Effets de genres
1L’exercice de l’ouvrage collectif est une pratique difficile et ingrate, étant soumis tant aux contraintes d’une circonstance préalable (un colloque, un séminaire) qu’aux impératifs éditoriaux de pertinence, voire de cohérence. L’ouvrage dirigé par Bessière et Philippe annonce par son titre un sujet large mais souvent abordé de façon évasive, celui de la question des genres et du roman. La lecture des textes ne parvient pas complètement à détacher l’ouvrage de cette fréquente et malheureuse approche. Malgré des défauts évidents de l’ensemble en regard de son titre, les textes restent néanmoins riches par leur variété dans les objets étudiés et dans les perspectives empruntées.
2Les deux éléments du titre renvoient à deux sous‑ensembles de textes, les uns se démarquant par leur caractère englobant et la considération de relations entre pratiques génériques, les autres se restreignant au genre romanesque dans ses caractéristiques, dans sa diachronie et ses vicissitudes. C’est du moins la tendance qu’on a tenté de mettre en place, avec un succès mitigé. On se serait attendu à des textes relevant de la poétique — le conflit des poétiques dans la première moitié, celle, singulière, du roman dans la seconde. Toutefois, cette approche ne caractérise qu’une faible part des quinze études proposées. Les textes sur la tragédie lyrique (Guyon‑Lecoq), sur un roman brésilien marquant (de Freitas) ou encore, même si particulièrement minimaliste, un sur la nouvelle allemande (Baudrier), relèvent clairement de démarches poétiques, les mouvances de traits génériques ou la conformité à un horizon d’attente étant au cœur de l’analyse. Parallèlement, d’autres textes sont entièrement fondés sur des questions philosophiques (Dos Santos, sur les rapports entre science et art ; Lecoq, sur l’émergence du singulier au xviiie siècle) ou idéologiques (Bessière, sur la relation entre révolution et littérature). Il se dégage de cet amalgame une conception bien étrange du genre, entendu comme notion théorique ou comme étiquette apposée à une pratique littéraire (ici, celle du roman).
3Plus encore, les textes de cet ouvrage perpétuent le débat entre l’idée traditionnelle du genre — une catégorie fixe, avec des règles prescriptives hors desquelles il y a violation du genre (c’est la convention régulatrice, selon les termes de Jean‑Marie Schaeffer (1989)) — et une conception plus souple, plus indicative que directive (la généricité des textes est alors établie par modulation hypertextuelle, dans une tradition littéraire, ou par analogie, où le lecteur repère des ressemblances non causalement déterminées). La première conception du genre, moins marquée aujourd’hui qu’elle ne l’a déjà été par le passé, persiste toutefois de façon justifiée, pour rendre compte de genres pratiqués de la Renaissance jusqu’au début du xixe siècle, mais également de façon pernicieuse lorsqu’elle s’institue en norme immuable. Andrée‑Jeanne Baudrier appuie sa démonstration sur un examen de la concordance de la nouvelle allemande contemporaine avec une poétique nouvellière déterminée dans l’absolu. Grazyna Starak, caractérisant le théâtre d’avant‑garde par la dissolution des genres qu’il opère, sous‑entend que ceux‑ci sont fortement établis et non « décomposables » : le théâtre ne semble ainsi pouvoir adapter des catégories génériques — en réalité, leurs paramètres, leurs traits — qu’au détriment des genres mêmes, ceux‑ci ne résistant pas à des déplacements ou à des substitutions. Ce refus d’une conception souple des genres s’accompagne de leur rejet, parallèlement à un rejet de la littérature (par le décentrement du texte et la valorisation d’une « théâtralité pure »). Indirectement, la même conception rigide du genre oriente la réflexion de Alckmar Luiz Dos Santos sur le rapport entre science et art, ces catégories définies de façon absolue étant entendues dans leur exclusion mutuelle.
