Théorie et pratique de la littérature : l’écriture d’invention
1On sait qu’une discipline comme le français est particulièrement travaillée, de l’intérieur comme de l’extérieur, par des finalités culturelles et des enjeux axiologiques dont l’existence se signale par les crispations idéologiques que suscite toute réforme le concernant. À cet égard, le n° 135 de la revue du Débat (juin 2005), est exemplaire en certaines de ses contributions : dans ce véritable brûlot éditorial, on trouvera, entre autres « hénaurmités » (Flaubert dixit) l’idée que les nouveaux programmes, sont orientés par « un socialisme décomposé qui semble ici tenir lieu de pensée », qu’on « n’enseigne plus la littérature », sacrifiée qu’elle est au profit de « la communication » et que les écrits d’invention « ouvrent la route à une épidémie de contresens, de dégradations et de débilités, non compensés par l’émergence de quelques talents rares ». Si de tels propos font sourire, c’est finalement moins pour leur caractère outrancier que pour l’ignorance de leurs auteurs en matière d’enseignement du français. Ignorance des recherches actuelles, comme l’atteste l’absence de toute mention tant aux 256 pages du numéro que Pratiques a consacré aux nouveaux programmes des lycées (n° 107-108, 2000) qu’aux numéros spéciaux de revues portant sur l’écriture d’invention ou la réécriture (voir, dans l’actualité éditoriale, respectivement le n° 144 du Français Aujourd’hui (« Réécritures »), le numéro 39 de Recherches (« Écriture d’invention ») et le numéro 57 d’Enjeux (« Littérature et écriture d’invention »). Ignorance aussi de l’histoire de la discipline, en dépit des thèses et des articles portant sur le sujet : on citera par exemple les travaux de M. Jey (1998), qui a analysé la crise engendrée, à la charnière du XIXe et du XXe siècles, par l’institutionnalisation de l’enseignement de la littérature et de la dissertation en lieu et place de la rhétorique et des compositions de discours. On s’apercevra que les arguments utilisés par les partisans des exercices d’invention d’alors contre la dissertation (cette dernière est évaluée comme étant hors de portée des élèves ou comme le refuge de tous les lieux communs) sont les mêmes que ceux qu’utilisent aujourd’hui les défenseurs de la dissertation contre l’invention : preuve qu’il s’agit moins d’un débat épistémologique que l’indice d’une posture de domination culturelle…
2Inversement, comprendre et analyser un objet d’enseignement comme l’écriture d’invention exige une approche théorique (qui s’abstienne des préjugés) et pratique (qui ne dénie pas la réalité des classes), visant à rendre compte des problèmes institutionnels, didactiques et pédagogiques qu’engendre son introduction dans des programmes. C’est évidemment dans une telle optique que s’inscrivent les articles qui composent ce numéro, dont l’objectif n’est pas de défendre l’écriture d’invention mais de l’interroger.
3Les questions institutionnelles ouvrent le numéro : on sait, comme l’a montré A. Chervel (1988), que les innovations en matière de discipline scolaire (contenus, méthodes, exercices...) sont d’autant mieux acceptées et partagées par la communauté enseignante que la pratique nouvelle ne bouleverse pas trop profondément l’architecture de la discipline et les usages professionnels dominants, qu’elle est précisément définie, a fait l’objet d’une concertation, s’accompagne d’un plan de formation et s’appuie sur des moyens d’enseignement. En ce sens, l’introduction de l’écriture d’invention au niveau du lycée ne remplit pas vraiment ce cahier des charges. C’est ce qui ressort des articles de Y. Reuter (« L’écriture d’invention : réflexions didactiques sur une réforme en cours », de B. Daunay (« Les ambiguïtés des textes officiels sur l’écriture d’invention ») et de N. Denizot (« L’écriture d’invention au lycée : écriture des genres ou nouveau genre scolaire ? »)
4Y. Reuter montre que l’écriture d’invention, que se soit dans la nature ou dans les modalités des productions possibles, est surdéterminée par la conception même ( en termes de finalités et d’objectifs) de l’enseignement du français au lycée : hiérarchisation et non pas articulation entre collèges et lycées ; privilège accordé à la lecture des textes au détriment de l’apprentissage de l’écriture ; valorisation de l’argumentation au dépend de l’imagination et suprématie subséquente des exercices de glose...Il regrette, ce faisant, l’insuffisante réflexion dans les textes officiels sur les formes d’écrits sapientiels liés à l’appropriation et à la restitution des savoirs, au-delà de la seule discipline français.
