions d’une revue spécialisée, LaLicorne, liée à la Maison des Sciences de l’Homme et de la société de l’Université de Poitiers. Fin du paradoxe donc, on peut le dire désormais, au regard de cet ouvrage qui fera date et autorité pour toute considération de l’œuvre poétique de Saint‑John Perse. Exemplarité également de ce dénouement‑là pour la critique en général, si souvent piégée dans la torpeur des fausses révérences ou le complexe de la mission d’élucidation.
Tracées herméneutiques et destin littéraire
3Soustraire Saint‑John Perse de la gangue de sa propre légende, qui s’est muée peu à peu en carcan : le projet de ce commentaire critique est bien celui de la salutaire revivification auprès des lecteurs, d’une œuvre en grande partie occultée depuis quelques années — et le constat de départ que dressent J. Gardes Tamine et C. Camelin dans l’introduction de l’ouvrage (« Lire Saint‑John Perse en philologue », p. 3 à 35) est cinglant : « Au fil des années, lentement, mais selon une tendance confirmée par la baisse régulière du chiffre des ventes, par la rareté des programmes scolaires et universitaires où il figure, par son absence, depuis 1977, de la liste des auteurs de l’agrégation, Saint‑John Perse est devenu illisible. » — bien sûr, il faut comprendre ici « illisible » par cette difficulté d’accès qui provient de la fixité qu’on a dite. Au‑delà des fausses échappatoires de la « pérennité » ou du « purgatoire » littéraires, il est grand temps en effet que l’on envisage aussi la critique dans tout son impact face à la postérité d’une œuvre exigeante : à qui incombe‑t‑il, sinon au critique, au spécialiste, de mieux faire connaître, de faciliter l’accès, en somme de diffuser une œuvre face aux assauts du temps ou de la paresse intellectuelle contemporaine ? Dans cet état d’esprit, peut‑on espérer que l’écrin hiératique au masque de bronze permette vraiment de passer la barrière de la révérence patrimoniale pour réactiver la présence d’une voix essentielle de la poésie moderne ? Ne s’agit‑il pas, en l’espèce, de constater que face au fameux « monument » construit de son vivant par le poète, qui s’est transformé au fil de années en mausolée, cette responsabilité philologique est on ne peut plus aiguë ? Le choix assumé par les auteurs de ce Saint‑JohnPerse sans masque est en soi une réponse, qui peut se lire comme l’affirmation d’une acception profondément pédagogique de la critique : si Saint‑John Perse avait été longtemps décrié comme poète pour fins lettrés, il était urgent d’extirper son œuvre d’une sphère d’initiés qui seuls auraient le privilège de décrypter la légende dorée créée par l’écrivain ; il s’agissait dans le même temps d’offrir aux lecteurs les instruments nécessaires à une appréhension non illusoire et à une lecture éclairée, en somme, de mieux transmettre cette poésie, au seuil du siècle nouveau. C’est donc essentiellement un projet de restitution au lecteur qui détermine la démarche de ce commentaire, selon plusieurs aspects.
4Il s’agissait avant tout de restituer Saint‑John Perse à son historicité propre, longtemps tenue à distance par le poète lui‑même puis par ses critiques, qui avaient souscrit à l’illusion d’un poète hors du temps, auteur d’une œuvre sans précurseurs ni modèles. C’est donc une double « temporalité humaine, celle de l’histoire et celle du processus d’écriture » (p. 33) qui est rendue à l’œuvre persienne, qui apparaît alors insérée dans son époque. Il n’est jusqu’à cette conception essentialiste et ontologique du poétique qui fut celle de Perse, qui ne soit elle‑même replacée dans son contexte d’histoire littéraire : le rôle, sinon l’influence d’un Valéry ou d’un Eliot est ici rappelé pour resituer cette constance d’une position volontairement en marge des soubresauts de la modernité et de ses écoles diverses. Faut‑il vouloir alors infirmer cette position, en cherchant dans sa poésie elle‑même d’autres enjeux que ne le laissent supposer ses positionnements officiels dans le champ littéraire des avant‑gardes ? La suite de l’ouvrage montre néanmoins que tout ceci serait un faux débat si l’on se contentait d’une position de principe : c’est à l’épreuve d’une plongée proprement philologique dans l’épaisseur littérale des textes qu’il convient de réexaminer la question, même s’il est important de contextualiser ne serait‑ce que cette attitude d’indépendance par rapport aux courants et aux chapelles. Contextualiser, c’est aussi faire entendre la voix du Poète pour son époque et la nôtre, voix camouflée par de trop systématiques proclamations d’inactualité :