4Une telle imperméabilité des catégories rend difficilement compte des mouvances sur lesquelles se fondent en réalité les logiques génériques, même dans le cadre de poétiques prescriptives comme au xviie siècle. S’il faut aborder la question des genres historiquement, c’est davantage dans les déplacements, dans les chevauchements, voire dans les tensions que les œuvres imposent aux balises génériques qu’il faut chercher la matière d’une problématique des genres. Une telle perspective centrée sur les possibilités génériques traverse les textes les plus stimulants de ce collectif. Bruno Clément illustre le dialogue très actif entre l’œuvre beckettienne et les pratiques génériques, notamment par l’exploration des noms de genres. Beckett, brouillant le dispositif générique, travaille en réalité à une poétique générale de son œuvre — on associe clairement une « pensée générique » à Beckett, laquelle est tissée de paramètres tant littéraires (thématiques, modaux, formels) que philosophiques (mouvement, repos, Logos, Même, Autre). C’est ce même mélange des genres que met en évidence Madeleine Borgomano chez Duras, Sarraute et Le Clézio. Leurs productions, perçues de l’extérieur, manifestent bien une « valse‑hésitation » caractéristique de la production contemporaine, le rapport avec les genres étant à la fois marqué par une attirance à l’endroit des catégories instituées, des catégories‑refuges sécurisantes, et par un « travail de sape » venant de l’intérieur (pensons à l’esthétique du mixte, tant dans les mentions génériques que dans le texte, sous‑tendant la production de Le Clézio). Ces études, même si elles sont ancrées sur des cas très précis, ouvrent la réflexion sur le genre à des horizons plus larges : traversée nouvelle de la production d’un écrivain par sa relation tensive avec le genre ; reconsidération d’un éclatement apparent à partir de l’idée d’une poétique générale/générique ; questionnement sur la permanence d’une appartenance générique (comme dans ces intéressantes « œuvres migrantes » étudiées par Aline Mura‑Brunel, à mi‑chemin entre la transfictionnalité et l’intermédialité).
5Une même polarisation s’observe dans les articles portant sur la pratique romanesque. Certains partent d’une conception figée du roman — ou au contraire trop peu spécifique, le roman étant le lieu de tous les possibles —, avec pour résultats des études plutôt rapides (Husson‑Casta sur le roman policier, Baudrier sur la nouvelle ; Mroziwicki sur la recherche romanesque chez Butor). La saisie de la pratique romanesque dans son historicité et dans sa porosité seule conduit à des avancées stimulantes. Exploration des marges du romanesque (Psyché de La Fontaine, « miroir reflétant la fabrique du roman », étudié par Genétiot), déplacement des fonctions et moyens du roman (voir l’étude de Marot sur le premier romantisme, où le roman s’ouvre sur sa propre écriture, où les conditions de possibilité du narratif sont interrogées) : c’est le roman dans ses diverses formes, dans ses différents investissements qui se révèle ainsi. Placé au confluent de pratiques et de généalogies distinctes, le genre romanesque tangue entre des « règles » historiquement marquées et des avenues éparses empruntées par les écrivains. La section et l’ouvrage se ferment sur cette idée même de possibilité, convoquée efficacement par Jacqueline Lévi‑Valensi pour mettre à l’épreuve les conditions d’un « dire » chez Camus, conditions fixées tant par certaines options narratologiques que par l’approche philosophique de l’écrivain dans ses romans.
6L’ouvrage entier est traversé par la dichotomie entre des perspectives ouvertes sur les pratiques génériques et des conceptions plus traditionnelles, plus figées des genres. Le roman peut y être dépeint comme le lieu de toutes les expérimentations, de toutes les possibilités (synchroniquement parlant), autant que constituer aujourd’hui une révolution par rapport à une pratique instituée au xixe siècle. Cette cohabitation de perspectives, combinée au caractère hétéroclite des approches méthodologiques et des objets, tend à offrir un panorama très englobant (mais peu spécifique) des questions génériques impliquées dans la production littéraire (variété à laquelle s’ajoute celle de la profondeur d’analyse des études : la plupart comptant entre dix et vingt pages, on s’étonne de voir cohabiter une étude de cinq pages et une autre de quarante — celle de Guyon‑Lecoq, qui aurait mérité de paraître ailleurs que dans un collectif étant donné sa richesse). Ce collectif, prétendant interroger les circonstances de la problématisation des genres (Préface), convoque toutefois cette question globale du genre pour justifier le caractère hétéroclite des interventions : le manque de cohésion de l’ensemble fait perdre aux textes spécifiquement consacrés à des réflexion génériques leur élan initial, celui suscité par le conflit des genres. Ce conflit constitue certainement une voie naturelle pour interroger la production littéraire dans son éclatement (les ouvrages de Dambre et Gosselin‑Noat (1998) et Dion, Fortier et Haghebaert (2001) illustrent, avec succès, une telle démarche). Toutefois, l’exercice reste difficile, étant donné justement cet éclatement des pratiques et celui, parfois bénéfique parfois déboussolant, des approches.