« Ce Port-Royal est une thébaïde »
1Toute thébaïde moderne se donne à la fois comme lieu de retraite favorable à un méditatif repos et comme lieu d’un art aussi bien exalté pour sa puissance de suggestion que caché pour sa force de singularisation. Souvenons‑nous du fameux roman de Huysmans dans lequel Des Esseintes finit par regarder ses plus grandes œuvres à la dérobée pour que l’œil d’un fort hypothétique vulgaire ne l’entache pas de sa ridicule et béate admiration. Le monastère de Port-Royal au xviie siècle peut apparaître comme la parfaite réalisation d’une thébaïde en laquelle se pose la question de l’esthétique ou, plus justement, des esthétiques. Éva Martin relève le défi de montrer qu’il n’y a en vérité nul paradoxe à articuler le jansénisme — qui bien souvent condamne l’art comme divertissement, mensonge, vanité et luxe — et le beau — qui généralement ne possède pas la sécheresse ou l’ascétisme que l’on pense toujours trouver dans la vallée de Chevreuse — dès lors que sont distingués art janséniste et esthétique port‑royaliste. On peut non seulement refuser l’ostentation et aimer la beauté mais encore reconnaître qu’une abbaye a besoin d’images — en nombre peut‑être limité mais selon une présence soigneusement organisée — dans la mesure où la sainteté est aussi un témoignage social (chapitre, réfectoire, chœur et avant‑chœur). Philippe de Champaigne, en raison de l’influence qu’exerça sur lui l’esprit de l’abbaye, apparaît comme un génie d’atticisme et de mysticisme (son « ex-voto » de 1662 efface notamment la représentation visible du surnaturel pour représenter à l’impossible le miracle). Afin de donner à voir cette poétique de thébaïde, l’auteur interroge tout l’environnement de la communauté des sœurs — histoire, architecture, paysage, vêtement, musique —, en s’enracinant dans la matérialité même du lieu — une abbatiale amputée de son transept sud et écrasée par un nécessaire relèvement du niveau du sol mais respectant la décence tridentine et observant le dépouillement cistercien —pour présenter originalement une esthétique de la laideur qui participe d’une éthique du beau.
Le paradoxe de Port-Royal
2La réforme d’Angélique contient des paradoxes qui irriguent les esthétiques port‑royalistes : choix d’une vallée isolée (désert cistercien) mais aussi transfert à Paris (ville éclatante) ; désir de retour à une vie médiévale (ascétisme originel et incertitude du salut — Bernard) mais aussi volonté de participation à la réforme catholique (culte eucharistique et possibilité du miracle — Bérulle) ; simplicité élevée mais aussi sublime tamisé (coïncidence des opposés). Ayant une haute idée de la beauté, Angélique peut éprouver un mépris méritant pour tout ce qui est beau. En témoigne l’apparente opposition existant entre la beauté déformée des grotesques sculptées du chœur de 1556 — dont les étranges dessins taillés dans le chêne des stalles produisaient une impression merveilleuse au cœur même d’une maison cistercienne censée haïr ce genre de marques clunisiennes — et les murs clairs du cadre rehaussés de simples vitraux en grisaille — avec des fenêtres sans moulure ornementale si ce n’est une rosace de simples vitres au‑dessus de leur pignon pour que la simplicité de la lumière dise celle de la vie. Et si le plancher de l’église a été surélevé en 1651 pour parer à l’humidité de la vallée, c’est sans cause aucune que l’abbesse a mortifié le regard de tous en choisissant sciemment de nouvelles fenêtres aux formes inélégantes et sans harmonie avec le lieu. Mais plutôt que de conclure à une esthétique paradoxale, Éva Martin nous propose de penser là un paradoxe donnant naissance à une esthétique spéciale. Il y avait du reste partout des portraits de la Sainte Vierge, des saints, de Saint‑Cyran et de la Mère Angélique elle‑même.