Nous partons de l’hypothèse qu’abstraire la poésie de Saint‑John Perse d’enjeux intellectuels, éthiques et esthétiques situés dans la poésie du xxe siècle, que ce soit pour en louer l’univers mythique ou pour en critiquer l’immobilité hiératique, revient à priver cette œuvre de l’épaisseur de sens qui en fait la richesse. (p. 15)
5En cela, sont rappelés les repères de cet encrage de Perse dans son époque et ce, déjà pour ce qui est de la genèse d’un style où se lit le jeu des influences symbolistes — choses connues pour les « Images à Crusoë » —, puis leur rejet au profit d’une recherche avouée de la rigueur à la fois formelle (le poète opte alors pour le cadre fondateur du verset) et philosophique. L’opposition à la vacuité formelle de la modernité se fera alors sentir plus ouvertement par l’insistance sur la nécessité de repères génériques forts dans la poésie ; ici encore, le positionnement se fait dans une relation, fût‑elle envisagée en creux, par rapport aux options modernes qui se font jour au début du xxe siècle. Cette historicité‑là révèle la naissance d’une éthique générale qui ne quittera plus le poète — celle de la maîtrise et de l’énergie, d’un essentiel vitalisme que la lecture attentive et passionnée de Nietzsche aura bien sûr renforcé. Jusque dans les pratiques d’écriture mais surtout d’élaboration du poème, se retrouvent certaines traces sinon de positionnement, en tout cas d’écho à des réalités d’époque, tel le procédé du « collage » (par l’association, comme sources avérées de l’écriture, d’éléments épars glanés dans l’attention multiforme au réel), motif retenu pour qualifier surtout les pratiques manifestes d’un processus de création et non pas une esthétique ouvertement revendiquée — comme ce fut le cas pour le cubisme ou Apollinaire par exemple. C’est en outre au sein du commentaire de l’œuvre proprement dit que l’on pourra juger, au prix d’une immersion dans les méandres des recueils et des poèmes singuliers, de ce dialogue toujours pratiqué avec l’esthétique moderne, que ce rapport confirme d’ailleurs une volonté de distance ou qu’il révèle au contraire certaines conjonctions plus subtiles.
6Restituer Perse à son historicité, c’est aussi saisir celle de Leger, en somme mieux saisir l’homme dans la réalité de son parcours et ce qu’il révèle ou induit pour les conditions d’élaboration de l’œuvre. C’est pourquoi l’imposante « Chronologie » présentée par J. Gardes Tamine (p. 37 à 112) apporte ici un élément fondamental pour le commentaire de l’œuvre, qu’il précède d’ailleurs — sans sacrifier à un déterminisme étroits. Élaborée sur des bases entièrement nouvelles qui dépassent la simple synthèse des éléments connus, par le recours raisonnée aux archives disponibles notamment à la Fondation Saint‑John Perse d’Aix‑en‑Provence, cette chronologie est donc elle aussi renouvelée et on devine là une volonté d’exactitude par rapport à la chanson de geste dont avait parlé C. Rigolot à propos de la « Biographie » de la Pléiade. En présentant le projet dans l’introduction, Gardes Tamine et Camelin contribuent à leur tour à relativiser la vision mythique diffusée par le poète lui‑même, de la totale dichotomie entre la vie de Leger, et notamment sa carrière diplomatique, avec l’œuvre de Saint John Perse, superbe massif solitaire indépendant de tout itinéraire personnel. Il me semble d’ailleurs qu’en s’attaquant à cet autre versant de la légende, les auteurs s’en prennent à l’un des avatars de ce que l’on pourrait nommer sans peine dans la littérature française, le « complexe du ContreSainte‑Beuve », si l’on se rappelle la fortune qu’a eu, depuis que Proust l’a édictée, la notion de la totale indépendance de l’œuvre d’art par rapport à son créateur. Or, en se pliant à ce qui est devenu dès lors une convention, les critiques ont feint d’ignorer toute la porosité qui existait entre l’expérience politique de Leger et son œuvre littéraire, notamment sous l’angle du rapport à l’histoire et à ses péripéties. Certes, la poésie de Perse décline à l’envi une conception cyclique de l’histoire humaine, mais il est pourtant bien illusoire de penser qu’aucune incidence du destin de l’homme d’action ne soit venue inspirer le poète. C’est cette inspiration même qui est ici réexaminée, pour ce qui touche notamment à l’arrière‑plan suggéré par le contexte historique. Ainsi, Anabase n’est peut‑être pas indépendant de « la mise en ordre de l’Europe après la guerre » (p. 21), Vents illustre la