La sœur ennemie
1L’antiaméricanisme en France : le sujet est miné. Philippe Roger en a tiré un grand livre, une somme qui, des Lumières à nos jours, éclaire dans le champ spécifique de l’histoire intellectuelle une tradition culturelle française. L’objet, inscrit dans la longue durée, s’impose progressivement dans sa surprenante cohérence discursive. C’est le langage d’un préjugé qui, de Buffon à Baudrillard, construit une image négative de l’Amérique jusqu’à constituer « un bloc sémiotique historiquement stratifié », des « habitudes de langage », une « stéréotypie culturelle ». La bibliographie de la littérature antiaméricaine, abondante et régulièrement abondée par de grandes plumes, atteste le caractère consensuel de l’antiaméricanisme. Il se recycle à droite comme à gauche, chez les spiritualistes et chez les laïcs, les nationalistes et les internationalistes, rapproche Maistre et Volney sous la Révolution française, Bernanos et Sartre après‑guerre, comme un plus petit dénominateur commun des temps de crise. Mais s’il s’alimente régulièrement de l’actualité, l’antiaméricanisme s’émancipe facilement de la conjoncture. L’histoire retracée dans ce livre ne recoupe pas celle des conflits qui ont opposé la France et l’Amérique. Car « l’antiaméricanisme n’est pas une critique des Etats‑Unis » mais une parole qui brusquement dérape, pétitions de principes, poncifs et idées reçues, jusqu’à l’injure et l’invective. Et se contorsionne. Depuis les origines, les griefs les plus contradictoires cohabitent dans ses réquisitoires : l’Amérique, immature et décadente, hystériquement puritaine et vaste Barnum de religions, raciste et métèque, repliée sur elle‑même et conquérante… L’enquête, menée sous le double front de la chronologie et des thématiques, compile un formidable bêtisier. Elle dénonce aussi dans l’antiaméricanisme‑réflexe l’« esclavage mental » des intelligences françaises.
Débilité du Nouveau Monde
2Elle s’ouvre au siècle critique des Lumières, chez les naturalistes. Leur géographie, qui divise la planète en deux continents – le vieux, toutes les terres connues avant la conquête, et le nouveau – n’est pas encore la nôtre. Mais leur imaginaire d’une décadence du nouveau monde, transposition des hantises profondes de l’ancien, résonne étrangement. Et il « modélise le devenir de l’Amérique selon le schème rhétorique de la déchéance ». Car, coupée du continent unique et primitif dont l’existence est prouvée de part et d’autre de l’Atlantique par la communauté des espèces (à commencer par l’homme), séparée de l’ancien monde, point de départ et point de référence, l’Amérique a dégénéré. Cette loi de l’altération par éloignement d’avec l’origine, posée en principe par Buffon au départ de sa Dégénération des animaux (1766), rend compte de sa présentation comparée des espèces. Communes à l’ancien et au nouveau monde, elles se rabougrissent dans ce dernier et, lorsqu’elles lui sont particulières, s’avèrent plus petites que leurs équivalents supposés dans l’ancien continent. Des animaux aux hommes, il n’y a qu’un pas, que Buffon se garde de franchir. Un de ses vulgarisateurs infidèles, Cornelius de Pauw, n’hésite pas et offre dans ses Recherches philosophiques sur les Américains… (1768) le premier modèle d’un antiaméricanisme caricatural et primaire. En Amérique, les chiens n’aboient (topos qu’on retrouve sous la plume de Claudel ambassadeur de France à Washington, en 1933…) ni les poules ne pondent, et la guerre des sexes s’est déjà déclarée : les femmes indigènes n’aiment pas les hommes qui le leur rendent bien, par goût antiphysique. La conquête et ses horreurs achève pour De Pauw de désigner l’Amérique comme une contrée stérilisée par la nature et par l’histoire. Antiaméricaine par anticolonialisme, l’Histoire des deux Indes de Raynal‑Diderot reste innervée par la théorie de l’altération‑dégénération de Buffon et les tableaux fantastiques de De Pauw. Elle popularise aussi un préjugé promis à un long avenir, celui de l’anémie culturelle du nouveau monde : « On doit être étonné que l’Amérique n’ait pas encore produit un bon poète, un habile