5B. Daunay procède à une lecture minutieuse des différentes versions des textes officiels au terme de laquelle il met en relief un certain nombre de traits significatifs : d’une part, la place accordée à l’écriture d’invention, d’une version des programmes à l’autre, s’amenuise au profit de la lecture, respectant, ce faisant ,la tradition de l’enseignement du français au lycée ; d’autre part, la définition de l’écriture d’invention est problématique dans les programmes qui ont bien du mal à la circonscrire, notamment dans la détermination du mode de rapport ( hypertextuel ou métatextuel) aux textes sources sur lesquels les écrits d’invention sont censés s’appuyer.
6N. Denizot confirme qu’en l’absence d’une définition initiale rigoureuse de l’écriture d’invention, ce sont finalement les sujets donnés au baccalauréat qui en précisent les contours.Elle montre que contrairement aux genres scolaires traditionnels que sont, par exemple, le commentaire et la dissertation — même si ceux -ci n’ont pas cessé d’évoluer depuis qu’ils ont été institués — l’écriture d’invention ne se définit que par la seule propriété d’être un genre non-scolaire (lettre manifeste, article critique de presse...).On imagine l’artificialité des écrits produits, dans ces conditions, par les élèves, alors qu’il est possible, comme le montrent certains articles du numéro, de penser l’écriture d’invention sous la forme d’un genre scolaire et de préciser ce qui en fait la spécificité en terme de position énonciative, de contenu thématique et de forme d’écrit.
7Afin de mieux comprendre, au-delà de cette dimension institutionnelle, ce qui fait obstacle à la généralisation de l’écriture d’invention, le numéro se poursuit par deux articles, respectivement de J.-A. Huynh (« Écriture d’invention, représentations et effets didactiques » ») et de F. Le Goff (« L’écriture d’invention au lycée : ce que disent les professeurs ») qui livrent les résultats d’enquêtes auprès des professeurs, réalisées au moment de l’introduction de l’écriture d’invention dans les programmes et cinq années après.Il apparaît que les élèves manifestent un véritable intérêt pour les écrits d’invention et que les dispositifs d’échanges et de socialisation qui leurs sont associés suscitent un rapport actif à l’écriture et rejaillissent sur l'appétence des élèves à lire les textes littéraires.Il ressort aussi de ces enquêtes , comme le confirme Y. Maubant (« Ambiguïtés de l’écriture d’invention au lycée : un champ non stabilisé »), que la mise en œuvre de l’écriture d’invention révèle un certain nombre de difficultés : tensions entre le volume horaire alloué au français et le temps que nécessite un véritable apprentissage continué de l’écriture ; entre le nombre d’élèves par classe et une certaine individualisation pédagogique qu’implique l’acquisition du savoir écrire ; entre la place accordée à la lecture littéraire au détriment de la maîtrise, en production comme en réception, des écrits à l’aide desquels s’élaborent et se restituent les savoirs ; écarts entre l’écriture d’invention en cours d’année et la forme caricaturale qu’elle prend à l’examen ; entre les réels problèmes de langue de nombreux élèves et les critères stylistiques attendus par les enseignants (élégance, finesse, originalité...) ; problèmes liés à la formulation des consignes d’écriture et aux critères d’évaluation des écrits... Autant de preuves qu’il serait temps, comme le démontrent B. Daunay et Y. Reuter, de repenser en profondeur la configuration de la discipline français au lycée, mais aussi la formation universitaire des futurs professeurs de français dont on sait depuis longtemps (voir, par exemple, A. Petitjean, 1991) que leur curriculum initial se caractérise par un « encyclopédisme monodisciplinaire incontrôlé » bien peu rentable si l’on en juge par les enquêtes sur les pratiques culturelles et totalement inadapté aux besoins langagiers (en lecture comme en écriture) de la majorité des élèves.
8Avec l’article d’A.Petitjean (« Écriture d’invention au lycée et acquisition de savoir et de savoir-faire »), il s’agit de proposer une problématisation de l’écriture d’invention au niveau du lycée. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur les trois objectifs que les programmes et les documents d’accompagnement allouent à l’écriture d’invention, à savoir : s’approprier les connaissances et les savoirs enseignés en matière de littérature et les restituer; exercer les facultés créatives des élèves ; continuer de développer leur compétence scripturale. Chacun de ces objectifs fait l’objet d’une réflexion (nature des textes à produire, statut de la posture scripturale, types d’activités et d’exercices...) et se trouve illustré par des travaux d’élèves.
9Qu’il faille continuer au lycée l’apprentissage de l’écriture et qu’il importe, pour ce faire, de mettre en place des dispositifs d’enseignement/apprentissage adéquats, qui ne répètent pas mais prolongent le collège, les deux articles d’A.-M. Tauveron le montrent plus particulièrement.