L’écriture de Port-Royal
3L’œuvre poétique de Racine témoigne d’une esthétique bien différente de celle de l’église rénovée en 1652, car elle stylise les jardins de l’abbaye, comme en récréation, et non en réaction, à l’austérité de la pensée du lieu. Robert Arnauld d’Andilly était un grand horticulteur, en cette noble lignée du Grand Condé qui en initia la mode, et la bucolique était un genre fort prisé dans les études à Port‑Royal, avec Virgile, Horace, Ronsard ou Saint‑Amant. Mais Racine exprime de simples choses en style sublime, de façon à retrouver, sans en avoir jamais l’air, la tension féconde que manifestait déjà l’architecture : « Mais quelle assez vive peinture / Suffit pour tracer dignement / Tout le pompeux ameublement / Dont vous a parés la nature ? / Vous ne présentez à nos yeux / Que les fruits les plus précieux / Qu’ait cultivés Pomone ». Les allitérations soulignent des thèmes qui choqueraient la pensée bernardine, mais l’intertextualité leur offre pourtant un cadre rigoureux. Loin du sermo humilis qui chez Augustin convient au christianisme, Racine use ici du sermo sublimis pour parer un lieu qui, par essence, demeure humble — il y a donc bien stratégie littéraire et non mystification auctoriale. Mme de Sévigné en parle aussi en ce sens : « je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avais tant ouï parler : c’est un vallon affreux, tout propre à faire son salut ». Le paradoxe demeure et se révèle à nouveau moins comme fruit d’une esthétique que comme enjeu esthétique. On ne peut que souscrire à ces analyses transversales témoignant de la richesse de l’ouvrage et pensant l’esthétique par l’architecture, la peinture, l’écriture, l’habillement, la dévotion.
La tension de Port-Royal
4S’il y a là esthétique authentique, il y a là aussi esthétique en débat. Zamet veut des habits augustes (belle serge blanche, grands manteaux traînants, scapulaire rouge de bel écarlate) et des formes extraordinaires de vénération exhaussant le miracle (pour un contre-réformateur, Dieu peut être influencé en ses choix lorsque ces derniers servent à l’édification). Angélique veut des vêtements rudes (sans couleur, sans forme, en sac grattant la peau) et une oraison dépouillée où la religieuse ne jouera pas à la sibylle (pour un augustinien, Dieu choisit lui‑même toute grâce selon des voies cachées). Se présentent ici deux conceptions de la même réalité, le sublime, lorsque l’admiration ne s’oriente pas vers le même objet mais demeure la même passion. Volonté de démonstration avec un peu d’exaltation et volonté d’enfouissement avec un peu de ressentiment sont comme les deux faces d’une même volonté de monstration de la foi. La modernité de Port‑Royal est là : demander un miracle est sans doute puéril (Angélique) mais est aussi très humain (Zamet) — et si Angélique considère insensées les pratiques de Zamet, elle accepte sans discussion les miracles attribués à Saint‑Cyran comme des preuves de la relation privilégiée de l’abbaye avec Dieu. Pour aider le lecteur à se situer, Éva Martin apporte en son ouvrage de fort utiles rappels de spiritualité classique, comme la tradition de Marie‑Madeleine, l’histoire de Cîteaux ou la conception du pouvoir abbatial en christianisme.
La peinture de Port-Royal
5L’admiration est principalement portée par la peinture. On apprend que la Coupe d’abricots de Louise Moillon traite en fait de la contemplation de l’eucharistie et qu’une simple nature morte évoque ce qu’il y a de plus vivant. Les pages consacrées au Dessert de gaufrettes de Lubin Baugin, toile évoquant le mieux l’art janséniste pour Pascal Quignard, donnent envie de se plonger dans l’histoire des arts. La scène se caractérise par « cet instinct musical des accords plastiques, cette sobriété extrême, ce raffinement silencieux » qui hausse Baugin au rang de génie (Sterling) : les objets y sont projetés vers le spectateur, « le plat rond sur lequel les gaufrettes sont posées s’avance comme une patène consacrée exposant les formes rondes des hosties », « le bord octogonal du gobelet semble pousser le vin vers l’extérieur du tableau, tout en reflétant la lumière venue d’une fenêtre que nous ne voyons pas », « la carafe couverte de paille est fermée à la cire, suggérant ainsi un contenu que l’on peut deviner mais invisible » ; le rouge‑rubis du vin contraste avec l’ocre‑beige des gaufrettes et de la paille comme avec le bleu‑ciel de la nappe (p. 481). Bien d’autres analyses picturales sont fascinantes, consacrées à Philippe de Champaigne, au genre de la vanité, ou encore à la réception du pseudo‑Longin. Tous les tableaux sont reproduits à la fin de chaque chapitre, avec illustrations et planches, pour nous offrir une iconographie didactique de grande qualité.
6Les rappels de contexte peuvent certes paraître assez longs, et presque trop historiques parfois, au point que l’on risque de perdre le sujet de vue en certains endroits ; mais l’on ne peut qu’apprécier la grande érudition de l’ouvrage qui nous mène d’un pas sûr à travers les esthétiques de Port‑Royal pour nous révéler leur intime harmonie.