mathématicien, un homme de génie dans un seul art, ou une seule science ». Le premier xixe siècle s’en étonne encore, et théorise sur le génie pratique des Américains, ce peuple de bûcherons industrieux, de boutiquiers rusés. Le républicanisme de Stendhal ne résiste pas devant les concessions exorbitantes qu’il faudrait faire à la démocratie, outre‑Atlantique : faire sa cour à des « bottiers » ! Des portraits charge des vrais expatriés, on ne retient pas le déni de l’autre ni le mépris pour la terre d’accueil, mais une leçon, pérenne : l’exil aux États‑Unis est une mort culturelle : « Trente‑deux religions et un seul plat » (Talleyrand). Contre toute attente, l’Amérique produira ses génies. Mais ce sont des martyrs (le Poe de Baudelaire), dans un pays d’où la vie intellectuelle s’est absentée : « En Amérique, d’après Simone de Beauvoir, personne n’a besoin de lire parce que personne ne pense ». Et l’expressionnisme abstrait américain, qu’elle découvre dans les galeries, lui semble un avatar dégradé du cubisme européen, privé de substance et de vie. Absence de culture, culture d’emprunt (pillages compris), vernis de culture, de tels stéréotypes avaient déjà plus d’un siècle d’âge quand paraît, en 1948, son Amérique au jour le jour.
Sale(s) race(s)
3« À défaut d’identité, les Américains ont une dentition merveilleuse ». Dans son Amérique (1986), Baudrillard exploite un vieux cliché physiognomonique : l’Américain à grandes mâchoires est un prédateur né. D’ailleurs, il se fait les dents en mastiquant du chewing‑gum (Jules Huret, 1904). Les présidents américains exemplifient naturellement ce trait racial : les « puissantes mâchoires » de Wilson, pour Maurois, et pour Sartre, « l’âpreté un peu féroce des mâchoires » de Roosevelt. Les « portraits de race » dessinés par l’ethnographie racialiste décorent la prose des littérateurs dès la fin du dix‑neuvième siècle. Ainsi s’explique – diversement – l’antagonisme irréductible entre Anglo‑Saxons et Latins, s’il faut réunir dans une même opprobre l’Angleterre et ses rejetons, ou entre Yankees et Européens, s’il faut défendre la vieille civilisation européenne. L’« anglo‑saxonnité » est une mythographie dont Philippe Roger retrace très précisément la fortune. Dans l’Angleterre du xviie siècle, elle sert d’argument pour la restauration des libertés angles et saxonnes primitives puis reprend du service aux États‑Unis pour distinguer opportunément les natifs des nouveaux arrivants, à chaque vague d’immigration. Lorsqu’il resurgit en France (Littré l’enregistre comme néologisme en 1877), le terme a quitté le terrain de l’historiographie pour celui de l’anthropologie raciale. Il est popularisé par un livre électrochoc – À quoi tient la supériorité des Anglo‑saxons, d’Edmond Desmolins (1897). S’y rassemblent les traits d’un nouveau type, individualiste, conquérant, pragmatique, religieux, doué pour les affaires, et autant de raisons d’avoir peur. On ne résumera pas ici les tribulations sémantiques du mot « Yankee », ne retenant que les conclusions de l’auteur : « péjoratif générique de l’Homo Americanicus Nordicus », après la guerre de Sécession, le terme, de 1900 à nos jours, va traduire en négatif les traits de l’Anglo‑saxon, son racisme en moins, la vulgarité en plus. « L’Amerikkka » raciste du Sud et des WASP : la critique porterait davantage si le racisme n’était pas au monde la chose la mieux partagée, et si les immigrations d’après 1880 en Amérique n’avaient nourri, en France, des craintes par procuration : « Quelle différence, quand on s’approche, avec l’homogénéité foncière qui est celle de tous les Français ! », s’exclame l’historien André Siegfried dans Les États‑Unis aujourd’hui (1927) qui demain succomberont face à « l’invasion étrangère ». Émile Boutmy, fondateur de Sciences‑po, décrit une Amérique faite « de la boue de toutes les races ». De tels discours, proférés par des autorités qui certes ne pensent pas à mal, trouveront leur aboutissement dans la presse collaborationniste : Amérique métèque, mais aussi enjuivée, les deux « races » sémite et anglo‑saxonne s’accordant dans le goût du lucre.