10Dans le premier (« Le commentaire justificatif après l’écriture d’invention »), l’auteur démontre, textes d’élèves à l’appui, combien le fait de demander aux élèves un commentaire justificatif après qu’ils aient écrit les oblige à se relire et, avec l’aide de l’enseignant, à prendre du recul par rapport à leur production. Retour réflexif sur soi qui, loin d’être narcissique et complaisant, contribue à améliorer leurs productions scripturales. Dans le second article (« Accompagner l’écriture d’invention en classe »), l’auteur apporte une nouvelle preuve que savoir écrire peut faire l’objet d’un apprentissage à condition que l’enseignant sache — mais a-t-il été formé pour le faire ? — aider les élèves à comprendre leurs difficultés d’écriture et à les résoudre.
11Ce qui implique, comme le proposent aussi A. Petitjean ou F. Le Goff, de confronter les élèves à des problèmes d’écriture, de pratiquer la réécriture, d’effectuer des étayages sous la forme d’une décomposition/recomposition des tâches scripturales, de développer des attitudes méta-cognitives et des contrôles méta-scripturaux... sans perdre de vue, pour autant, les apprentissages incidents que procurent la lecture, la pratique même de l’écriture et les échanges verbaux dans la classe. Ce qui nécessite aussi – et M.-C. Penloup (« De l’incidence de l’écriture d’invention sur le statut de l’écriture des élèves ») argumente en ce sens – la prise en compte, de façon globale mais aussi par des dispositifs didactiques spécifiques, des « écriture ordinaires » des lycéens et, plus généralement, des scripteurs non-experts.
12Une partie substantielle du numéro est consacrée à des genres spécifiques ou à des écritures particulières.C’est le cas de l’article de M.-C. Penloup à propos de l’écriture autobiographique, de l’article de F. Le Goff (« Réécriture et écriture d’invention : l’exemple de la fable ») pour un travail sur la fable ou de C. Bisenius-Penin («Ecriture d’invention au lycée et écriture à contraintes ») pour les écrits oulipiens. On retiendra de ces articles, outre leur intérêt d’un point de vue générique, qu’il est plus utile pour les élèves, tant d’un point de vue cognitif que culturel, que l’enseignant examine les textes littéraires scolarisés — ils relèvent pour l’essentiel de la fiction —, comme des activité de résolution de problèmes d’écriture et cesse, de ce fait, de les instrumentaliser au profit d’un psychologisme rudimentaire ou d’un civisme de bon aloi.
13On l’aura compris, le numéro porte essentiellement sur l’écriture d’invention au niveau du lycée : c’est là que se joue la « nouveauté » —toute relative, comme l’attestent les recherches sur l’histoire de l’enseignement du français — de cet objet d’enseignement, dont N. Denizot montre qu’il est en train de se constituer, en genre scolaire. Afin d’en préciser les contours, à ce niveau du cursus, il n’est pas inutile de le comparer contrastivement aux formes qui sont les siennes au collège ou au primaire C’est pourquoi il était nécessaire dans ce numéro de Pratiques d’interroger l’écriture d’invention dans les niveaux d’enseignement précédents le lycée. C’est ainsi que F. Calame-Gippet (« Découvrir l’activité métalinguistique avec l’écriture d’invention : quelles tâches ? quels dispositifs ? ») revient sur la question de l’articulation entre apprentissage métalinguistique et pratique de l’écriture à l’école et au collège — question traditionnelle de l’enseignement du français à ces niveaux –, en l’interrogeant à nouveaux frais au moyen d’une typologie des possibilités offertes par l’écriture d’invention. S. Suffys (« En inventant, en écrivant au collège »), quant à elle, s’arrête sur les pratiques traditionnelles d’écriture au collège. Elle montre qu’il est possible d’échapper au formalisme des devoirs imposés et que , sous certaines conditions, les écrits d’invention peuvent permettre aux élèves à la fois d’accéder à une meilleure maîtrise de la langue et de développer leur faculté de réflexion. Enfin, pour mesurer les liens et les écarts entre le « nouvel » objet que serait l’écriture d’invention et la tradition de l’écriture scolaire, M.-F. Bishop («Texte libre et écriture d’invention, quel rapport ? ») interroge les relations entre l’écriture d’invention et la pratique du texte libre, en montrant qu’elles impliquent des logiques fort différentes.
14 On sait que la composition française ou dissertation, officialisée en 1880 contre le discours latin, a mis une quinzaine d’années avant de s’imposer. Souhaitons qu’il en n’ira pas de même pour l’écriture d’invention !