volonté d’un renouveau mondial, et comme le précisent les auteurs, ce sont là quelques repères d’un humanisme exigeant, qui réclame à l’homme plus qu’il n’accorde — conception très particulière en amont de laquelle l’expérience vécue au coeur des turbulences internationales a indéniablement joué son rôle. C’est dresser là un constat essentiel, en marge même des avancées à venir de l’historiographie au sujet de la carrière de Leger — et bien des choses restent à établir en la matière, car dans ce domaine, on vient de loin : de la relative réserve naguère exprimée par Jean‑Baptiste Doroselle, on pourrait facilement pister nombre de jugements hâtifs qui ont eu cours à l’égard du diplomate et de sa politique. Fort heureusement, on est revenu de certaines errances, pour examiner avec plus d’objectivité la position combative de Leger lors des accords de Munich (saisi par le Sartre du Sursis dans toute la finitude de son action), son rôle effectif dans la non‑intervention dans la guerre d’Espagne ou encore sa défiance anti‑gaulliste qui lui aura procuré bien des inimitiés. Au‑delà de ces points précis, le programme des auteurs tient aussi de la recherche de l’unité d’une personnalité où le « goût du pouvoir » (p. 24) tient une place importante, en tout cas plus importante qu’on a bien voulu le dire jusqu’ici — et révèle ce volontarisme que l’on peut à loisir retrouver dans l’univers poétique, aire du « Prince », des fondateurs d’empire, tous condottieres de l’aventure humaine mais aussi reflets, doubles mythiques de l’homme d’action qui fut la cheville ouvrière de la politique étrangère française de l’entre‑deux‑guerres.
7Les apports effectifs de cette nouvelle chronologie sont innombrables et laissent apparaître, il n’est pas excessif de le dire, le réel itinéraire de Perse, qui avait été peut‑être approché jusqu’alors, à l’occasion de telle ou telle publication, mais dont la synthèse n’avait encore jamais émergé en des termes aussi complets. C’est que souvent, on s’est contenté de procéder à des rectifications ponctuelles mais limitées, devant la nécessité de tout reprendre au regard des archives. Ce parcours avéré d’Alexis Leger est désormais là pour rappeler que dans la « Biographie » de la Pléiade, « si rien à proprement parler [n’est] inventé, rien [n’est] absolument exact » (p. 6) : là se situe le vrai angle de la légende persienne, à savoir non pas un pur mensonge, mais une révision méticuleuse, la recréation d’un parcours idéal, moyennant laquelle ont pu être gommés surtout les aspects les plus humains de la personne du poète. Il n’est pas fortuit qu’à la faveur de la publication progressive de la correspondance inédite de Saint‑John Perse dans les Cahiers de laNRF, ce soit également cet aspect de proximité humaine qui apparaisse un peu plus clairement, venant du coup éclairer la genèse de l’œuvre en marche : citons le cas de la publication récente de la correspondance américaine par C. Rigolot (voir Bibliographie).
8Dans son contenu même, l’avantage principal de cette chronologie réside certainement dans son étonnante précision. L’enfance guadeloupéenne, la jeunesse paloise et bordelaise sont ainsi mieux retracées qu’à l’accoutumée, avec un inestimable luxe de détails. Les hésitations du jeune Leger dans son entrée en poésie, l’épanouissement culturel connu à Bordeaux et Pau, les traits d’un caractère très marqué sont des repères qui rappellent les travaux de René Rouyère, Colette Camelin ou Claude Thiébaut entre autres, mais c’est encore une fois la capacité de synthèse qui est ici notable, d’autant que des extraits significatifs de la correspondance viennent utilement agrémenter le récit chronologique.
9Le parcours diplomatique est quant à lui retracé avec la même précision. L’émergence de l’action politique lors de la période chinoise, au gré de divers postes consulaires et à une époque clé de la Chine moderne, est dépeinte sans ambages, et on pressent ici comme le tremplin de l’ère du Secrétariat général du Ministère des Affaires Etrangères. Cette époque essentielle de la carrière est détaillée dans le souci d’une réelle contextualisation historique : la politique des pactes au cabinet Briand, la montée des fascismes puis l’arrivée de la guerre rythment l’action de Leger dans une position charnière au Quai d’Orsay ; les relations avec les différents ministres des gouvernements successifs, la position souvent en porte‑à‑faux face à la politique extérieure officielle des années trente sont autant de pistes qui sont ici précisées.