L’Amérique en dette
4Philippe Roger consacre tout un chapitre à ce « script solidement écrit autour de la dette », à ce « passé contentieux » qui oppose la France à l’Amérique. Avec la guerre d’Indépendance, les États américains s’unissent, entre eux, et avec la France de La Fayette. L’épisode, fondateur de l’entente franco‑américaine, pour longtemps emblématique d’une fraternité d’armes, institue aussi durablement, dans l’imaginaire français, l’Amérique en débiteur symbolique. Il écrit aussi un scénario, voué à se reproduire, des après‑guerre qui déchantent : la reconnaissance tardive de la République révolutionnaire par les Américains, leur alliance secrète avec l’Angleterre (le Jay’s treaty de 1794) puis le conflit naval de 1798‑1800 nourrissent les premières rancoeurs. Car le débiteur est éternellement ingrat, ce que résume Lamartine à la Chambre, en 1834 : « J’ai toujours été profondément étonné, en lisant l’histoire de nos derniers temps, du peu de sympathie et de reconnaissance que l’Amérique a montré à notre pays ». Depuis vingt ans, les armateurs américains dont les bâtiments avaient été saisis lors du blocus napoléonien contre l’Angleterre réclamaient des indemnités. Elles sont votées l’année suivante, une guerre est évitée, mais ni Lamartine ni la France ne pardonnent. « L’intérêt », écrit le Constitutionnel en 1835, « voilà le vrai mobile des actes du gouvernement et des citoyens » américains. L’histoire se répète après la première guerre mondiale, l’intervention tardive des États‑Unis, les palinodies wilsoniennes à propos de la S. D. N. et les prétentions créancières de l’Amérique : « dette odieuse », dont la France ruinée par la guerre devrait être exonérée pour prix du sang versé par ses soldats sur les champs de bataille. L’oncle Sam cachait un « oncle Shylock » (titre d’un livre de J.—L. Chastagnet, en 1927), qui tire des traites sur la souffrance de l’Europe et ses marrons de la guerre. « Les antiaméricains de 1930 refusaient de s’acquitter, les antiaméricains de 1948 refusent de recevoir ». Le plan Marshall ne les réconcilie donc pas avec l’Amérique, au contraire : la droite antiaméricaine, héritière des non‑conformistes des années trente, dénonce l’inféodation économique puis la subordination militaire de la France au pacte atlantique. Sur ce terrain, elle se retrouve avec le PC, mobilisé contre la cinquième colonne Yankee. Philippe Roger le montre, l’après‑guerre donne naissance à un antiaméricanisme de masse, enté sur une lecture collective de l’histoire dans laquelle Paris a été « libéré par lui‑même » et l’Europe par les Russes à Stalingrad. A la question : « Quel pays a le plus contribué à la défaite allemande ? », 61% des Français répondent l’URSS et 29 % l’Amérique (IFOP, 1944).
