Oublis de Casanova
1Parmi les « casanovistes » on trouve depuis toujours des chercheurs et auteurs qui ne sont pas universitaires et (ou) littéraires : la nouveauté du regard qu’un neurobiologiste comme Jean‑Didier Vincent a pu jeter sur Casanova (qu’il appelle son « rat préféré ») ou la façon dont un économiste et historien comme Helmut Watzlawick a su examiner le célèbre aventurier‑intellectuel sont venus renouveler, comme on le sait peut‑être, les études casanoviennes. Tel n’est pas exactement le cas de l’ouvrage de Corinne Maier : psychanalyste de formation et issue de l’Institut des Sciences Politiques, selon la note biographique fournie par l’éditeur, elle ignore superbement tout ce qui a été dit avant elle sur Casanova et le désir. Notamment et surtout le livre de Lydia Flem (Casanova ou l’exercice du bonheur, Le Seuil, 1995) et celui de Francois Roustang (Le Bal masqué de Giacomo Casanova, Minuit, coll. Critique, 1984), deux auteurs qui traitent exactement la même problématique dans la même optique !
2Comment interpréter dans ce contexte une référence partielle à Francois Roustang (son intervention au colloque de Cerisy autour de René Girard, publiée dans Violence et Vérité chez Grasset, en 1985) ? Pourquoi citer Roustang a propos de Proust et de Girard, d’ailleurs pour avancer un lieu commun maintes fois formulé a propos de Rousseau et d’autres mémorialistes, (p. 116 : « le cristal brillanté en facettes » comme forme des Mémoires), sans mentionner le bel essai du même auteur sur Le Bal masqué de Casanova ?
3Je ne cite que les deux plus grandes lacunes de la bibliographie inexistante d’un livre qui affiche son orientation psychanalytique et qui passe sous silence toutes les excellentes analyses antérieures qui affichent la même ambition. Il n’est pas fait davantage mention d’une synthèse magistrale parue en 1998 aux éditions Honoré Champion et due à Marie‑Françoise Luna, grande spécialiste des mémoires du xviiie siècle, portant le titre de Casanova mémorialiste, livre admirable qui posait déjà tous les problèmes abordés par notre auteur. Le merveilleux livre de Chantal Thomas sur Casanova, Casanova. Un voyage libertin (Denoël, 1985) est enveloppé dans le même « oubli ». Ce qui n’empêche nullement Corinne Maier de placer par ailleurs son essai sous le patronage de quelques grands noms qui passent pour des autorités reconnues – Roland Barthes, Georges Poulet, puis Freud, Lacan, ou Bakthine.
4Le compte rendu de l’ouvrage pourrait donc se borner à un relevé des différents emprunts : qu’il nous suffise de renvoyer nos lecteurs aux ouvrages sus‑cités. Mais on a en outre à déplorer une série d’erreurs, si bien qu’il nous faut encore recommander la prudence aux lecteurs candides (ou peu versés dans le casanovisme).
5Quelques exemples : p. 8, notre auteur affirme que Casanova « n’est cité dans aucun manuel de littérature ». On ne demande pas à Corinne Maier de connaître tous les manuels du monde, mais au moins les manuels français les plus récents qui qualifient l’aventurier‑mémorialiste d’auteur majeur : en témoigne notamment le Robert de la littérature française, publié sous la dir. de Philippe Hamon. L’article Casanova est tout aussi élogieux que compétent et donne une bibliographie de base très bien choisie !
6Que dire encore d’une affirmation comme : « Son livre est Casanova, présent non seulement sous les aspects du libertin et des personnages qu’il met en scène, mais encore et surtout comme structure » (p. 8‑9.). On pourrait citer ici presque toutes les études écrites sur ce sujet, en mettant l’accent sur la magistrale Introduction de René Démoris (GF‑Flammarion, 1977, p. I‑XLIV) pour rappeler simplement que Casanova n’est pas un véritable libertin, ou que son « libertinage » diffère grandement de ce qu’on entend généralement sous ce terme (v. Chantal Thomas, Marie‑Françoise Luna, etc.) ; que l’équation entre l’auteur et son livre est une simplification grossière, bien qu’il y ait des liens entre les deux, un peu plus complexes que la formule avancée dans le livre ; que la structure apparemment décousue des Mémoires obéit a des règles esthétiques très strictes, très bien définies par maints casanovistes ; que Casanova n’était pas un génie instinctif, mais un écrivain conscient des lois de la production littéraire, bien qu’il occulte ce gros travail dans le texte pour des raisons très précises (v. encore l’étude claire et éclairante de R. Démoris à ce sujet).
7Il est facile de voir que cette annotation critique dépasserait de loin les cadres d’un bref compte rendu ; je m’en tiendrai donc à la description des sujets exposés par C. Maier, en ajoutant une fois de plus qu’aucun des problèmes soulevés n’est nouveau, et la démarche pas davantage novatrice. Bien au contraire, il faut se garder de croire que les affirmations avancées avec une certitude absolue sont valables, qu’il s’agisse du « déchet magnifique » (Chap. I, prétendant que Casanova était un grand parasite !) ou du « défi à la loi » (chap. II identifiant sans aucun fondement un tricheur habile qui contourne sournoisement tous les tabous à une sorte de révolté qui aurait affronté ouvertement les lois !) ou du croisé de la jouissance (chap. III) ou encore de « l’écriture comme destination » (chap. IV). Remarquons en passant que le chapitre IV contredit totalement le premier esquissant le profil d’un Casanova parasite inconscient des règles de la littérature), mais puisque Maier est tombé candidement dans tous les pièges tendus par Casanova dans l’Histoire de ma vie, pourquoi ne tomberait‑elle pas finalement dans ses propres pièges ?
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8On restera donc circonspect et perplexe : C. Maier pense‑t‑elle vraiment tout inventer sur Casanova ? Ou a‑t‑elle d’autres motifs de ne rien lire sur Casanova avant d’entrer dans les Mémoires pour en écrire ? Voilà en définitive la seule question véritable que la lecture de son livre suscite.