10L’exil américain, dans sa situation matérielle même, est lui aussi éclairé. On pourra y découvrir un homme plus hésitant et traversant plus de crises personnelles que ne le laissaient supposer les précédentes approches. La légendaire libération du poète par l’homme d’action est ainsi battue en brèche, et on comprend que cette mutation s’est faite pour le moins progressivement, et au prix de bien des interrogations. Rentré en France, l’adaptation à la vie provençale, la reconnaissance internationale et le Prix Nobel de 1960 apportent une nouvelle assurance au poète, et l’on peut suivre ici la réception de l’œuvre qui connaît alors une audience accrue. Il est temps pour l’écrivain de négocier avec Gaston Gallimard son entrée dans la Pléiade, qui se concrétise en 1972, après plusieurs années de préparation minutieuse, qui n’aura pas empêché la poursuite du dernier pan de la poésie — pourtant inachevé : chant à la terre, Gaïa devait être le dernier grand cycle dont les précieux fragments nous sont parvenus, autour de Sécheresse notamment.
Trajectoires de lecture : du masque à l'éclat
11L’essentiel de l’ouvrage réside dans le commentaire de l’œuvre proprement dit (p. 113 à 408). Il s’agit bien de cet appareil critique inestimable pour qui voudra désormais enrichir une entrée directe dans la poésie de Saint‑John Perse, d’une conscience philologique, qu’il s’agisse d’en étudier de près l’univers intrinsèque ou plus modestement, d’en approcher les arcanes. Volet central de cette mission de restitution relevée par les auteurs, la mutation qui se joue ici suit bien cette trajectoire de la critique persienne dont on a parlé plus haut, de la ratification du masque à l’éclat d'une entreprise d’élucidation exigeante.
12On est certes déjà loin de l’époque où le langage poétique de Saint‑John Perse paraissait aux yeux de beaucoup à la frange d’un surréalisme qui se cherchait des affidés à distance, un univers peuplé d’images énigmatiques et aléatoires — époque où un Hugo Friedrich avait pu appliquer à Perse le qualificatif par lequel il avait décelé en Rimbaud une « irréalité sensible », prévenant l’exégète : « Dans leur contenu, [les poèmes de Saint‑John Perse] semblent à peine saisissables », y voyant « la production passionnée d’images qui sont sans doute pourvues de qualités sensibles et concrètes mais qui pourtant n’appartiennent plus à aucune réalité » (Structure de la poésie moderne). D’où une certaine disposition prise envers la substance du texte, ouverte — du moins le croyait‑on — à l’aléatoire liberté des interprétations. La trentaine d’années qui nous sépare de la parution des Œuvrescomplètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » aura en grande partie été conforme à cette sorte de paradigme, avant qu’un réexamen n’intervienne. On est en droit de se demander d’ailleurs s’il ne s’agit pas là de l’effet du masque sur la lecture de l’œuvre elle‑même : en ratifiant l’absence de toute édition critique, en se fiant à cette enveloppe énigmatique d’une poésie réputée d’accès difficile, la voie était ouverte à la spéculation des interprétations de la lettre. Une inflation exégétique s’est dès lors développée, renforçant sans doute auprès des lecteurs le sentiment que le terrain était réservée aux spécialistes. N’est‑il pas du reste inévitable qu’en se fondant exclusivement sur une source sacralisée, la voix des scoliastes prenne tôt ou tard le dessus sur la présence de l’œuvre ? C’est là une phénoménologie bien connue du rapport aux textes, et à laquelle nous paraissons comme résignés aujourd’hui, mais qui s’est particulièrement manifestée pour la poésie de Perse. Ici encore, les mots de Steiner reviennent en mémoire, pour fustiger la si contemporaine « herméneutique de l’ouverture et de la dissémination », la tentation de la « prolifération cancéreuse des interprétations et réinterprétations ». Après l’ère des gloses plus ou moins inspirées, demeure la question primordiale : comment se débarrasser de l’illusion scolastique au contact d’une œuvre de grand sens, mais à laquelle manquait jusqu’alors une édition critique ? Un réel commentaire critique n’a certes pas pour ambition de forclore le décryptage des métaphores et l’interprétation des images, mais ce qu’il est susceptible d’offrir aux analyses, c’est l’appui sur un certain nombre de « repères », ceux‑là mêmes dont il n’était que temps d’établir la synthèse : ces repères ont tant manqué jusqu’ici, pour une langue pourtant « gouvernée », comme l’avait reconnu Paulhan et fût‑ce après des années d’apports philologiques, c’est bien à une dissémination qu’avait abouti cette absence. Il n’est pas non plus question de figer dans ce commentaire critique une quelconque orthodoxie de la lecture, mais en livrant les fruits d’une attention à la langue, d’aider la compréhension première. Du reste, le commentaire en jeu ici ne fixe pas d’interprétation des images ; son propos est ailleurs.