L’invasion américaine, xxe siècle
5« Au xxe siècle, la France fut envahie par les Etats‑Unis ». Si la phrase ne se trouve dans aucun livre d’histoire, elle résume la bibliographie antiaméricaine depuis la fin du xixe siècle. À cette date se « précipite, au sens chimique du terme, un antiaméricanisme en suspension », à l’occasion de la guerre hispano‑américaine de 1898. Les Français prennent parti pour la monarchie espagnole, écrasée à Cuba et aux Philippines par les bombardiers américains. L’intervention des États‑Unis est alors unanimement perçue comme la première affirmation, sur la scène mondiale, de l’impérialisme américain – prophétisé, dès 1803, par Volney. Valéry repère là le « premier acte de puissance d’une nation déduite et comme enveloppée de l’Europe contre une nation européenne ». Il acte aussi la naissance d’une conscience européenne, mais négative, par réaction aux desseins matricides de l’Amérique. À l’âge du mépris succède celui de la crainte. Ce péril américain que l’esprit de Valéry découvre à ses lecteurs, un roman contemporain, largement diffusé, le met en récit. Dans sa Conspiration des milliardaires (1899‑1900), le feuilletoniste Gustave Le Rouge imagine une guerre des mondes dans laquelle les capitalistes nord‑américains (les milliardaires du titre), assistés par la technique (un ingénieur maléfique), complotent l’invasion de l’Europe et l’extermination des européens, exaspérants d’humanisme et d’« inaptitude commerciale ». Après l’intervention américaine de 1917, si le fantasme d’une invasion militaire se périme, lui survit l’obsession d’une néo‑colonisation économique et bientôt culturelle de l’Europe par l’Amérique. Génération après génération, des années 30 à aujourd’hui, les clercs (ainsi les appelle Philippe Roger) se mobilisent. Et dérapent inéluctablement : il faut juger à Nuremberg la civilisation américaine des machines (Bernanos), l’ambiance du roman noir américain rappelle celle des camps (Queneau !), Goebbels s’est réincarné à Hollywood (Le Monde, 1991). Dans cette Amérique néo‑fasciste et totalitaire s’actualise la hantise du despotisme démocratique made in America qu’avait déjà rabâchée le xixe siècle. Mais d’un siècle l’autre, le rapport de force s’est inversé, réalisant les sombres prophéties romantiques d’une « nuit américaine » sur le monde. Américanophile, Victor Hugo ? C’est l’une des rares erreurs de Philippe Roger. Car ainsi le poète interpellait‑il Dieu, en 1840, dans son poème « Des deux côtés de l’horizon » :
L’Amérique surgit, et Rome meurt ! ta Rome !
Crains‑tu pas d’effacer, Seigneur, notre chemin,
Et de dénaturer le fond même de l’homme,
En déplaçant ainsi tout le génie humain ?
[…]
C’est ton secret, Seigneur. Mais, ô raison profonde,
Pourras‑tu, sans livrer l’âme humaine au sommeil,
Et sans diminuer la lumière du monde,
Lui donner cette lune au lieu de ce soleil ?
6De la suprématie américaine, réelle ou fantasmée, désormais structurante de ses discours, l’antiaméricanisme se venge. Par un rêve d’anéantissement, qui punirait tout ensemble la colonie ingrate, la République soeur ennemie, le grand désert culturel, le géant armé, l’usurier. Aragon, 1925 : « Que l’Amérique au loin croule de ses buildings blancs ». On peut, comme Philippe Roger, douter de la performance de tels discours, mais frémir, comme lui, de voir s’avouer si crûment telle « jubilation ».
***
7Face à l’antiaméricanisme automatique mais non unanime qu’ont suscité les attentats du 11 septembre 2001, les dernières pages du livre (entrepris longtemps avant les attentats) laissent passer une lassitude jusque‑là contenue par l’humour. Les grandes voix de l’antiaméricanisme français ont du talent, mais elles se répètent. Pourquoi un tel ressassement, ad nauseam, depuis plus de deux siècles ? Philippe Roger n’apporte pas de réponse univoque, parle d’« énigme ». Il récuse – trop vite – l’hypothèse d’une concurrence historique des deux nations, que leurs révolutions ont révélées à elles‑mêmes, pour la définition d’un modèle démocratique à imposer au monde sur leur propre exemple. Mais il montre magistralement comment le discours de l’antiaméricanisme en France opère dès les origines le déplacement, vers une Amérique bouc émissaire, de nos peurs, de nos tensions et de nos culpabilités.