13Outre les notices de présentation des recueils et des poèmes, les replaçant très précisément dans leur genèse, les repères résident aussi dans le très précieux corpus de notes qui s’attachent, selon ce qu’en explique déjà J. Gardes Tamine et C. Camelin dans leur introduction, au « sens littéral » de certaines mentions poétiques. Cette démarche faisait défaut jusqu’ici en grande partie, du fait d’une attention hypertrophiée au domaine symbolique et allégorique de la poésie de Perse, négligeant l’extraordinaire subtilité lexicale dont elle relève. L’erreur résidait dans le fait que c’est justement bien souvent cette subtilité elle‑même qui est susceptible de délivrer le sens, ou les sens des poèmes. À la lecture de toute cette synthèse, on comprend combien le paradigme cité plus haut, d’une « irréalité sensible » de Perse était bien une illusion, relevant de la paresse de lecture et d’attention à l’organisation propre à cette œuvre où rien n’est disposé par hasard. La méthode adoptée dans ce commentaire, d’attention à l’usage des mots, doit beaucoup aux avancées de ces dernières années, favorisés d’ailleurs par les travaux de J. Gardes Tamine. On a pu y mettre en valeur tout le luxe « artisanal » de travail de la langue que révèle le mode de préparation du poème qui fut celui de Perse : intense recours aux dictionnaires de tous ordres, attention quasi‑maniaque apportée à la polysémie et à l’étymologie, recours documenté aux lexiques spécialisés et finalement, choix long et méticuleux des mots dans le processus de rédaction (dont le commentaire s’inspire ici très sensiblement, les auteurs ayant analysé l’imposante documentation laissée par le poète à la Fondation d’Aix et s’étant livré à une étude proprement génétique des phases d’élaboration des poèmes). En recourant à l’analyse des sources de l’œuvre (ce qui relevait déjà du jeu de pistes), il ne s’agissait pas de réduire le poème à l’un des instruments de son éclosion, mais d’attirer l’attention du lecteur sur l’existence de ce « sens littéral » particulièrement précis et pourtant négligé jusqu’alors, au risque de fâcheux contresens : « Nous pensons que le texte gagne à être éclairé dans toutes ses virtualités et qu’il appartient ensuite au lecteur de construire sa propre interprétation, pourvu qu’elle soit compatible avec ce sens littéral. (p. 31) Cette compatibilité‑là sera de la responsabilité des lecteurs et futurs exégètes, désormais en contact avec cet apport : le prix de ce commentaire réside aussi dans une avancée décisive qui ne suspend pas le rapport au texte, mais bien au contraire, le suscite avec un peu plus d’acuité. De l’aveu même des auteurs, cette veine de l’« explication littérale » emprunte sa philosophie à certains modèles critiques, tels que Paul Bénichou en particulier ; on est donc loin de la complaisance : c’est d’un essentiel souci d’éclaircissement qu’il s’agit ici avant tout.
14Dans leur détail, les notices ont été composées dans un même souci de synthèse du « contexte esthétique et éthique » dont relèvent les textes (p. 33). Une lecture spirituelle de l’œuvre est en jeu ici, et on y trouvera les balises les plus utiles pour se repérer dans le foisonnant univers philosophique et intellectuel dont relève la poésie de Perse. L’ordre adopté pour l’analyse de l’œuvre est à peu de choses près celui qui a été arrêté pour l’édition de la Pléiade (Éloges ; La Gloire des Rois ; Anabase ; Exil ; Vents ; Amers ; Chronique ; Oiseaux ; Cohorte —envisagé ici dans son lien étroit de composition avec Oiseaux ; Chant pour un équinoxe) ; le recours à l’édition de référence sera donc indispensable. Les poèmes de jeunesse sont analysés quant à eux dans une section qui précède le commentaire d’Éloges (on sait la dispersion de ces « Œuvres de jeunesse » dans le volume de la Pléiade, disséminées qu’elles sont dans la correspondance et les notes qui s’y rapportent). L’organisation du commentaire en elle‑même rendra bien des services à tous ceux qui travaillent autour de l’œuvre : d’utiles bibliographies ponctuelles sont disposées à la fin de la présentation de chaque recueil et les notes infrapaginales indiquent souvent des références utiles à propos de certains points précis. Pour chaque poème, de courtes notices précédant les notes à proprement parler permettent de relier entre eux les différents « chants » et autres sections qui structurent les recueils comme des moments pleins et cohérents, Perse étant toujours resté fidèle à l'idée d’une œuvre qui se parcourrait d’un même souffle, « une seule et longue phrase sans césure », ici plus que jamais intelligible, du fait de cette critique de compagnonnage que n’aurait certainement pas renié Saint‑John Perse.
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15À la lumière de cette entreprise, de cette réalisation et de l’aboutissement qu’elle représente incontestablement pour tout un processus critique, on ne peut justement s’empêcher de penser aux visées de Perse lui‑même quant au devenir de la réception et de la diffusion de son œuvre. Certes, cet artisan du masque a laissé en héritage au lecteur à la fois une œuvre et un protocole : accepter l’enveloppe autant que le fruit, mais après le charme passé de la légende, n’est‑ce pas aussi sous‑entendre avec toujours la même subtilité que celle qui a présidé à l’élaboration du masque, que l’heure viendrait un jour, où il s’agirait de s’en émanciper pour une adhésion plus féconde et plus durable ? Un détail de poids milite en la faveur d’une telle hypothèse, et qui n’aura pas manqué de venir à l’esprit de tous ceux qui ont pu entrer dans les coulisses de l’œuvre persienne — un détail qu’évoquent d’ailleurs les auteurs : « De fait, toute la documentation conservée à la Fondation Saint‑John Perse pose la même question : pourquoi ce poète qui a tant occulté son mode d’écriture a‑t‑il laissé de quoi le découvrir ? » (p. 30). Et effectivement, ce point est en soi lourd de sens, qui nous renvoie à ce geste si significatif qui fut celui de Perse quelque temps avant sa mort : faire don à la ville d’Aix‑en‑Provence de l’ensemble de ses archives, en vue de la constitution d’une Fondation consacrée à l’étude et la diffusion de son œuvre. Comment se pourrait‑il qu’il n’y ait pas là le dernier geste d’un créateur qui, abandonnant la défroque du simple faiseur de légende, aurait voulu également guider la lecture de son œuvre par‑delà les tours et détours par lesquels il est passé pour édifier son monument littéraire de la Pléiade, en laissant d’ailleurs derrière lui toutes les pièces du dossier ? On ne saurait douter du fait que ce faisant, le poète, s’en amusant certainement, avait bel et bien prévu que la postérité de son œuvre en passerait aussi par une phase de dévoilement puis de bilan du dévoilement (avait‑il aussi deviné les querelles byzantines qui s’en suivraient ?), imaginant sans doute une nouvelle vigueur de sa diffusion : le masque tombé, révéler que masque et poésie se confondent, en un haut lieu de communion et d’intelligibilité, tel est aussi le tribu de « l’œuvre œuvrée ». Saint‑John Perse redoutait et rejetait avec force le « parasitisme » dont relevait selon lui un discours critique convenu et conformiste, avouant son rejet de cette « cuisine des chimistes » ; lui préférant une critique de compagnonnage, qu’aurait‑il pu penser d’une postérité lui retirant le masque au profit d’un autre éclat ? Certes, il est toujours bien hasardeux de faire parler les morts, mais peut‑on tout du moins évoquer la parole du poète, bien vivace celle‑là, et qui nous revient en mémoire telle un présage : « Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de la Mer » (ce sont là les derniers mots d’Amers). La responsabilité critique de cette « lecture philologique de l’œuvre » apparaît alors au terme de ce compagnonnage‑là et en écho à ces mots si énigmatiques : il y eut la source, que fut le geste d’une auto‑édition et d’édification d’une légende, puis remontant les affluents des lectures et élucidations, vint le moment de s’ouvrir au delta des « réelles présences ».
16Un autre poète qui mena quant à lui en intertextes actifs et dynamique créatrice un intense dialogue avec la poésie de Saint‑John Perse pourrait clore le débat, et c’est Senghor : « Mais lumière sur nos visages plus beaux que masques d'or !… »